Comment mener soi-même l'enquête et concevoir une séquence de critique policière ?

  

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1. Comment lire l’œuvre de façon à favoriser l’enquête ?

 

 

Préparer une séquence de critique policière dans les meilleures conditions suppose de vivre la même expérience que vivront les élèves : il faut avoir enquêté pour former des enquêteur.rice.s.

 

Il est toujours possible de lire intégralement une intrigue avant d’y chercher et d’y révéler la vérité indéniable qui s’y cache, et que seul.e l’auteur.rice n’a pas eu la clairvoyance de percevoir. Mais une lecture intégrale et intégralement passive entrave directement la perception de ces vérités non explicites. En effet, recevoir l’opinion de l’auteur.rice avant d’avoir tenté de trouver la sienne expose à un certain nombre de biais cognitifs qui gêneront la découverte de la vérité. En voici une liste sélective, parmi les plus impressionnants.

 

La connaissance antérieure d’une solution parmi les autres favorisera toujours cette solution face à ses alternatives. C’est le biais d’ancrage« biais de jugement qui pousse à se fier à l'information reçue en premier dans une prise de décision » [1], car le cerveau favorise toujours ce qui lui a été présenté en premier. En continuant à se familiariser avec cette solution avant d’en créer d’autres, on augmentera l’illusion qu’elle est meilleure, voire indépassable, face à ses alternatives, sous l’effet de simple exposition : « plus nous sommes exposés à un stimulus (personne, produit de consommation, lieu, discours) et plus il est probable que nous l'aimions » [2]. Enfin, plus on s’imprègne d’une solution proposée par le texte, plus l’autorité dont elle découle devient impressionnante et achève de réprimer toute idée créative. Le biais de confirmation, qui « se manifeste chez un individu lorsqu’il rassemble des éléments ou se rappelle des informations mémorisées, de manière sélective »« consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses et/ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions, ce qui se traduit par une réticence à changer d’avis. » [3]

 

C’est sans compter encore le biais rétrospectif, cette « tendance qu’ont les personnes à surestimer rétrospectivement le fait que les événements auraient pu être anticipés moyennant davantage de prévoyance ou de clairvoyance » [4]. On ne peut lutter contre cette illusion d’évidence au moment de la révélation finale qu’en ayant conservé un témoignage de nos propres doutes au fil de la lecture, témoignage aussi des pièges dans lesquels nous nous sommes vus (ou non) tomber, des alternatives qui se jouaient et qui rendaient la solution finale non pas prévisible mais possible parmi d’autres.

 

Si l’on ne garde pas trace tangible des opérations d’interprétation qu’on a menées au cours de sa lecture, il est fort probable que ces opérations disparaîtront totalement de la mémoire. Or dans une solution policière, il est pratiquement impossible que l’entièreté des informations d’un texte, jusqu’aux détails les plus infimes, serve directement dans le modus operandi du.de la ou des coupable.s. En imitation du réel, l’interprétation conservera toujours quelques faits anecdotiques, sans lien fort avec l’enquête, à côté des faits directement incriminants et significatifs. Une lecture passive ne s’intéresse pas aux potentialités des différents détails ; elle perdra totalement de vue ceux qui ne servent pas la solution interne au livre lorsqu’elle voudra retracer le chemin d’une solution alternative. Cette fois, on tombe dans le biais de disponibilité (« un mode de raisonnement qui se base uniquement ou principalement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire, sans chercher à en acquérir de nouvelles concernant la situation » [5]) ou dans le biais d’appariement (qui « consiste à se focaliser sur les items cités dans l’énoncé » [6] d’un problème, items qui tels quels peuvent amener ensuite à des erreurs de raisonnement).

 

Le désintérêt porté aux informations non formulées, au seul profit des informations formulées, est en effet très prégnant dans les opérations cognitives. On ne saurait trop se méfier de l’influence qu’a sur nous l’énoncé d’un texte pour nous entraîner à déconsidérer ce qu’il n’énonce pas. L’effet d’ambiguïté guidera toujours l’agent.e littéraire vers des solutions connues, tout simplement parce qu’on a tendance « à sélectionner des options pour lesquelles la probabilité d’une issue favorable est connue plutôt qu’une option pour laquelle la probabilité d’une issue favorable est inconnue  » [7]. Nous devons perpétuellement lutter contre notre aversion à la prise de risque interprétative. Plus alarmant encore, l’effet retour de flamme, sorte de configuration extrême du biais de confirmation, atteste que « confrontés à des preuves en contradiction avec [nos] croyances », nous avons « tendance à les rejeter et à [nous] refermer davantage sur [notre] croyance initiale  » [8] ».

 

En somme, moins nous en savons, mieux nous nous portons et plus nous serons efficaces pour découvrir des solutions divergeant de la vérité officielle. Preuve, s’il en fallait, qu’il est bien plus bénéfique sur le plan créatif de parler des choses quand on ne les connaît pas ou peu (quitte à s’exposer au solipsisme) que d’accumuler des connaissances sur un sujet avant de s’autoriser à émettre un avis à son propos.

            

Quelle méthodologie adopter alors pour être aussi performant.e que possible en tant que pisteur.se.s de vérités alternatives ?

            

Le mieux, lorsqu’on se lance dans une enquête de critique policière, est de choisir un ouvrage qui nous est le moins familier possible. La virginité du regard et de l’attention quant au contenu narratif permet d’échapper le plus possible à la tyrannie biaisée de la mémoire [9]. Il faut lire linéairement et s’interrompre régulièrement dans sa lecture, si possible à des points où l’on sent que des solutions commencent à se dessiner, à l’insu du texte ou au contraire sur l’insistance du texte. À chaque moment où l’on a l’intuition d’une piste d’explication, il faut la noter. Des bilans réguliers, tous les deux ou trois chapitres par exemple, réuniront l’ensemble des faits soulevés, des énigmes à résoudre et la manière dont certains personnages, certains enchaînements d’actions pourraient en fournir la cause, le mobile ou la justification. Il est important aussi de garder trace des moments où l’on perçoit que le texte nous a piégé.e, ou lorsqu’on soupçonne qu’il est en train de le faire. Rares sont les œuvres qui, en cours de déroulement, ne désignent pas un.e coupable idéal.e qu’elles désavoueront un peu plus loin.

 

Cette lecture par étapes doit permettre de formuler des hypothèses, tout en démontant l’artefact narratif du texte : il faut repérer les moments où le récit change définitivement de système d’écriture, tranche entre deux genres qui jusque-là cohabitaient cahin-caha (par exemple le genre fantastique et le genre réaliste dans Le Chien des Baskerville), construit du suspense ou de la curiosité...

 

Une enquête résolue à l’intérieur de l’œuvre qui la raconte possède toujours au moins deux moments de nature totalement distincte : l’exposition du problème et sa résolution (nous y reviendrons plus loin). Mais bien souvent, d’autres articulations sont repérables au cours du récit. Ce sont des endroits qu’on pourrait appeler des « carrefours interprétatifs » : des points du déroulement linéaire particulièrement fructueux pour l’imagination d’hypothèses alternatives. Ces carrefours interprétatifs sont caractérisés par une abondance d’informations données qui ne sont pas encore organisées ni hiérarchisées entre elles. Leurs virtualités s’ouvrent dans des directions multiples, voire contradictoires. Le lectorat qui voudrait relier ces informations reste alors très libre dans ses jeux de combinaison. Ce sont les conditions idéales pour débrider l’imagination et favoriser la créativité, quitte à produire beaucoup d’hypothèses que la suite du récit invalidera à l’aide de nouveaux faits indéniables. Qu’importe : il est rare qu’au moins un détail d’une hypothèse invalidée ne puisse pas être réintégré à une hypothèse restée orthodoxe à la fin du livre. Je reviendrai plus loin sur le rôle de ces carrefours interprétatifs dans le séquençage des exercices pédagogiques.

 

Une autre technique simple pour faire fructifier l’imagination consiste à remplir progressivement un tableau complet des personnages, avec différents critères de classement. Par exemple, un classement par lieux lorsque la fiction s’inscrit dans différents décors (Londres et la lande anglaise dans Le Chien des Baskerville), un classement par rôle actantiel (chaque personnage est-il dans le camp des innocents ou des coupables ? Aide-t-il la bonne marche de l’enquête ou y fait-il obstruction ?), un classement par cercles de connaissances à différentes époques de l’univers narratif (il n’est pas rare que des personnages du récit se soient connus à des époques précédant le début de l’histoire et que cette donnée soit la cause de nombreux effets : que l’on pense seulement au Crime de l’Orient-Express).

 

En enregistrant les divers déplacements des personnages d’une catégorie à une autre (un.e coupable putatif.ve s’avérant innocent.e, un personnage absent d’un des décors de l’histoire qui s’y révèle présent depuis longtemps à notre insu), on fait encore travailler l’imagination : celle-ci garde en mémoire les faits dont on pensait qu’ils adviendraient et qui ne sont pas advenus, soit qu’ils aient été invalidés par des faits prouvés dans l’histoire, soit qu’ils puissent en réalité toujours être advenus, n’était un témoignage lui-même parfaitement contestable.

 

Juste avant le dénouement, il faut poser le livre et tenter de construire sa propre explication au mystère. À ce stade, une bonne intrigue aura mis le public en possession de la majorité des faits indéniables, ou en aura suggéré la majorité de sorte qu’elle puisse être déduite par un esprit imaginatif. Pour s’aider, on peut commencer à dresser la liste de ces faits indéniables.

 

Alors seulement, on se familiarisera avec la solution proposée dans l’œuvre. Cette solution interviendra à un stade de la réflexion qui ne lui permettra pas de gagner une prépondérance sur les autres solutions. Elle constituera seulement l’actualisation d’une voie d’explication à laquelle on avait pu ou non penser, que l’on peut juger particulièrement bonne, simple, élégante ou non. Cependant elle s’inscrira dans une liste nombreuse d’explications parallèles, plus ou moins abouties, plus ou moins bonnes, simples ou élégantes en comparaison avec elle. Comme l’écrit Raphaël Baroni, « le dénouement complet et la configuration d’une explication finale ne sont que des virtualités de cette “matrice de possibilités” que représente l’intrigue dans son état encore irrésolu  » [10].

 

Après la découverte du dénouement, on reprendra les hypothèses formulées avant sa lecture et on essaiera de confirmer ces hypothèses à contre-courant de la solution explicitée dans le livre. Construire une solution alternative, en tant que pédagogue, correspond au strict nécessaire. Cependant l’esprit ne gagnera une certaine flexibilité face au récit qu’à partir du moment où vous aurez conçu plusieurs solutions alternatives (ou au moins plusieurs pistes de solutions alternatives dont vous sentez qu’elles pourraient être compatibles avec les faits indéniables du texte). Il est vérifié que plus les versions s’accumulent, plus l’euphorie créative augmente, plus l’effort interne à la lecture génère de rétribution jouissive.

 

En ceci, le.la pédagogue (comme l’agent.e InterCriPol lorsqu’il.elle enquête) est avocat.e plus que juge : on veut battre en brèche la version officielle du débat mais on laisse à d’autres le soin de trancher laquelle des versions alternatives est la vérité. On œuvre pour la défense de ses client.e.s (dont l’identité varie en fonction de son humeur), pas pour prononcer un jugement de justice.

 

2.  Comment préparer la séquence de façon à favoriser l’enquête ?

 

A - Découper l’œuvre en sections de lecture

 

L’enquête personnelle accomplie, les facteurs nécessaires sont réunis pour préparer le déroulé et les documents de la séquence à destination des élèves. Ces documents doivent créer les conditions idéales d’une lecture interventionniste : ils guideront et aideront des élèves moins entraîné.e.s que les enseignant.e.s (ou que tout lectorat aguerri) à suivre leurs intuitions de lecture, à décrypter des mécanismes d’interprétation et de manipulation linguistiques, mais de ce fait moins réticent.e.s à remettre en cause les assertions d’une œuvre. Et comme de juste, puisqu’il.elle.s subissent depuis un plus petit nombre d’année par le surmoi culturel des classiques littéraires.

 

Une enquête de critique policière suppose une lecture d’œuvre intégrale ; à l’image de celle effectuée par l’enseignant.e, cette lecture ne doit cependant pas se faire d’une traite. L’enseignant.e doit alors repérer les points de césure les plus intéressants du texte, à un intervalle relativement régulier. Ces points-clés précèdent, suivent ou délimitent certaines révélations ou certains changements textuels (stylistiques, génériques, narratologiques) et fournissent des points d’enquête idéaux. Ce sont les « carrefours interprétatifs » dont je parlais plus tôt et qui invitent le lectorat, selon les termes d’Umberto Eco, à des « promenades inférentielles[11] » : ces moments où le public pose son livre et sort du texte stricto sensu pour tenter de prévoir les cours d’événements à venir, leurs causes et leurs explications, en se servant de connaissances sur le monde et sur la littérature et en les adaptant aux spécificités du texte (« “D’habitude…, Toutes les fois que…, Comme cela se passe dans d’autres récits…, D’après mon expérience…, Comme nous l’enseigne la psychologie[12]…” »). De tels moments sont particulièrement favorables au développement de la pensée créative et de ses compétences propres[13].

 

Dans le cas du Chien des Baskerville par exemple, j’ai opté pour un découpage en quatre sections, de longueurs à peu près égales. Je le retrace ici avec précision pour faire ressortir les potentialités de chaque chapitre et de chaque section : les procédés d’intrigue, de suspense et de surprise qui les structurent et qui servent à manipuler le lecteur, à l’égarer ou à le mettre sur la voie.

 

  • Chapitres 1 à 4 (environ 42 pages dans l’édition Librio) : cette section réunit quatre des cinq chapitres initiaux situés à Londres. Le chapitre 1 (« M. Sherlock Holmes ») nous présente Watson et Holmes faisant des déductions à partir de la canne abandonnée la veille par le docteur Mortimer, qui finit par arriver et se présente. Dans le chapitre 2 (« La malédiction des Baskerville »), Mortimer révèle aux deux hommes la légende du chien des Baskerville et la mort étrange de Charles Baskerville. Au chapitre 3 (« Le problème »), Mortimer leur demande comment se comporter face au nouvel héritier qu’il va accueillir à la gare ; Holmes prend ensuite le temps de réfléchir à l’affaire. Au chapitre 4 (« Sir Henry Baskerville »), Mortimer et Henry rendent visite à Holmes et Watson, leur apprennent la réception d’une lettre anonyme de mise en garde et le vol d’une chaussure de Henry ; ils sont ensuite filés par un individu barbu qui échappe à la poursuite de Holmes et Watson. Enfin, Holmes prend pour résoudre ces mystères des dispositions qui restent obscures pour Watson et le public.

 

Avec cette première section, un nombre important d’informations doit être emmagasiné dans la mémoire : il faut différencier les nombreux personnages et les différents niveaux de l’intrigue, entre la légende de la mort de Sir Hugo, le crime possible de Sir Charles et le danger que pourrait courir Sir Henry. Pour le moment, il s’agit moins d’imaginer des explications que de compiler les données du problème.

 

  • Chapitres 5 à 7 (environ 39 pages) : cette section correspond au glissement de l’intrigue de Londres vers la lande entourant le manoir des Baskerville, intrigue qui s’épaissit progressivement de nouveaux problèmes. Le chapitre 5 (« Trois fils rompus ») rend compte de trois culs-de-sac dans les investigations de Holmes : l’incapacité à identifier le.la voleur.se des chaussures de Henry, le.la rédacteur.rice de la lettre anonyme et le.la fileur.se de Mortimer et Henry. Holmes députe Watson à sa place sur la lande. Le chapitre 6 (« Le manoir des Baskerville ») est essentiellement descriptif et installe un climat de suspense propre aux romans gothique et fantastique ; il décrit le voyage de Mortimer, Henry et Watson jusqu’au manoir des Baskerville et l’installation des deux derniers. On apprend qu’un forçat s’est évadé d’une prison proche et erre sur la lande. Le chapitre 7 (« Les Stapleton de Mirripit House ») multiplie les énigmes : Henry et Watson ont entendu pendant la nuit des sanglots de femme mais Mme Barrymore nie avoir pleuré malgré ses yeux rouges et gonflés. Le télégramme censé leur confirmer que M. Barrymore était bien au manoir lorsque Henry et Mortimer ont été filés dans Londres a en fait été remis à Mme Barrymore. Enfin la rencontre de M. Stapleton et de sa sœur incline le lectorat aux soupçons. Bien que M. Stapleton paraisse plus ridicule qu’antipathique, la mise en garde violente de Mme Stapleton et la peur extrême qu’elle semble éprouver pour son frère fournissent aux deux personnages une caractérisation très inquiétante.

 

Arrivé à ce point, le public a suffisamment de faits et de suspects en main pour commencer à concevoir des hypothèses. Le texte pousse clairement à en formuler certaines : le.la fileur.se de Londres et Barrymore ont la même barbe noire, la mise en garde de Mme Stapleton rappelle la lettre de menace anonyme reçue par Henry à Londres. C’est l’endroit idéal pour essayer de prévoir ce que la suite du texte validera ou invalidera, pour deviner les informations manquantes et pour commencer à proposer des explications à la mort de Sir Charles. On est typiquement face à un carrefour interprétatif.

 

  • Chapitres 8 à 11 (environ 51 pages) : cette section est très intéressante sur le plan narratologique. Les deux premiers chapitres sont des rapports du docteur Watson envoyés par courrier à Sherlock Holmes, le troisième est constitué d’extraits du journal de bord de Watson : ces trois chapitres introduisent donc un narrateur second, enchâssé dans la narration première. Le Watson des mémoires, qui écrit et publie les enquêtes de Sherlock Holmes des années après leur résolution, laisse place au Watson du passé, immergé dans l’enquête et qui n’en connaît ni les tenants ni les aboutissants. Au début du chapitre 11, Watson note : « les incidents des quelques jours qui suivirent sont gravés dans ma mémoire de façon indélébile et je puis les retracer sans me reporter aux notes prises alors[14] ». On retrouve de ce fait le premier niveau d’énonciation.

 

Au chapitre 8 (« Premier rapport du Docteur Watson »), ce dernier rapporte des visites reçues de ou rendues à Stapleton (Henry Baskerville est en train de tomber amoureux de sa sœur), Mortimer et M. Frankland de Lafter Hall. Il raconte aussi avoir observé Barrymore de nuit, observant seul la lande à travers une fenêtre. La deuxième partie du chapitre 9 est consacré à cette dernière énigme : Mme Barrymore est en réalité la sœur de Selden, le forçat évadé. Les Barrymore aident Selden à se cacher sur la lande et communiquent avec lui de nuit par signaux lumineux. Henry Baskerville et Watson tentent de capturer le forçat qui parvient à s’enfuir ; en parcourant la lande, Watson aperçoit sur un rocher la silhouette d’un autre homme qui disparaît aussitôt. Le début du chapitre 9 rapporte une entrevue entre Henry et Beryl Stapleton dont Watson est le témoin lointain : comme Henry déclarait son amour à Beryl et que Beryl lui répondait en évoquant le danger pour lui à rester sur la lande, M. Stapleton est intervenu, furieux et insultant. Stapleton rend ensuite visite à Henry pour lui expliquer que son attachement à sa sœur lui a fait perdre toute notion de politesse ; il lui demande un délai de trois mois avant toute demande en mariage, pour s’habituer à l’idée qu’il devra se séparer de sa sœur.

 

Au chapitre 10 (« Extraits du journal »), Barrymore apprend à Watson et Henry que le soir de sa mort, Charles Baskerville avait rendez-vous avec une personne dont les initiales sont L. L. ; c’est probablement Laura Lyons, la fille de Frankland. Barrymore confirme à Watson qu’un autre homme que Selden se cache sur la lande. Au chapitre 11 (« L’homme du rocher »), Watson rend visite à Laura Lyons. Celle-ci avait demandé rendez-vous à Sir Charles pour qu’il l’aide à financer son divorce d’avec un mari violent. Une autre aide s’étant présentée plus tôt, elle n’est finalement pas allée au rendez-vous. Watson parvient ensuite à découvrir la cachette de l’inconnu de la lande et, comme nous l’apprennent les deux dernières phrases du chapitre, cet inconnu se révèle être en fait Sherlock Holmes.

 

C’est avec ces dernières phrases du chapitre 11 que le dénouement va commencer, grâce aux explications de Sherlock Holmes qui a déjà résolu l’affaire. On est alors au cœur du suspense, au moment où très peu des informations accumulées font sens les unes par rapport aux autres. Ces chapitres sont les plus intéressants du livre, au sens où ils invalident une partie des signaux de culpabilité placés dans les chapitres antérieurs (ceux concernant les Barrymore qui paraissent désormais innocents dans le meurtre de Sir Charles) et où ils enjoignent à une méfiance encore plus grande contre d’autres personnages (particulièrement Stapleton), tout en introduisant de nouveaux mystères et de nouveaux personnages (l’inconnu de la lande, Laura Lyons). Il devient alors difficile de faire le tri entre les informations incriminantes et les informations anecdotiques, de distinguer celles qui, dans la résolution finale, expliqueront l’intrigue principale (autour du meurtre de Sir Charles) ou une intrigue secondaire (comme la cavale de Selden). C’est au cœur de ces incertitudes qu’une multiplicité des théories pourra naître, d’autant que nous sommes en possession de presque toutes les informations nécessaires à leur élaboration. C’est le dernier carrefour interprétatif entièrement libre du texte. Ensuite, le discours de Sherlock Holmes commencera à imposer aux faits une échelle de valeur et d’importance dans l’explication des meurtres.

           

  • Chapitres 12 à 15 (environ 41 pages) : dans cette section finale, Holmes révèle peu à peu à Watson la nature du meurtre de Sir Charles, le nom du coupable et son mobile. Au chapitre 12 (« La mort sur la lande »), Holmes apprend à Watson que Stapleton a une liaison avec Laura Lyons et que celle qu’il fait passer pour sa sœur, Beryl Stapleton, est en réalité sa femme. À ce moment, un hurlement d’horreur les entraîne sur la lande et leur fait découvrir un cadavre qu’ils prennent d’abord pour celui de Henry, mais qui s’avère être finalement celui de Selden habillé des vieilles frusques de Henry. Stapleton vient à passer ; ils lui apprennent la nouvelle. Holmes précise ensuite à Watson qu’ils manquent de preuve pour faire arrêter cet assassin, qui aurait ce soir-là lâché un chien terrifiant pour tuer Sir Henry. Le chien, dressé à reconnaître l’odeur de Henry grâce à la chaussure volée à Londres, aurait été trompé par les vieilles frusques de Henry portées par Selden.

 

Le chapitre 13 (« Mise en place des filets ») est consacré aux préparatifs du stratagème qui confondra Stapleton. Revenus au manoir des Baskerville, Holmes et Watson découvrent une ressemblance frappante entre un portrait d’Hugo Baskerville et Stapleton : le mobile des crimes correspond donc aux vues de Stapleton sur l’héritage. Le lendemain matin, Holmes et Watson font croire à Henry qu’ils repartent à Londres. Ils lui recommandent d’aller dîner chez les Stapleton le soir même et de rentrer à pied. Ils rendent ensuite visite à Laura Lyons et lui apprennent que Beryl est la femme de Stapleton. Effondrée, Laura leur explique que Stapleton lui a dicté la lettre du rendez-vous pris avec Sir Charles le soir de sa mort, puis qu’il lui a recommandé de ne pas s’y rendre. Watson et Holmes accueillent à la gare l’inspecteur Lestrade, dépêché par Holmes.

 

Le chapitre 14 (« Le chien des Baskerville ») contient le dénouement de l’intrigue. Holmes, Watson et Lestrade attendent aux abords de la maison des Stapleton le retour de Henry sur la lande. Ils observent Stapleton se rendre dans un hangar d’où sortent des bruits semblables à ceux d’une bagarre. Le brouillard se lève, compromettant la rescousse de Henry. Lorsque Henry sort enfin, les trois hommes le voient poursuivi par un immense chien noir à la gueule enflammée. Holmes abat l’animal de justesse et constate qu’il a la gueule couverte de phosphore. Lorsque les enquêteurs se rendent à la maison des Stapleton, le mari en est déjà parti et Beryl est enfermée, rouée de coups et emmaillotée à un poteau. Beryl les informe que son mari a dû fuir dans le bourbier qui lui sert de repère mais qu’il a peu de chance d’y retrouver son chemin dans le brouillard nocturne. Le lendemain matin, Holmes, Watson et Beryl se rendent au repère de Stapleton, une mine abandonnée au milieu du bourbier. En chemin, ils trouvent la chaussure de Henry volée à Londres mais aucune trace de Stapleton, qui a probablement été aspiré par le bourbier dans la panique de la nuit.

 

Le chapitre 15 (« Rétrospective ») fournit à Watson et au public les explications manquantes : quelques temps après les événements, Holmes répond aux questions de Watson et lui rapporte les deux conversations qu’il a eues avec Beryl Stapleton. Le père de M. Stapleton était le frère cadet de Sir Charles et du père de Sir Henry. Né en Amérique du Sud où il avait épousé sa femme, Stapleton détourna une somme considérable du Trésor Public puis vint s’installer en Angleterre sous un nom d’emprunt. Après la faillite de leur établissement scolaire, deux ans avant la mort de Sir Charles, les Stapleton s’installèrent en tant que frère et sœur près du manoir des Baskerville. Sir Charles, en parlant à Stapleton de la légende du chien, lui donna le moyen de l’assassiner. Stapleton acheta un chien féroce à Londres et le cacha dans le bourbier, aidé peut-être de son domestique, Antoine (probablement originaire d’Amérique du Sud) ; il utilisa son ascendant sur Laura Lyons pour faire sortir Sir Charles de nuit sur la lande. Il tenta ensuite d’assassiner Henry à Londres, où il était venu accompagné de sa femme Beryl (qui envoya à Henry la lettre anonyme de mise en garde). Il vola une chaussure à Henry pour pouvoir mettre le chien sur sa piste, puis fut suivi par Holmes et Watson comme il filait lui-même Henry et Mortimer. Il aurait tenté de faire jouer un rôle actif à sa femme dans le meurtre de Sir Henry. Beryl s’y refusant, Stapleton l’aurait battue et attachée le soir de l’assassinat manqué de Henry pour qu’elle ne compromette pas ses plans. Selon Beryl, Stapleton comptait toucher l’héritage depuis l’Amérique du Sud ou en se présentant au notaire sous un déguisement. Une série de cambriolages meurtriers commis dans la région des Baskerville les deux années précédentes pourrait même lui être attribuée, œuvre d’un criminel sans aucun scrupule et au remarquable sang-froid.

 

L’étude séparée des chapitres 1 à 11 et des chapitres 12 à 15 permet d’observer un fait presque constant dans les intrigues policières : le dénouement est rarement une combinaison des seuls faits évoqués dans la première partie du récit, qui correspondrait à toute l’exposition du problème. L’explication du problème (ici les chapitres 12 à 15) est encore inventive : elle impose un certain nombre de faits, certains indéniables, d’autres contestables car simplement attestés par des témoignages et non étayés par des preuves. C’est la combinaison des faits antérieurs avec ces faits nouveaux qui résout l’intrigue.

 

C’est là que le travail de la critique policière trouve sa véritable difficulté : il est possible d’imaginer des pistes de solutions alternatives avant le dénouement et l’explication de l’affaire. Cependant, comme l’explication contient de nouveaux faits contraignants, toute solution ne peut trouver sa cohérence qu’au moment où elle reçoit des informations d’une solution concurrente, celle cautionnée par le livre. Il y a donc une forme de contamination cognitive au moment du dénouement et de l’explication, entre l’emmagasinage de faits nouveaux (qui doivent ou peuvent servir la création d’explications multiples) et la présentation orientée de ces faits en faveur de la solution donnée dans le livre[15]. Cette contamination est encore un facteur qui tend à rendre le public passif ou qui entrave sa capacité à interpréter différemment les indices.

 

C’est donc là que se situe la stimulation fondamentale de la critique policière, fondamentale autant pour l’esprit créatif que pour l’esprit critique. Contrairement à un simple exercice d’invention ou de création, la critique policière est obligée de gérer le chevauchement constant des activités de création et de réception, d’entendre des informations sans les assimiler telles qu’elles sont présentées, de reconfigurer ces informations au moyen d’un doute perpétuel : qu’est-ce qui a été prouvé, qu’est-ce qui ne l’est pas et pourrait n’avoir été que prétendu, comment penser chaque donnée sous d’autres angles, comment modifier ce qui peut l’être sans trahir ce qui doit être respecté ?

 

Le dernier biais contre lequel lutte activement la critique policière, c’est de ce fait la réification du savoir, cette « habitude des enseignants et élèves de considérer les objets d’un apprentissage comme existant par eux-mêmes, qui doivent être transmis, acquis, emmagasinés et restitués aussi fidèlement que possible lors des tests de connaissance ou contrôles[16] ». En repensant la valeur de chaque énoncé textuel en matière de vérité, de réalité, d’éthique et d’énonciation, l’enquête littéraire ne démontre pas théoriquement. Elle transforme les émotions de lecture en outils interprétatifs solides : doute, excitation d’une contradiction cohérente découverte, déception ou découragement face à des culs-de-sac interprétatifs. À travers ces procédures, elle rend sensible à quel point l’acquisition du savoir continue de construire le savoir, de l’orienter et de lui donner des sens très divers, d’une solution et d’un.e lecteur.rice à un.e autre.

 

Pour déterminer comment préparer au mieux les élèves à cette gymnastique intellectuelle, un dernier point théorique s’avère nécessaire. J’y proposerai une terminologie de travail concernant les gestes d’interprétation propres à la critique policière.

 

C - Le réseau textuel de l’enquête : plateforme factuelle, plaques tournantes et traverses consensuelles

 

Une fiction narrative peut être définie comme l’exposition linéaire et tensive d’un réseau de faits. L’ordre et la manière selon lesquels ces faits sont présentés change bien sûr radicalement la nature de chaque narration, mais comme le rappelle Raphaël Baroni, une fiction narrative implique simplement 1) une chaîne de faits qui peuvent être chacun des causes ou des effets (et dont l’ordre logique et chronologique, la fabula ou séquence événementielle, ne se confond pas avec l’ordre dans lequel ils sont présentés au lecteur, le sujet ou séquence textuelle), 2) la recherche d’un sens, c’est-à-dire d’une cohérence interne à ces causes et à ces effets (la configuration, dont on peut éventuellement tirer un apprentissage transportable au monde réel) et 3) la présence de procédés de suspense, de curiosité et/ou de surprise (l’intrigue[17]. Comme le dit Aristote, une narration, c’est un enchaînement de faits qui précipitent le récit vers une fin significative ; c’est une mécanique de causes-conséquences à reconstruire ou à analyser [18].

 

On a déjà remarqué que les faits mis en réseau et en tension dans une fiction sont de natures très diverses, à la fois dans leur rapport à la vérité (celle de l’univers fictionnel) et dans leur degré de crédibilité textuelle. Très divers sont aussi les rôles ou les fonctions que l’interprétation leur attribue.

 

L’interprétation des faits peut être interne au livre : dans les fins « fermées », le récit attribue sinon explicitement, du moins clairement une fonction à chacun des faits (tel fait explique tel autre fait qui en implique tel autre, et c’est comme ça que tout a fini). Les intrigues policières résolues au sein du récit en sont un bon exemple : les chapitres 14 et 15 du Chien des Baskerville s’y emploient presque exclusivement. En revanche, dans les fins dites « ouvertes » la répartition de ces fonctions reste ambiguë, voire largement indécidable. Le texte ne détermine pas clairement quoi/qui implique quoi/qui, et c’est au lecteur de faire ce travail.

 

Parmi les fonctions que l’interprétation attribue aux faits textuels :

– Certains faits sont directement incriminants pour les coupables.

– D’autres sont indispensables à la chaîne de causes-conséquences reconstituée dans l’intrigue.

– D’autres en revanche appartiennent à la « caractérisation » de l’univers fictif, terme sous lequel, comme en grammaire, on regroupera tous les éléments qui ne sont pas strictement nécessaires à la production d’un énoncé correct et complet. Ces faits anecdotiques, détails en apparence superflus, donnent à la fiction l’allure illusoire de l’univers réel (où nous sommes toujours confrontés à une multiplicité de stimuli dont beaucoup sont superfétatoires). Ils contribuent à différencier la fiction d’une simple machine à produire du sens, et il est notable que leur absence diminue largement le plaisir de la lecture : une bonne fiction doit toujours posséder une part de faits superflus.

– Certains faits servent l’intrigue principale (l’enchaînement de causes-conséquences dont l’œuvre déclare parler en priorité), d’autres construisent des intrigues secondaires qui viennent s’entrelacer à la première comme des expériences simultanées, parfois mêlées, mais pas entièrement liées dans leurs significations ultimes.

 

Quelle est alors la spécificité de la critique policière en tant qu’interprétation ? Quels rôles attribue-t-elle aux faits et comment les combine-t-elle ?

 

En fait, la critique policière considère que tout texte demeure toujours ouvert : les fins fermées ne sont que des illusions d’optique interprétative. Son activité consiste à conserver une partie des faits – tous les faits indéniables et une partie des faits contestables et anecdotiques – pour remodeler totalement leurs relations hiérarchiques et d’interdépendance. Lorsqu’elle conçoit une solution alternative, elle commence donc par se « débarrasser » d’un certain nombre de faits reclassés dans la catégorie de l’anecdotique et de la caractérisation, et conserve un réseau factuel à partir duquel elle va construire un autre édifice explicatif.

 

 Ce réseau de faits conservés, c’est la « plateforme factuelle » à laquelle travaille l’enquêteur.rice. C’est la base de la construction textuelle (comme les plateformes off-shore sont la base de toute construction en pleine mer) : ce sur quoi repose l’édifice du récit (et sa multitude de faits anecdotiques supplémentaires), ce qu’il restera si on ramène l’édifice à sa structure la plus rudimentaire.

 

Cette plateforme est constituée de pièces détachées, et chaque solution correspond à une configuration particulière des pièces détachées, reliées entre elles pour former une certaine plateforme. Parmi ces pièces détachées, les piliers correspondent aux faits indéniables et contraignants du texte (ceux pour lesquels il existe une preuve d’existence objective dans le monde de la fiction) et aux faits postulés par le récit sans preuve tangible, ou plus exactement une partie de ces faits postulés, sélectionnés avec soin par l’enquêteur.rice. En combinant cet ensemble de faits, on obtient un enchaînement de causes-conséquences d’où rayonnent toutes les autres informations du texte. Une solution suppose la mise en réseau de tous ces faits.

 

Pour mettre en réseau les piliers, on s’adonne à au moins deux opérations créatives bien distinctes : d’une part la combinaison des faits conservés, d’autre part l’invention de faits supplémentaires.

 

La combinaison des faits conservés (par exemple : 1) Selden meurt parce que 2) il portait les vêtements d’Henry et que 3) le chien était entraîné à pister l’odeur d’Henry 4) au moyen d’une chaussure volée à Londres) fait ressortir rapidement des plaques tournantes : ce sont les faits qui possèdent un potentiel combinatoire très puissant et qui permettent donc de relier plusieurs faits entre eux dans des chaînes de causes-conséquences. Le chien est la plaque tournante qui relie le vol de la chaussure, le don de vêtements de Henry à Barrymore qui lui-même les a offerts à Selden, la mort de Selden et, en conséquence, la preuve que quelqu’un a entraîné le chien à attaquer Henry. Ces plaques tournantes sont un peu comme les doubles aux dominos : elles peuvent réorienter la disposition de l’intrigue et permettent d’y circuler dans des directions multiples.

 

L’invention de faits supplémentaires, servant à relier les faits textuels conservés, est l’activité la plus libre de l’enquête littéraire. Cependant, elle est pratiquée au service exclusif de la plateforme factuelle et de ses plaques tournantes. On ne crée pas pour créer mais pour justifier l’existant : pour inventer les plaques tournantes manquant encore dans le réseau explicatif. Ce sont comme les traverses qui à la fois relient et maintiennent entre eux les piliers de la plateforme factuelle.

 

Lorsqu’on s’adonne à des enquêtes collectives, il apparaît bien vite que certaines de ces traverses reviennent d’une solution à l’autre, sans collaboration de leurs auteur.rices respectif.ves. En effet, ces traverses consensuellessont soit évidentes, soit particulièrement élégantes, soit très efficaces, soit remarquablement économiques, soit attendues génériquement, soit des lieux communs fictionnels, etc. Elles font facilement consensus en pratique pour remplacer les plaques tournantes de la solution originale. Dans le cas du Chien des Baskerville, l’idée que le témoignage de Beryl au chapitre 15 soit un mensonge destiné à manipuler Holmes et à cacher la vérité sur l’affaire est une des traverses les plus consensuelles dans l’élaboration de solution alternatives. De même le fait d’accuser Mortimer vient naturellement à l’esprit de nombreux.ses lecteur.rices, car après tout il est venu jusqu’à Londres dépêcher Sherlock Holmes et lui a raconté une version des faits – sa version des faits – dont l’impact s’étend sur toute l’enquête. Autre exemple : en parcourant sur le site d’InterCriPol les différentes solutions proposées à Ils étaient dix d’Agatha Christie, on peut s’amuser à identifier les traverses consensuelles de cette affaire. L’une d’entre elles correspond à l’implication possible de l’armée ou de la marine, mentionnées une fois chacune au début du roman sans que la solution finale n’en tienne compte.

 

Comme l’imagination des enquêteur.rice.s est limitée par le respect dû à un réseau factuel très déterminé, il est normal que la combinatoire imaginative se réduise d’autant. Les traverses consensuelles émergeront très vite d’une enquête collective menée en classe. Elles procurent certainement un des plaisirs les plus immédiats et les plus innocents de l’analyse littéraire parce qu’elles témoignent d’une intelligence collective de la narration, de ses contraintes génériques, de son histoire, à laquelle nous avons été entraîné.e.s dès le plus jeune âge par une multitude de médias narratifs. Inventer servira alors à intégrer un savoir non réifié : à découvrir ce que l’on sait déjà intuitivement et à se l’approprier consciemment et définitivement.

 

B - Une aide pour les élèves : dresser la liste des faits indéniables

 

 

En prévision de la séquence et après le découpage du texte en plages successives de lecture, dresser la liste des faits indéniables peut aider beaucoup à la réussite de l’enquête collective. Dans le cas du Chien des Baskerville, on peut produire grosso modo cette liste :

 

–      Un chien a laissé des traces juste à côté de l’endroit où le cadavre de Sir Charles a été découvert (mais rien ne prouve que ces traces datent exactement du moment où Sir Charles est mort).

–      Quelqu’un suit Mortimer et Henry Baskerville à Londres.

–      Quelqu’un a volé une chaussure à Henry.

–      Quelqu’un a envoyé à Henry une lettre de mise en garde (le papier a l’odeur d’un parfum de femme, « Jasmin blanc »).

Beryl met en garde contre son séjour Watson (qu’elle prend pour Henry Baskerville) la première fois qu’elle le voit. Elle met ensuite en garde Henry lui-même.

–      Selden est aidé par les Barrymore (même si l’on pourrait contester qu’il soit le frère de Madame Barrymore ; personne ne semble vérifier l’information auprès d’autorités légales).

–      Selden meurt d’une chute sur la lande.

–      Un animal a été enfermé dans le bourbier et a très probablement mangé le chien de Mortimer.

–      Le soir de la catastrophe, il y a quelque chose ou quelqu’un dans le hangar des Stapleton.

–      Ce soir-là, Beryl a été rouée de coups, enfermée et attachée à un poteau. Ses paroles prouvent qu’elle connaît alors l’existence du chien.

–      Beryl déclare à Holmes que c’est bien Stapleton qui est coupable.

–      Un chien existe bien et a été badigeonné de phosphore, un composant chimique qui n’existe pas à l’état naturel en Angleterre.

–      Stapleton et son domestique Antoine disparaissent à la fin du dénouement.

–      Stapleton est le fils de Roger Baskerville. Il a épousé une beauté du Costa Rica, a détourné des fonds du Trésor Public, s’est enfui avec sa femme en Angleterre sous le nom de Vandeleur, a ouvert dans le comté d’York une école qui a périclité puis est venu s’installer près du manoir des Baskerville deux ans avant la mort de Sir Charles.

 

Le reste des faits, qui demeurent contestables (par exemple le fait que Laura Lyons ait eu une liaison avec Stapleton et qu’elle ignorait qu’il était déjà marié), pourra faire l’objet d’une sélection libre et spontanée de la part des élèves. En revanche, fournir à la classe l’ensemble des contraintes à respecter sous la forme de cette première liste servira de guide et d’aiguillon à la créativité, comme les règles d’un exercice à contraintes.

 

Lecture et enquête personnelle, préparation d’un tableau des personnages (dont les critères de classement seront adaptés aux spécificités de chaque œuvre), découpage du texte en sections (sessions ?) d’enquête successives, conception d’une liste de faits indéniables comme base d’invention à contraintes : voici les étapes qui permettront de mener une enquête collective en classe dans les meilleures conditions. Il reste cependant à donner un exemple concret du déroulé d’une séquence, de la structuration des exercices et de leurs possibles prolongements littéraires et culturels. C’est cette méthodologie pratique qui nous occupera désormais. 

 

Pour découvrir le déroulé complet de la séquence qui a été menée,

rendez-vous sur la page suivante de notre enquête.

 

 

 

Pour citer cet article : 

Sarah Delale, "Comment enseigner la critique policière dans le secondaire ? méthodes et pratiques à partir du Chien des Baskerville", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire Baskerville (enquête policière et didactique", N°002, Déc. 2020. URL http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/enseigner-la-critique-policiere-dans-le-secondaire-methodes-et-pratiques-a-partir-du-chien-des-baskerville/comment-concevoir-une-sequence-de-critique-policiere.html. Consulté le 5 février 2021. 

 

Illustrations :

Photogrammes des film Le Nom de la Rose, de Jean-Jacques Annaud (1986), Usual suspects, de Brian Singer (2001) et de la série canadienne Coroner (2019, CBC télévision)

Vue de la plateforme tournante de la gare SNCF de Noyelles. 

Notes : 

[1] La valse des confinement-déconfinement-reconfinement-re-reconfinement sans déconfinement ne m’a pas permis de consulter et de renvoyer aux ouvrages de référence papier sur les biais cognitifs. La notion, forgée par Daniel Kahneman et Amos Tversky, est assez bien traitée sur Wikipédia que je me permets donc de citer. Wikipédia, encyclopédie en ligne créée par Jimmy Wales et Larry Sanger, Wikimedia Foundation, 2001-, article « Biais cognitif », en ligne. Citation : ibid., article « Biais d’ancrage », en ligne.

[2] Ibid., article « Effet de simple exposition », en ligne.

[3] Ibid., article « Biais de confirmation », en ligne.

[4] Ibid., article Biais rétrospectif », en ligne.

[5] Ibid., article « Biais de disponibilité », en ligne, qui renvoie à Pierre Lainey, Psychologie de la décision, 3e édition, Montréal, Éditions JFD, 2017, p. 75.

[6] Wikipédia, encyclopédie citée, article « Biais d’appariement », en ligne.

[7] Ibid., article « Effet d’ambiguïté », en ligne.

[8] Ibid., article « Effet retour de flamme », en ligne.

[9] Sur les vertus particulières de la première lecture, la seule qui permette d’actualiser véritablement tous les potentiels de l’intrigue et toutes ses virtualités, voir par exemple Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, p. 43-44 : « Reste que décrire les virtualités d’un récit exigence d’assumer la dépendance de cette analyse envers une lecture procédant en tâtonnant à travers les méandres de l’histoire. Certes, il y a des virtualités qui demeurent lisibles lors d’une réitération du texte […]. Il faut cependant reconnaître que la première lecture demeure une expérience esthétique singulière, qui ne peut être répétée de manière parfaitement identique. Ce n’est que lors de cette première occurrence, à la fois éphémère et irréversible, que l’intrigue déploie son plein potentiel, raison pour laquelle nous sommes si réticents à apprendre de manière anticipée une information qui risquerait de la spolier de sa richesse, ou plus exactement de la spoiler. »

[10] Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigueop. cit., p. 43. Voir aussi p. 67 : « le dénouement […] est optionnel et ne constitue que l’une des virtualités de l’histoire ».

[11] Umberto Eco, Lector in fabulaop. cit., p. 150-151.

[12] Ibid.

[13] Sur les compétences cognitives de la pensée créative (identification, définition et redéfinition de problèmes, encodage sélectif, comparaison et combinaison sélectives des informations, pensée divergente, évaluation des idées, flexibilité de la pensée) et sur ce qui favorise et empêche ces compétences, voir par exemple Todd Lubart, Christophe Mouchiroud, Sylvie Tordjman et Franck Zenasni, Psychologie de la créativité, 2e édition, Paris, Armand Colin, coll. CURSUS Psychologie, 2015, chapitre 2, « Intelligence et connaissance », p. 29-46.

[14] Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, Le Chien des Baskerville, trad. cit., p. 127.

[15] Cette contamination cognitive est à rapprocher d’un trait de personnalité qu’on appelle « la tolérance à l’ambiguïté » et qui joue un grand rôle dans le potentiel créatif des individus. Les personnes tolérantes à l’ambiguïté « acceptent et/ou désirent les idées, les stimuli, les situations ambiguës, alors que les personnes intolérantes à l’ambiguïté ont des réactions de stress, réagissent hâtivement, brusquement ». La tolérance à l’ambiguïté « permet de ne pas se contenter de solutions hâtives, partielles ou non-optimales face à des problèmes complexes » (Todd Lubart et aliiPsychologie de la créativitéop. cit., p. 50). Confronter les élèves à des situations ambigües tout en leur fournissant des outils de résolution du problème, c’est les entraîner à résoudre en profondeur des problèmes complexes et à gérer le stress que ces problèmes génèrent (le brevet et le baccalauréat étant justement deux problèmes multi-facettes extrêmement complexes dans leur réalisation et qui génèrent un stress immense chez les élèves).

[16] Wikipédia, encyclopédie citée, article « Réification du savoir », en ligne. Sur les problèmes posés par la réification du savoir dans l’enseignement, on pourra lire notamment Michel Fabre, « Des savoirs scolaires sans problèmes et sans enjeux. La faute à qui ? », Revue française de pédagogie [En ligne], 161 | octobre-décembre 2007, mis en ligne le 01 décembre 2011, consulté le 29 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rfp/823 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.823.

[17] Voir à ce sujet Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigueop. cit., p. 30-31.

[18] Aristote, Poétique, trad. Michel Magnien, Paris, Librairie générale Française, coll. Le Livre de poche série Classiques, 1990, en particulier VI-VII, [1450a-1451a] et XXIII, [1459a].

Par Sarah Delale

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