Thinking outside the box.

 

 

 

 

Tout le monde peut se tromper, même les spécialistes de la littérature française du XIXe siècle (si). Certaines erreurs sont toutefois inacceptables et appellent d'urgence un correctif. L'interprétation courante de "La Vénus d'Ille" (1837) de Prosper Mérimée, par exemple. Aussi bien, dans l'esprit d'utilité publique bien connu d'Intercripol, et guidé par la sympathique expression américaine ci- dessus, je voudrais proposer un réexamen rapide de ce texte afin de remettre les choses en place, pour le bénéfice des générations à venir. Enfin, celles qui restent avant que le Parti Républicain (U.S.A.) n'atteigne son objectif évident et pour ainsi dire final.

 

On connaît l'intrigue de "La Vénus d'Ille". J'en rappelle quand même les grandes lignes à l'intention de ceux qui n'auraient pas à l'esprit les précieux conseils de notre Président dans son célèbre essai sur l'alzheimer littéraire (2007). Dans une bourgade du Roussillon une statue romaine est déterrée par hasard au cours d'un effort collectif de déraciner un olivier gelé. Dès le moment de son apparition, la statue, censée représenter Vénus, ne cesse de susciter l'hostilité des villageois, impressionnés par une série de coïncidences malheureuses affectant divers jeunes hommes de la région. Ainsi, à peine est-elle exhumée que la statue bascule et tombe sur l'un des ouvriers, lui cassant une jambe. Un peu plus tard, deux jeunes voyous s'amusent à lapider la Vénus et l'un des projectiles rebondit, blessant l'un d'eux ("Elle me l'a rejetée !" s'écrie le chenapan p. 38). Suit un incident idiot où un jeune homme du nom d'Alphonse, participant à un jeu de paume juste avant son mariage et gêné dans ses mouvements par une grosse bague qu'il destine à sa promise, l'ôte de son petit doigt et la glisse distraitement sur l'annulaire de la statue puis, plus tard, après un dîner trop arrosé, ne réussit pas à l'en retirer, l'ivrogne prétendant du coup que c'est elle qui avait "serré le doigt" (p. 52). Mais le texte se termine bientôt sur un événement tragique : le lendemain de son mariage, Alphonse est trouvé raide mort dans le lit de noces, des traces sur son corps laissant penser que le malheureux a été étouffé, étreint par un être singulièrement puissant. Ce dernier n'est pas identifié et le récit, narré par un archéologue parisien de passage, se termine sur un mystère apparent.

 

Cependant, de même que la nature a horreur du vide, les villageois, et à leur suite les spécialistes de la littérature française du XIXe siècle, ne s'accommodent pas de ce mystère, ce qui peut se comprendre. Sauf que pour l'évacuer, villageois comme critiques littéraires n'hésitent pas à attribuer la responsabilité du meurtre à... la statue ! L'idole est "méchante"(p. 33), s'écrient ceux-là, irrités par sa chute sur l'ouvrier et trouvant déplaisante l'expression de son visage. Et en plus, elle est jalouse, ajoutent sans rire beaucoup de nos collègues, présents ou passés, qui trouvent apparemment normal qu'une statue puisse considérer une bague comme une promesse de mariage – et donc raisonnable l'idée que, vexée que la "promesse" n'ait pas été tenue, cette même statue, après avoir attendu la nuit (on n'est jamais trop prudent), pénètre dans la maison du Don Juan alcoolique, gravisse l'escalier, identifie la chambre nuptiale, y entre sans frapper et s'installe tout de go dans le lit aux côtés de la mariée, puis, le marié arrivé, se venge en embrassant celui-ci à mort. Sans compter qu'elle s'en retourne ensuite – on se demande d'ailleurs pourquoi – reprendre tranquillement sa pose sur le piédestal dans le jardin. Tout cela de la part de critiques souvent internationalement connus, et même adultes, dont je tairai les noms par respect pour notre site chéri.

 

Il est d'ailleurs intéressant de noter que la plupart de ces experts, sans doute gênés d'adhérer aussi ouvertement aux croyances et superstitions de paysans incultes, tentent de se soustraire au ridicule en déplaçant le débat vers la question strictement littéraire du genre : "La Vénus d'Ille" ferait partie de la littérature fantastique, ce qui excuse tout, apparemment. Le problème est que l'hypothèse fantastique n'apparaît nulle part dans le récit – à l'exception des propos superstitieux des villageois, bien entendu. La narration, elle, ne dit aucunement que la statue fut l'assassin. Elle ne le suggère même pas, quoi que puissent imaginer nos spécialistes, peut-être sous l'influence de Stephen King pour les plus jeunes, les anciens préférant sans doute se souvenir avec émotion et gratitude de Vincent Price (je recommande L'homme au masque de cire, 1953, en 3D si possible).

 

Certes, l'archéologue-narrateur est frappé par le "caractère étrange" du visage de la Vénus (p. 40), puis, face à l'incompréhensible mort d'Alphonse, il reconnaît avoir ressenti, mettez-vous à sa place, "un peu de la terreur superstitieuse que la déposition de Mme Alphonse avait répandue" (p. 57). La pauvre femme hystérique avait en effet affirmé dans son délire que c'est la statue qui, dans son lit, avait tué Alphonse, lançant ainsi la rumeur à laquelle souscriraient par la suite tant de lecteurs qu'on aurait crus plus avertis.

Mais justement, l'archéologue, lui, rejette cette rumeur. Jamais son récit n'adhère à la légende mi-populaire mi-littéraire ; il ne s'y trouve même pas cette hésitation que certains théoriciens du fantastique présentent comme définissant le genre tout entier, définition d'ailleurs paradoxale dans ce cas précis, puisqu'elle s'y fonderait sur l'hésitation, non pas du texte mais... des experts ! En tout cas, c'est sans hésitation aucune que le narrateur de "La Vénus d'Ille" rejette toute idée saugrenue et repart pour Paris, simplement frustré de n'avoir pas pu raconter ce qui s'était passé durant la nuit fatidique.

 

Se pose alors la question : si ce n'est ni la statue, ni aucun autre personnage de l'histoire (un Aragonais irrité d'avoir perdu contre Alphonse au jeu de paume est rapidement innocenté, bien que basané), qui donc a pu aussi sauvagement assassiner le jeune marié ? C'est ici que me semble s'imposer la démarche indiquée dans le titre de ce petit topo : sortons de la boîte.

 

Celle des habitants d'Ille est évidente : il s'agit du village lui-même dont, justement, ils ne sortent quasiment jamais, société encore agricole oblige. Pour ces villageois, la vie ne se conçoit pas ailleurs que chez eux, parmi les leurs. La vie, mais aussi, par conséquent, la mort. Aussi bien, celle d'Alphonse n'étant pas attribuable à l'un d'eux (l'Aragonais leur est familier, lui aussi), il était sans doute prévisible qu'ils échafaudent une explication abracadabrante, au lieu de rechercher plus raisonnablement une causalité extérieure à leur village. Au lieu de sortir de leur boîte.

 

Mais la boîte existe également sur le plan littéraire : il s'agit tout bonnement du texte lui-même, de "La Vénus d'Ille" lue par les critiques spécialisés comme une oeuvre close, autonome, au sens immanent. D'où l'impossibilité dans laquelle ils sont, eux aussi, d'imaginer un meurtrier qui ne fasse pas partie des personnages explicitement mentionnés par l'archéologue-narrateur. Aussi bien, même cause, même effet, nous revoilà délirants... Experts shmexperts.

 

Et pourtant, nous sommes en 1837, que diable ! Scotland Yard existe déjà depuis huit ans, et en 1833, Eugène François Vidocq a créé ce que les historiens considèrent comme la première agence de détectives privés, "Le Bureau des renseignements". Certes, on ne peut pas vraiment reprocher leur ignorance aux Illois de l'époque, dépourvus comme ils le sont de téléphone, d'Internet et même de séries télévisées. Mais nos collègues, eux, ne sont-ils vraiment pas au courant de ce que feraient n'importe quels enquêteurs face à un crime à la fois mystérieux dans ses motivations et, surtout, inhabituel dans ses modalités ? Ne savent-ils pas qu'au lieu de se lancer dans toutes sortes de théories esthétiques renvoyant à Aristote, Virgile, Gombrich, Austin, que sais-je, la première chose à faire devrait être tout bêtement de vérifier dans les archives si n'y est pas mentionné un incident plus ou moins similaire à celui d'Ille, et qui en serait plus ou moins contemporain, ne serait-ce que pour examiner l'hypothèse d'un assassin non-illois ? Or, s'agissant de littérature, que sont ces archives sinon d'autres textes ?

 

 

 

Bref, n'y aurait-il pas, dans une proximité spatiale et temporelle avec le désolant incident d'Ille, au moins un autre compte-rendu d'un meurtre commis à la fois sauvagement et arbitrairement, un meurtre dont la possibilité même intrigue, non seulement du fait de l'absence sur les lieux de l'agent du crime mais également de par la contradiction apparente qu'il y a à imaginer que cet agent ait pu pénétrer dans ces lieux puis en sortir sans être vu ?

 

J'insiste sur ce dernier point car comme cela a été remarqué, j'imagine, par d'autres lecteurs, "La Vénus d'Ille" tout entière présente comme une suite de variations sur le thème du mouvement. Il y a la mobilité qu'attribuent les esprits simples à la statue, bien sûr, celle-ci n'ayant selon eux rien d'autre à faire, apparemment, que de casser une jambe, jeter une pierre, replier un doigt, monter un escalier, pour finir par se balancer sous la forme d'une cloche (traumatisée par les événements, et on la comprend, la mère d'Alphonse avait ordonné de fondre la Vénus en cloche, on s’occupe comme on peut). Mais aussi, reflet inversé de ce prétendu mouvement de l'inerte, il y a l'absence de mouvement du côté du vivant. L'univers végétal est ainsi présenté comme affecté de part et d'autre par le gel, avec les vignes gelées de la toute dernière ligne du texte – "Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois" (p. 58) – faisant comme écho à l'olivier gelé du début de l'histoire. Et surtout, il y a l'immobilisation des hommes, tout spécialement ceux qui sont décrits comme les athlètes les plus rapides d'Ille : l'ouvrier à la jambe cassée du début, puis, à la fin du récit, le pauvre Alphonse mort enserré, comme paralysé par des bras d'une force surhumaine.

 

Cette thématique du mouvement humain aboli est d'autant plus frappante, du reste, que ne cessent d'être évoquées, tout au long du texte, les parties du corps normalement associées à la mobilité : l’ouvrier à la jambe cassée s’appelle Jean Coll, nom qui inaugure l'insistance narrative sur le cou de la statue auquel s'accroche "sans trop de façons" (p. 41) le narrateur afin d'examiner une inscription latine sur son bras, le bras censé avoir servi à renvoyer la pierre lancée contre la Vénus par le petit vaurien – lequel avait d'ailleurs déclaré vouloir lui "casser le cou" (p. 38). Sans compter les doigts : ceux de la statue dont la singulière position rappelle au narrateur le jeu de mains appelé jeu de mourre (p. 39), puis les deux doigts – celui d'Alphonse et celui de la Vénus – au centre de l'incident de la bague lors du jeu de paume (p. 48). Etc., etc. Trop longue pour être reproduite ici, la série d'évocations d'éléments du physique humain, de membres en particulier, dessine comme une désagrégation continue, tout au long du récit, une dispersion métonymique des parties du corps sans lesquelles tout mouvement est impossible. Tout mouvement – et donc toute élucidation du mystère. Sauf évidemment à accepter la suggestion démente d'une statue romaine déambulant en 1837 dans un village du Roussillon.

 

Mais arrêtons là, pour ne pas tomber dans le travers professionnel des collègues évoqués plus haut. Car il ne s'agit pas, ici, d'éclairer la boîte illoise dans tous ses détails spécifiques et uniques mais au contraire d'en sortir, afin de tenter de découvrir des parallèles éventuels, quelque convergence avec le compte-rendu d'un autre meurtre commis à la même époque et dans un lieu relativement proche. Un meurtre lui aussi violent, sauvage, et surtout mystérieux, donc, parce que sans motif apparent, et dont l'auteur aurait une identité aussi problématique que celle de cette sacrée statue, tout en pouvant parfaitement,  contrairement  à  celle-ci,  avoir  commis  le  crime en question parce que naturellement – et même supérieurement – capable de se mouvoir.

 

Or, un tel meurtre et son compte-rendu, nous les avons pour ainsi dire sous la main, ici même, sur le site d'Intercripol. Je veux parler bien entendu de l'horrible assassinat des deux dames de la rue Morgue, tel qu'il fut narré par Edgar Allan Poe. Inutile, j'imagine, de résumer "Double assassinat dans la rue Morgue". On en trouvera d'ailleurs les grandes lignes au début de l'analyse que j'en fais dans la rubrique voisine, "Double investigation dans la rue Morgue", analyse accompagnée par d'autres réflexions excellentes sur  le même sujet.

 

Contentons-nous donc de comparer les deux cas. Ils sont étonnamment similaires.

 

Il y a d'abord le mystère lui-même. Comme à Ille, celui de la rue Morgue touche à la question du mouvement, le meurtre étant commis dans une chambre dont il est difficile de comprendre comment qui que ce soit ait pu, sinon y accéder, du moins en sortir sans être remarqué. On ironisera peut- être sur le fait qu'à peine sorti d'une boîte, le lecteur se retrouve ainsi dans une chambre close. L'exercice est pourtant instructif, la comparaison nous montrant que d’une certaine manière, la chambre nuptiale d'Ille en est une elle aussi, de chambre close (avis aux historiens de la littérature policière).

 

Car comment y parvenir ou en sortir sans se faire entendre lorsque, comme ne manque pas de le préciser le texte (p. 37), les marches supérieures de l'escalier sont en bois ? De fait, durant la nuit fatale, le narrateur, couché dans une chambre voisine, entend "des pas lourds qui montaient l'escalier" (p. 53), puis, à l'aube, "les mêmes pas lourds, le même craquement de l'escalier" (ibid.).

 

La topographie est différente de celle de la rue Morgue, certes, mais l'incompréhension est la même, quant à la présence (puis l'absence) de l'auteur du crime dans la chambre. Ce à quoi j'ajouterai le fait que dans les deux cas, à la vision impossible se substitue l'ouïe déficiente, les cris entendus mais mal interprétés par les voisins parisiens correspondant en quelque sorte aux craquements perçus à Ille par le narrateur – qui se trompe lui aussi en les attribuant à Alphonse, saoûl, allant rejoindre sa nouvelle épouse.

 

Le  rapprochement est encore plus frappant à propos de ceux que les deux sociétés affectées finissent, faute de mieux, par considérer comme responsables du (ou des) meurtre(s) commis en leur sein.

 

C'est que ni rue Morgue ni à Ille il ne s'agit d’un des personnages du récit : au contraire, le criminel présumé est à chaque fois ce qu'un personnage n’est précisément pas, nonobstant une vague ressemblance dans le cas de la silhouette de l'orang-outang, ou une illusion de ressemblance pour la statue. Le parallèle est d'ailleurs amplifié par le fait que les prétendus assassins proviennent chacun d’un ailleurs lointain, Bornéo, la Rome antique, tous deux y incarnant une origine constitutive : celle de l’humanité tout entière pour le singe, celle de la chrétienté occidentale, et donc de la France post-gauloise, pour la statue romaine. Les deux textes y insistent, du reste, en incluant dans leurs intrigues respectives une confirmation plus ou moins savante de l'origine en question, ici dans la bouche de l’archéologue-narrateur discutant avec l’antiquaire des inscriptions latines sur le bras de la statue, là sous la plume de Cuvier, dans le livre exhibé par le Chevalier Dupin.

 

Enfin, similarité déterminante pour tout enquêteur policier qui se respecte : chacun des deux non-personnages possède un physique singulièrement massif, exprimé plus spécialement par le poids dans le cas de la statue, par la force musculaire pour l'orang-outang.

 

                                       

 

Impressionnant, n'est-ce pas, ce parallèle entre deux tragédies que l'on aurait cru – que l'on a longtemps cru – tellement différentes. Que faut-il pourtant en conclure ? Que mystères, crimes et criminels sont interchangeables de part et d'autre ? Et donc que le responsable d'un des deux meurtres pourrait aisément avoir été celui de l'autre ? La réponse est oui – et non : la possibilité d'une substitution est bien là, mais dans une seule direction seulement.

 

Et s'annonce le bout du tunnel, l'élucidation de la mort mystérieuse d'Alphonse de Peyrehorade (bonne famille, oui, comme les dames l'Espanaye, d'ailleurs, même sans particule).

 

La sortie de la boîte va bientôt porter ses fruits.

 

C'est qu'il n'est évidemment pas possible, même pour l'esprit le plus confus, d'imaginer la statue, cette lourde et pataude Vénus qui chute si maladroitement au moment où elle apparaît pour la première fois à Ille, grimpant allégrément le long du paratonnerre de la rue Morgue jusqu'à l'étage où Mme l'Espanaye et sa fille attendent d'être occises. Alors qu'il est tout à fait possible de se représenter un orang-outang pénétrant dans la maison d'Alphonse, y gravissant l'escalier, etc., pour finir par tuer le jeune marié en l'étreignant de ses puissantes pattes avant. Tout y est, n'est-ce pas : l'agilité, le poids (et donc les craquements dans l'escalier entendus par le narrateur), la force physique... Sans compter la disparition finale : non pas un retour aberrant à quelque socle dans le jardin mais la fuite qui s'impose vers les bois avoisinants.

 

Il y a bien la question que soulève le cas de la jeune épouse affirmant que, couchée et le visage tourné vers le mur lorsque s'installa près d'elle le tueur, elle avait senti "le contact de quelque chose de froid comme la glace" (p. 56), puis, ayant tourné la tête, avait vu "une espèce de géant verdâtre" étreindre son mari (ibid.). Or, comme peuvent l'observer des lecteurs attentifs, un orang-outang a le sang chaud et le poil orange. Ceci étant, faut-il vraiment accorder foi aux hallucinations d'une jeune personne émotive en proie au très caractéristique trouble de stress post-traumatique (TSPT), après une nuit certainement éprouvante pour elle ?

Non qu'il faille l'humilier en réagissant trop négativement. Ainsi, entendant la pauvre malade affirmer avoir vu dans son propre lit de noces un être bizarre faire de la gymnastique – se coucher, s'asseoir, étendre les bras (La personne qui était dans le lit, à côté d'elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant", p. 56) ; réflexion faite, c'était peut-être du yoga –, le procureur ne put s'empêcher de sourire (p. 57). Ce fut là de sa part une faute professionnelle grave, à mon sens du moins : on ne se moque pas d'une personne en proie à une crise d'hystérie, encore moins lorsqu'elle vient de subir la perte d'un proche dans des conditions particulièrement dramatiques. Il ne s'agit pas de croire ce qu'elle raconte, bien sûr, mais est-ce trop demander à un représentant de la Loi que de montrer un peu plus de respect pour les victimes ? Revenons à la solution du problème qui nous occupe.
 

Alphonse tué par l'orang-outang  évoqué  par Poe,  donc. N'est-ce pas là une hypothèse bien  plus raisonnable et plausible que celle d'une statue ambulatoire ? Certes, j’entends déjà les protestations véhémentes de ceux qui ont lu mon analyse évoquée plus haut : n’y avais-je pas démontré l’inanité des  conclusions  du  Chevalier Dupin  quant  à  un  orang-outang étant  le  meurtrier de Madame l'Espanaye et de sa fille ? Effectivement, et je n’en démords pas. Mais ce n'est pas des l'Espanaye qu'il s'agit ici, n'est-ce pas. Ne mélangeons pas tout.

 

En tout cas, calmons-nous, et examinons des objections plus sérieuses que celle-là. J'en vois deux.

 

D'abord, qu'est-ce qui nous assure que l'orang-outang d'Ille, en 1837, est bien le même que celui de la rue Morgue, à Paris, en 1841 ? Après tout, comme le dit il y a longtemps à propos d'arbres, en réponse à des activistes exigeant de préserver les forêts, Ronald Reagan, dont le seul nom nous rend presque nostalgiques, c'est tout dire : "If you've seen one, you've seen them all". Et effectivement, d'un orang-outang l'autre, comment savoir ? La réponse est pourtant simple : un orang-outang en liberté dans la France des années 1830 et 1840 est en soi une telle anomalie qu'en imaginer deux n'est vraiment pas raisonnable. "Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité", écrivit sagement (en latin, même) le franciscain anglais Ockham (1290 - 1349), celui qui donna son nom à l’un des rasoirs les plus utiles de l’histoire, qu'il ne faut pas confondre avec celui qui sévit rue Morgue – sauf à supposer à l'orang-outang de Poe l'intention d'en appliquer le principe dans une perspective strictement malthusienne, l'intelligence animale nous surprendra toujours. Mais je digresse : un orang-outang, sinon rien ! Voilà.

 

L'autre question concerne le séjour à Ille à proprement parler. Non pas, comme ronchonnent sans doute certains (toujours les mêmes), "Mais enfin, qu'est-ce qu'un orang-outang viendrait-il f... à Ille ?", question au ton déplaisant et à laquelle, conformément à mon ascendance juive, je pourrais être tenté de répondre par une autre question : et qu'allait-il faire à Paris ?

 

Mais non, je préfère prendre l'interrogation au sérieux : comment et pourquoi un orang-outang censé être à Paris en 1841 se serait- il trouvé à Ille en 1837 ? L’explication la plus probable est la plus simple (et donc la plus rasoir, si j'ose dire ; toutes mes excuses). On se souvient de ce que le matelot propriétaire de l'animal avait expliqué à Dupin en avoir pris possession "dernièrement" (lately), au cours d'un voyage à Bornéo. Or, l'adverbe n'exclut nullement que ce fût quatre ou même cinq ans plus tôt. Ce à quoi j'ajouterai que Marseille est bien plus logique que Le Havre comme port d'arrivée pour un marin maltais, en provenance de l'Orient de surcroît. Sans compter que pour un orang-outang, le climat du Midi est nettement plus conseillé que celui de Paris. En tout cas, arrivés à Marseille en 1837, quatre ans suffirent certainement au matelot et à son singe pour traverser discrètement la France, en marchant la nuit de préférence, loin des routes, des sentiers battus et des agglomérations, pour se retrouver à Paris en 1841.

 

Bien entendu, mes calculs prennent en compte la fuite prévisible de l'orang-outang, peu après avoir débarqué à Marseille, et sa course désespérée vers le Canigou, réplique par lui imaginée de sa chère montagne Kinabalu natale. Arrêt arbitraire à Ille (sorti de Bornéo, tout est arbitraire dans la vie d'un orang-outang), où les fumets du souper de mariage durent faire leur effet. Et une fois repu, un grand singe, c'est bien connu, a besoin de se reposer, d'où la maison, l'escalier, les pas lourds, le lit, et puis, bon, des accidents arrivent. Et s'il  vous plaît, qu'on ne me dise pas qu'il est impossible qu'il soit passé inaperçu des Illois. D'abord, la question m'énerve, car personne, sauf moi (ai-je mentionné mon analyse, ici-même, sur ce site ? C'est juste à côté, vous y êtes en deux clics ), ne s'est jamais étonné de ce que l'orang-outang de Poe ait pu se promener incognito pendant plusieurs jours dans les rues de Paris, en 1841. Mais surtout, il est tout à fait logique qu’un singe, la nuit, dans un village peu éclairé, ne soit pas remarqué par des habitants ivres morts à la suite d'un souper particulièrement copieux ("À Ille, le souper nous attendait, et quel souper !", p. 50). Alors, qu'on me lâche un peu, s'il vous plaît. Ceci dit, je reconnais n'être sûr de rien – sauf que cet orang-outang de passage est mille fois plus convaincant qu'une statue romaine comme responsable d'un homicide dans le Roussillon, en 1837. Le reste, après tout, c'est de l'intendance.

 

Une dernière question, pourtant, plus inquiétante. Si l'orang-outang, après avoir tué à Ille en 1837, allait également tuer à Paris en 1841, ne devrions-nous pas parler d'un de ces serial killers effrayants qui sévirent à l'époque en Écosse et en Allemagne, en attendant le très anglais Jack the Ripper ? Sincèrement, j’en doute. D’abord parce que dans "tueur en série" il y a "série" et qu'entre 1837 et 1841 je ne vois pas d'autres texte narrant un meurtre du type en question, du moins en France. Je me trompe peut-être ; avis aux intéressés. Mais surtout, je reste persuadé que l'orang-outang ne fut aucunement responsable des horribles événements de la rue Morgue, en 1841. Sur ce point, je ne peux que renvoyer le lecteur à mon commentaire mentionné plus haut (on n'est jamais mieux servi etc.).

 

Pas de panique, donc. Sauf si l'on rejette mon analyse concernant "La Vénus d'Ille". Car une fois l'idée d'une statue assassine reléguée comme il se doit dans la catégorie des élucubrations les plus farfelues – la terre est plate, il n'y a pas de réchauffement climatique, Donald Trump est un être intelligent et d'une grande droiture ne méritant pas un (très) long séjour en prison, etc. – , si l'orang- outang non plus n'est pas l'auteur du meurtre concluant "La Vénus d'Ille", l'hypothèse d'un tueur en série inconnu devient soudain sérieuse, effectivement. Et justifiée une panique rétrospective.

 

Mais que l'on se rassure, la question ne se pose plus. Sortis de la boîte, nous avons pu établir les circonstances précises de la mort prématurée de Monsieur Alphonse de Peyrehorade, du charmant petit village d'Ille, au pied du Canigou, et le rôle qu'y joua – mettant à mal, ce faisant, nombre d'idées reçues sur les origines du roman policier – un orang-outang excessivement nostalgique de son Bornéo natal.

 

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Uri Eisenzweig.

 

illustration originale : Elsa Nedelec.

 

Pour citer cet article :

Uri Eisenzweig, "Thinking out of the box"Intercripol - Revue de critique policière, "Investigations solitaires", N°002, Déc 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/thinking-outside-the-box-ou-resoudre-le-mystere-de-la-venus-d-ille.html. Consulté le 22 Mars 2020.

Edition citée :

P. Mérimée,"La Vénus d'Ille", in La Vénus d'Ille et autres nouvelles, Garnier-Flammarion, 1982.

Images : 

- René Magritte, La Mémoire (1949). Huile sur toile, 45 x 54 cm, Bruxelles, Musée d'Ixelles.

Chema Madoz, photographie argentique, N&B, 1990.

- Markus Raetz, Métamorphose 1, sculpture en fonte 32,2 x 27 x 12,5 cm, Musée de Genève, 1990-1991

 

 

 

 

 

Par Uri Eisenzweig

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