Déconfiner la lecture

 

 

 

 

Dieu sait qu’à Intercripol, nous aimons les chambres closes – promesses de mystères insolubles et d’épineux casse-tête ; mais, depuis qu’un virus de sinistre mémoire a confiné l’ensemble de l’humanité, et nous a enfermé(e)s, chacun(e), dans nos chambres closes respectives, avec un espoir toujours différé de pouvoir véritablement en sortir, le concept nous apparaît soudain beaucoup moins enthousiasmant. 

 

 

Il est étrange de penser que, dans les circonstances actuelles, l’intrigue d’Ils étaient dix (l’ancien titre étant désormais, comme les personnages du roman, porté également disparu), qui faisaient l’objet de notre grand dossier collectif de l’an dernier, n’aurait même pas pu, pour cause de fermeture des frontières et de limitation drastique des interactions sociales, avoir lieu.

 

Mais il en faut beaucoup plus pour décourager nos valeureux agents. Ils et elles ont, cette année plus encore que les précédentes, suivi les traces de tous ces détectives de fiction, du Chevalier Dupin à Nero Wolfe, qui n’ont guère besoin de sortir de chez eux pour résoudre les affaires qu’on leur confie. Et, comme tout bon assassin de chambre close qui se respecte, ils et elles ont donc trouvé le moyen de ne pas rester bloqué(e)s entre leurs quatre murs, et de pallier l’impossibilité de voyager physiquement en ouvrant de nouveaux horizons dans leurs œuvres préférées.   

 

Pour cause de pandémie, et notamment faute d’avoir pu organiser à temps la journée d’études prévue à la BiLiPo sur Georges Perec et le polar, notre numéro 002, regroupant les investigations menées dans notre laboratoire durant l’année 2020, annoncé pour la fin du mois de janvier, paraît passablement en retard. Tout le Policburo vous présente ses excuses pour ce délai, et espère néanmoins que la richesse du sommaire vous consolera de l’attente imposée par les circonstances.

 

Nous pourrions néanmoins arguer que nous avons, à dessein, attendu la première semaine de mars pour en finaliser la parution, en hommage à celui dont notre grand dossier de contre-enquête collective vous prouvera qu’il était sensible à ce genre d’attention mathématique : à mi-chemin entre le 3 mars, anniversaire de sa mort, et le 7 mars, celui de sa naissance, se glissent les chiffres de son dernier roman inachevé : 05/03.  

 

5e jour du 3e mois, 5 et 3 comme « 53 jours », roman policier vertigineux, objet limite susceptible, comme le montre Maxime Decout dans sa contribution au dossier, d’interroger les limites de la critique policière, dans lequel se sont engouffré(e)s nos enquêteurs et enquêtrices – jusqu’à spéculer, à partir du livre, sur des crimes réels, et se demander si le mystère au cœur du roman n’est pas la disparition de l’auteur lui-même. 

 

En effet, c’est sept ans après sa mort que Georges Perec a encore frappé en publiant un ultime roman, inachevé, « 53 jours ». Ce texte, apparemment établi par deux Oulipens, Harry Mathews et Jacques Roubaud, raconte une vertigineuse histoire d’enlèvement où l’enquête est menée à partir de manuscrits et d’œuvres. Les mises en abyme prolifèrent à tel point que les frontières entre le réel et la fiction explosent. Les solutions se multiplient jusqu’à incriminer un certain GP et son œuvre… Peut-on toutefois se fier à ce dénouement qui nous signale à quel point l’auteur et ses fictions nous bernent ? Est-il même assuré que le texte soit bien de la main de Perec ? Autant de doutes qui poussent le lecteur à être, plus que jamais, un enquêteur. C’est pour toutes ces raisons, et d’autres encore, que le dossier « 53 jours » est apparu comme l’un des plus urgents à explorer pour Intercripol. La particularité du texte est en effet, en raison de ses infinis jeux de miroir et de son abondante métatextualité, de ne pas cantonner le soupçon à l’intrigue mais de l’étendre jusqu’au texte lui-même et plus largement à la littérature. Impossible, dans ces conditions, de recourir aux méthodes éprouvées de la contre-enquête littéraire. L’inspecteur est contraint de repenser les méthodes, les conditions et les enjeux de son investigation. Et ce d’autant mieux que « 53 jours » est lié à un auteur et un mouvement littéraire, l’Oulipo, où les jeux, les pièges, les faussaires, les mensonges, les espions, les agents doubles et les messages codés n’ont jamais manqué. 

 

Objet d’enquête et de contre-enquête infini, à la fois déceptif et revigorant, « 53 jours » nous a prouvé qu’on pouvait voyager dans une infinité de romans et une infinité de réels éventuels en se plongeant dans un seul livre. Il nous a confirmé que traquer les assassins jusque dans des romans fantômes, c’est certes prendre le risque qu’ils ne soient qu’illusion, mais c’est aussi et surtout se donner la possibilité de repousser les limites de la pensée, et comprendre qu’il reste des zones d’ombre à explorer même dans les textes dont on croit avoir fait le tour. C’est donc se donner la possibilité de ne jamais être enfermé(e), même assigné(e) à résidence, dans le cadre borné de sa chambre close mentale – celui-là même dont Pascal a souligné qu’il était parfaitement insupportable et invivable. 

 

Ce numéro est dès lors placé sous l’égide d’Uri Eisenzweig – qui, au début du premier confinement, nous a offert une retentissante enquête sur l’un des cold case les plus célèbres de la littérature dite fantastique (« La Vénus d’Ille » de Mérimée), en nous enjoignant à « sortir de notre boîte ». Thinking outside the box ; ce pourrait être la deuxième devise d’Intercripol, en plus de celle du chevalier Bayard. Poser le problème différemment, adopter un regard nouveau sur les œuvres, afin d’en démultiplier les possibles herméneutiques. Afin de ne pas enfermer les fictions elles-mêmes dans une unique boîte interprétative. Afin de ne pas s’enfermer soi-même dans des certitudes, même quand la solution définitive est censée avoir été livrée. 

 

Le confinement a ainsi été l’occasion pour Sarah Delale de proposer à ses élèves de lycée de remettre en question à la fois la solution de Sherlock Holmes et celle de Pierre Bayard – et, accessoirement, de réviser, en l’appliquant de façon concrète, tout le programme narratologique prévu par le ministère de l’Éducation nationale. L’enquête de critique policière qu’elle propose ici, débouchant sur une dizaine d’hypothèses élaborées en classe (virtuelle), est donc aussi, à la fois, une enquête de didactique, avec une séquence clé en main sur Le Chien des Baskerville, et une enquête de méta-critique policière, qui réfléchit sur les moyens de développer sa créativité herméneutique et, en tant qu’enseignant(e), de stimuler celle des jeunes détectives en herbe dont on a la charge. 

 

C’est ainsi que, grâce à l’effervescence de nos agents, dont les petites cellules grises ne restent jamais confinées longtemps, ce numéro vous donne l’occasion de vous interroger sur de prétendus suicides ou des morts apparemment naturelles, qui pourraient bien cacher d’authentiques meurtres : avec Caroline Julliot, que la piste Perec a directement menée à Stendhal, dans La Chartreuse de Parme ; avec David Keclard, dans Eugénie Grandet de Balzac ; avec Jessy Neau, au cœur de la fratrie hautement dysfonctionnelle des Brontë, à travers les indices disséminés dans Jane Eyre et dans Les Hauts de Hurlevent  avec Emma Burston, dans une nouvelle d’Henry James, « la vraie chose à faire » ; avec Marie-Nil Chounet, dans Un roi sans divertissement de GionoEt, enfin, si le cœur vous en dit, vous pourrez arpenter avec Fabien Jacquard les docks glauques de New-York, et ses célèbres backrooms Gay-SM, afin de débrouiller l’écheveau des crimes que Steve Burns, alias Al Pacino, n’élucide guère dans ce film maudit qu’est Cruising, de William Friedkin. 

 

A la fin de l’année 2019, au seuil d’une année du rat dont personne ne pouvait encore prévoir qu’elle serait celle d’une nouvelle peste, l’équipe d’Intercripol, suggérant de reprendre l’enquête chez Faulkner, vous souhaitait l’illumination ; étant donné les circonstances, nous ne pouvons que souhaiter aujourd’hui de vous frayer, en attendant de vous retrouver pour le numéro 003, votre chemin vers toujours plus de liberté.  

 

  

Le Policburo d'Intercripol.

 

 

Pour citer ce numéro :

Maxime Decout et Caroline Julliot (dir.), Intercripol - revue de critique policière, N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/notre-revue/n-002.html. Consulté le 6 mars 2021.

Image :

René Magritte, La Victoire, gouache sur toile, 45x35cm, 1939, Musée royal de Bruxelles.  

 

 

Par Maxime Decout et Caroline Julliot

intercripol