Instructions aux enquêteurs(trices)

 

Vous aussi, vous pouvez devenir agent(e) d'Intercripol - à condition d'être précis(e), tenace, rigoureux(se), et de vous livrer avec délice, circonspection et élégance à ce que Umberto Eco, évoquant Sherlock Holmes, appelait des "abductions créatives". 

Pour vous initier à nos techniques d'investigation, n'hésitez pas à vous inspirer des conseils pratiques de Sarah Delale pour lire une œuvre de façon à favoriser l'enquête. Notre intrépide détective tout-terrain, membre active de la brigade médiéviste, a en effet tiré de son expérience d'enseignement de la critique policière au lycée des recommandations aussi utiles à tous les enquêteurs et enquêtrices en herbe qu'aux agents prosélytes soucieux et soucieuses de faire partager le vertige de l'investigation à leurs ouailles.  

Mais, la créativité n'excluant pas une logique imparable et des prémisses éthiques inébranlables, voici quelques recommandations méthodologiques essentielles pour enquêter avec nous - en commentant les enquêtes existantes ou en nous soumettant de nouveaux dossiers.

Dans l’univers impitoyable de la fiction comme ailleurs, la pratique de l’investigation policière exige une démarche rigoureuse – et ce afin d’éviter de rajouter une erreur judiciaire de plus à celles qu’on y trouve déjà. Si vous souhaitez apporter votre contribution à nos enquêtes, nous vous demandons donc de respecter scrupuleusement les instructions suivantes :

 

  • InterCriPol est au service de la Justice : La méthode de l’hypersoupçon, que pratiquent les agent(e)s InterCriPol, ne saurait se confondre avec le conspirationnisme ; au contraire, elle est particulièrement apte à pointer les failles logiques et biais de raisonnement qui sont légion dans de tels discours –  souvent motivés par des préjugés idéologiques contraires aux principes démocratiques dans lesquels s’inscrit notre mission. Ne sera donc acceptée aucune hypothèse tombant sous le coup de la loi républicaine, en particulier des propositions à caractère raciste, sexiste, discriminatoire, révisionniste ou négationniste.

 

  • Un jugement de valeur n’est pas un argument : vous avez la possibilité de contre-enquêter sur les hypothèses défendues, et de nous soumettre les doutes et les approfondissements que celles-ci vous inspirent ; mais vous ne pouvez vous contenter d’appréciations subjectives, du type « bravo, très convaincant » ou « pas crédible ». Nous publierons uniquement sur Matriochca les contributions qui nous permettent d’avancer dans la recherche de(s) vérité(s), formulées dans un esprit d’objectivité et de dialogue.

 

  • Toute hypothèse, demande d’ouverture d’enquête ou réfutation doit être étayée de façon objective : Vous devez toujours expliciter vos outils d’analyse et vous appuyer sur des éléments précis de la/des fiction(s) : invraisemblance, incohérence, rupture avec les « règles » du genre. Par exemple, on peut fort bien se référer aux lois scientifiques ou à la juridiction du monde réel pour les œuvres dites réalistes. Si vous proposez de réinterpréter l’œuvre selon la grille d’analyse d’un genre différent (par exemple relire une tragédie comme un roman policier), vous devez clairement l’indiquer d’emblée, et formuler clairement où se situent les glissements dans la grille d’analyse attendue.   

 

Principe général : Tout indice doit pouvoir être facilement examiné par les autres enquêteurs(trices). Précisez donc toujours au maximum les sources auxquelles vous vous référez.

 

  • Pour une enquête concernant une œuvre déjà existante : mentionnez toujours l’édition utilisée, et, dans la mesure du possible, les éléments permettant de retrouver le passage concerné dans d’autres éditions (numéro de chapitre, situation dans l’intrigue, etc). Matriochca pourra uniquement prendre en compte les hypothèses concernant des œuvres accessibles du point de vue éditorial (publiées, numérisées, consultables en bibliothèque – et dans l’idéal libres de droits).

 

  • Questions de traduction : Vous avez bien évidemment la possibilité de faire part à Matriochca de vos soupçons concernant des œuvres que vous avez découverte en traduction, pourvu que vous précisiez toujours sur quelle traduction vous travaillez. Dans cette situation, le recours à d’autres traductions ou au texte original pourra nous permettre d’avancer dans l’enquête, et mettre en évidence des falsifications ou omissions signifiantes d’une édition à l’autre. Matriochca sollicitera alors ses agents pour l’examen attentif du texte d’origine. Si votre demande concerne une œuvre en langue « rare », non traduite, merci également de vérifier dans la liste de nos agents qu’InterCriPol dispose au moins d’un(e) enquêteur(trice) spécialiste capable de prendre part aux discussions.

 

  • Manuscrits et états antérieurs de l’œuvre : Les contributions concernant les avant-textes, les brouillons et/ou les montages cinématographiques alternatifs sont les bienvenues. De tels documents participent de l’épaisseur de l’œuvre et, tout comme les traductions fallacieuses, peuvent permettre de révéler une falsification des données de l’intrigue, et permettre aux enquêteurs de reconstruire ce qui s’est réellement passé. Il incombera alors à InterCriPol d’expliciter les raisons pour lesquelles les éléments présents dans les états antérieurs ont été occultés.

 

  • Pour une enquête concernant une œuvre disparue, non encore écrite, imaginaire, fantôme : Toute proposition concernant une œuvre non disponible en tant que telle à l’examen doit s’appuyer sur des preuves matérielles tangibles, et sur les traces visibles de son existence – notamment au sein d’autres œuvres qui l’évoquent.

 

  • Une critique policière n’est pas une réécriture : Toute interprétation alternative doit être, a priori, rigoureusement compatible avec la lettre du texte. Matriochca n’a pas vocation à changer les faits, mais à trouver la (les) vérité(s) cachée(s). Pour supposer que le(la) narrateur(trice) ment, par exemple, vous devez donc en amont démontrer que sa parole n’est pas fiable. Matriochca vous déconseille par ailleurs également de séquestrer l’écrivain(e) sur lequel vous enquêtez, afin de le forcer à corriger l’intrigue dans le sens qui vous convient.

 

  • Aucune version de l’intrigue (même celle de l’auteur) n’est incontestable : Il peut arriver que votre enquête remette en question, non seulement la version communément admise de l’intrigue, mais aussi l’interprétation de l’auteur(e) lui(elle)-même. Si celle-ci concerne un écrivain contemporain, nous lui offrirons bien évidemment un droit de réponse, qui constituera une pièce à conviction majeure à prendre en compte pour la suite des investigations ; mais, comme le dit Barbey d’Aurevilly à propos de Victor Hugo, si la vérité transparaît malgré les intentions de l’auteur(e), c’est que « la Vérité a pris le Poète par les cheveux et l’a violenté », et qu’« elle a été plus forte que Samson ». De la même façon, aucune contre-enquête ne saurait prétendre avoir définitivement établi la vérité, et est toujours susceptible d’être rouverte, pourvu qu’une nouvelle pièce soit versée au dossier.

 

  • Pour lancer un « avis de recherche pour personnage porté disparu » : On considèrera comme « personnage disparu » celui qui, comme nous l'explique notre président d'honneur dans cet article, disparaît brutalement de l’intrigue alors qu’il(elle) y jouait un rôle important, sans que ni le (la) narrateur(trice) ni les autres personnages semblent le remarquer. Il faut non seulement que l’on connaisse son nom, mais aussi qu’il intervienne directement dans l’intrigue – avant de disparaître définitivement des radars. Qu’un(e) simple figurant(e), présent(e) furtivement dans un contexte très précis, ne réapparaisse pas dans la fiction qui lui a gentiment offert ses deux ou trois « minutes de célébrité », comme disait Andy Warhol, ne saurait justifier l’ouverture d’une enquête.

Par Collectif intercripol

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