Contres-enquêtes sur Georges Perec. Entre autres sur « 53 jours »... peut-être de Perec, mais un peu aussi un peu de l'OuLiPo et de Stendhal

 

Nota : Même si un obscur complot informatique nous empêche d'utiliser les italiques dans les titres principaux des pages, on parle bien ici, et dans toutes les enquêtes qui composent ce dossier, de "53 jours" , soit de l'ensemble du livre, et non de "53 jours", le manuscrit de Serval qui fait l'objet de la première partie du texte.  

 

 

Sept ans après sa mort, Georges Perec a encore frappé : il vient de publier un ultime roman, inachevé, « 53 jours ». Ce texte, apparemment établi par deux Oulipens, Harry Mathews et Jacques Roubaud, raconte une vertigineuse histoire d’enlèvement où l’enquête est menée à partir de manuscrits et d’œuvres. Les mises en abyme prolifèrent à tel point que les frontières entre le réel et la fiction explosent. Les solutions se multiplient jusqu’à incriminer un certain GP et son œuvre… Peut-on toutefois se fier à ce dénouement qui nous signale à quel point l’auteur et ses fictions nous bernent ? Est-il même assuré que le texte soit bien de la main de Perec ? Autant de doutes qui poussent le lecteur à être, plus que jamais, un enquêteur. 

 

C’est pour toutes ces raisons, et d’autres encore, que le cas Perec, et en particulier l'épineux dossier « 53 jours » est apparu comme l’un des plus urgents à explorer pour Intercripol. La particularité du texte est en effet, en raison de ses infinis jeux de miroirs et de son abondante métatextualité, de ne pas cantonner le soupçon à l’intrigue mais de l’étendre jusqu’au texte lui-même et plus largement à la littérature. Impossible, dans ces conditions, de recourir aux méthodes éprouvées de la contre-enquête littéraire. L’inspecteur est contraint de repenser les méthodes, les conditions et les enjeux de son investigation. Et ce d’autant mieux que « 53 jours » est lié à un auteur et un mouvement littéraire, l’Oulipo, où les jeux, les pièges, les faussaires, les mensonges, les espions, les agents doubles et les messages codés n’ont jamais manqué.

 

Nos agents se plongés durant bien plus de 53 jours dans les méandres de cette oeuvre labyrinthique, multipliant les voies d'entrée possibles, à la recherche de ses contraintes d'écriture cachées. Vous pouvez consulter ici leurs rapports. 

 

Avant Propos : 

 

  • Maxime Decout, notre bien-aimé secrétaire perpétuel, éminent spécialiste de Perec, nous explique pourquoi l'oeuvre de cet auteur, et en particulier "53 jours" est à la fois un très bon et un très mauvais objet de contre-enquête pour la critique policière : 

« 53 jours » est l’une des œuvres les plus énigmatiques et les plus fascinantes de Georges Perec. Car il ne s’agit pas seulement d’un récit policier virtuose : il s’agit d’un « romans » policier, pour reprendre le sous-titre donné à La Vie mode d’emploi. Ce polar polymorphe, labyrinthique, qui multiplie les polars dans le polar, semble nous mettre au défi. Saurons-nous éclaircir les mystères dont il foisonne ? Rien ne l’assure, d’autant que la plupart ne sont pas élucidés ou pourraient n’être que des fausses pistes. De la sorte, c’est à la résolution des intrigues, si centrale dans le roman policier, que « 53 jours » attente plus que de raison. Si bien que le lecteur n’a peut-être pas d’autre choix que celui-ci : contre-enquêter. Ne pas se satisfaire des conclusions proposées. Soit. Mais est-il vraiment en mesure d’épingler un autre coupable que l’étrange GP qui surgit au dénouement ? Est-il seulement envisageable d’élaborer un autre récit que celui qui nous parvient ? Tout porte à penser que, dans « 53 jours », c’est aussi la contre-enquête qui est mise à mal – ou mise en cause. D’où la question que nous sommes amenés à poser : « 53 jours » est-il un bon ou un mauvais objet pour la critique policière ? Lire la suite

Sur "53 jours" :

 

  • Pour commencer, ce livre est-il bien de Georges Perec - ou Georges Perec est-il celui qu'on croit - un auteur mort avant la publication de "53 jours" ?

Pour ce texte comme pour Ils étaient dix (ex-Dix Petits Nègres), Cédric Bachellerie, l'un des membres par anticipation d'Intercripol les plus actifs et aujourd'hui directeur de notre bureau Qatari, avait lancé l'enquête il y a déjà longtemps. Vous pouvez lire l'article qu'il a consacré au roman sur son blog en 2006 en suivant ce lien 

 

  • Troublée par les soupçons de Cédric Bachellerie, qui venaient faire écho à ses propres observations sur la présence d'autres textes oulipiens dans "53 jours", Gaëlle Debeaux a suivi la piste complexe d'une éventuelle supercherie dans l'attribution du roman, et nous livre ici le deuxième volet de son enquête (commencée dans un article à paraître de la revue Raison Publique ) :

Le point de départ de l’enquête dont il va être question dans cet article remonte à quelques années : me lançant dans des travaux de recherche sur la multiplication des récits dans le roman des années 1960 à nos jours, je décide de m’intéresser d’un peu plus près à ce petit roman étonnant qu’est « 53 jours », moins évident que La Vie mode d’emploicomme terrain d’investigation ; si l’auctorialité et ses jeux de dupes sont au cœur de l’intrigue policière qui se déploie dans ce singulier récit à double détente, il ne m’apparaît cependant pas au premier regard que l’on pourrait pousser le doute au-delà des frontières de la fiction, et remettre en cause ce que la couverture de mon édition Folio affiche : 

Georges Perec

« 53 jours »

roman

Texte établi par Harry Mathews et Jacques Roubaud

Cependant, plusieurs éléments intrigants me conduisent, pendant ces recherches, à douter de l’imperméabilité de cette frontière. Ceux-ci ne concernent pas en premier lieu le roman de Perec, mais d’autres œuvres que j’étudie... Lire la suite

 

  • De la même façon, Geoffrey Pauly (dont les initiales sont évidemment tout sauf une coïncidence) démontre ainsi que, dès sa publication, le roman s'inscrit dans une dynamique de continuation, de réécriture et de contre-enquête collective :  

La publication de « 53 jours » aux éditions P.O.L. en 1989 n’est pas seulement celle d’un roman de Georges Perec. L’œuvre sur laquelle travaillait l’oulipien au moment de sa mort est inachevée et l’édition du texte est établie par deux autres membres de l’Ouvroir de Littérature Potentielle : Jacques Roubaud et Harry Mathews qui font figurer non seulement le texte rédigé par Perec mais aussi un dossier de brouillons et de notes. Nous proposons donc d’appréhender « 53 jours » non comme une fiction romanesque de Georges Perec mais comme la représentation d’un fragment d’œuvre en attente perpétuelle d’achèvement. Et cela non seulement par les deux membres de l’OuLiPo qui se sont chargés de l’édition – puisque le montage des notes et brouillons oriente la lecture vers une possible solution de l’énigme policière posée par le manuscrit –, mais plus largement, par tous ceux qui voudraient explorer les potentialités du système de contraintes qu’il génère. Lire la suite

 

  • Caroline Julliot s'est laissée guider par une dynamique centrifuge et est allée chercher dans l'intertexte stendhalien du roman la clé du mystère :

 A mon avis — largement déterminé, je l’avoue, par mon tropisme dix-neuviémiste qui ne s’épanouit jamais tant qu’à se promener le long des pages romantiques ; mais bon, que voulez-vous, même pour l’amour de Perec on ne se refait pas — ce n’est pas, comme on peut le croire à première vue, dans un hypothétique et fuyant réel qu’il faut chercher les crimes que dénonce Perec, mais dans l’œuvre qui donne son titre à son roman : dans La Chartreuse de Parme. Mon hypothèse sera donc la suivante : « 53 jours » n’est pas seulement, en lui-même, un roman policier composé de plusieurs intrigues policières en miroir ; c’est aussi un mode d’emploi pour Revisiter/Relire/Réinterpréter/Réécrire/Rêver les foisonnantes aventures qui se déploient, au gré des manuscrits, autour du beau Fabrice del Dongo. De la même façon que, au fur et à mesure de la lecture du livre de Perec chaque manuscrit-enquête s’efface au profit du réel auquel il est censé renvoyer (réel qui, à son tour, se révèle être un manuscrit-enquête renvoyant à une autre dimension du réel ou de la fiction, et ainsi de suite),  je choisirai donc d’appréhender cette enquête labyrinthique que constitue « 53 jours » comme un prisme à partir duquel pourront se révéler les crimes insoupçonnés du monde décrit dans La ChartreuseLire la suite

 

  • Fabien Jacquard, quant à lui, s'est engouffré dans un tourbillon centripète qui le ramène, encore et toujours, à Perec, à son œuvre... et à sa culpabilité :

 Thésée était un tricheur. Sa victoire était assurée au moment où il franchissait le seuil de la demeure d’Astérion. Pourvu du fil d’Ariane, la désorientation n’était plus pour lui un obstacle. Il lui restait à se concentrer sur sa seule traque de la bête, quand tant d’autres avant lui perdaient la notion de sens commun et leur faculté d’analyse. Pour ceux-là, la suppression des repères les réduisait à des proies faciles avant même leur fatale confrontation. Thésée, lui, terrassa le monstre pour entrer dans la légende, mais cela uniquement grâce à une fraude. « 53 jours » de Perec est un tout autre labyrinthe. Car contrairement à Thésée, le lecteur se perd en chemin. Il avance à tâtons, d’un chapitre à l’autre, vers une résolution incertaine, ébauchée au fil de chapitres qui s’interrompent brutalement au beau milieu du douzième, pour laisser place à des résumés, puis à des notes plus ou moins claires, dont il doit se contenter. (...) C'est dire son mérite. Or la frontière est tenue entre l’interprétation et le délire interprétatif, comme le montre bien la situation dans laquelle sont plongés les personnages de « 53 jours » eux-mêmes. Pour nous diriger vers l’un sans trop nous fourvoyer dans l’autre, il faudra procéder avec méthode, en commençant par la première partie du livre (53 jours sans guillemets), poursuivre l’investigation en cherchant la caution des sciences dures, puis dérouler le fil dans deux directions complémentaires. Lire la suite

 

  • Courageusement, Marie Gallimardet a cherché à décrypter la clé du mystère à la façon des personnages du roman - en se laissant envahir par le "vertige des analogies et des anagrammes" qui les saisit petit à petit et qui, de substitutions en recompositions, les éloigne de plus en plus de la lettre du texte :    

Une enquête policière débute toujours par des interrogations. Un meurtre est découvert et très vite, l'enquêteur et les témoins sont amenés à se poser trois questions : qui a tué ? Comment la victime a-t-elle été tuée ? Et surtout, pourquoi ? Dans le scénario du roman « 53 jours » de Georges Perec, nous avons affaire à une disparition, celle de Robert Serval. Mais en réalité le livre contient plusieurs disparitions comme il contient plusieurs autres livres et plusieurs autres Robert Serval. Les personnages, les textes et même les identités vont être démultipliés nous plaçant, nous lecteur, face à des jeux de miroirs permanents qui nous obligerons à enquêter pour deviner la vérité qui se cache au-delà des apparences. Il ne faut donc pas enquêter sur une disparition, Veyraud puis Salini s'en sont chargés à notre place, mais sur un livre, « 53 jours » et sur son auteur, Georges Perec. Afin de mener à bien cette nouvelle enquête, nous prenons le parti pris de nous immerger entièrement dans le roman en usant (et en abusant), des méthodes d'enquête utilisées par les différents détectives au cours de leurs investigations, en traquant les coïncidences ou bien encore les associations d'idées laissées là par l'auteur pour nous aiguiller ou bien nous tromper. Lire la suite 

 

                 

 

Sur d'autres œuvres :

  • Le commissaire Jean-Luc Joly, président de l'association Georges Perec, nous offre en exclusivité les premiers rapports de ses "enquêtes de voisinage" - suite haletante de son très riche feuilleton critique en cours, consacré à La Vie mode d'emploi :

J’ai montré dans un précédent épisode de ce feuilleton critique à quel point La Vie mode d’emploi pouvait être considéré comme un roman à énigme – et même un « romans » à « énigmes ». J’ajouterai aujourd’hui que c’est aussi et même peut-être surtout un roman énigmatique et qu’en ce sens, Perec parfait par là le fonctionnement de son œuvre maîtresse comme représentation de synthèse du réel (au sens où l’on parle d’image de synthèse). En effet, de même que le réel se pose sans cesse à nous comme domaine d’interrogations, de recherches, de trouvailles ou d’irrésolutions, La Vie mode d’emploi installe le lecteur tout à la fois dans une posture de détective fureteur et d’aspirant repentant. Savoir qu’on peut savoir mais aussi qu’on pourra peut-être ne rien savoir, que notre connaissance est possible mais non sans limites est donc le viatique indispensable à qui souhaite s’aventurer dans cet immeuble – tout comme il constitue ou devrait constituer, à vrai dire, la morale élémentaire et quotidienne de tout un chacun, particulièrement quand il se mêle de recherche littéraire. Lire la suite

 

  • Warren F. Motte partage avec nous sa dis-lecture de cet étrange roman policier qu'est La Disparition :

Ma contribution à ce dossier sera modeste, car même si je suis bien friand de la critique policière, je n’ai guère d’expérience en tant que contre-enquêteur. Ce n'est pas l'envie qui me manque, je vous assure. « Qui ne s'est vu résolvant une énigme, dénouant un drame ou redressant des torts, rajustant l'orphelin dans ses droits et s'envoyant la veuve au vol ? », demande Jean Echenoz dans son roman récent, Vie de Gérard Fulmard... Lire la suite

 

L'homme, l'œuvre et la CIA 

 

  • Enfin, nous achevons ce dossier d'investigation par les révélations de Jean-Luc Bayard, auteur de P.O.L. Nid d'espions (2015) : 

La lecture est aussi une expérience de la déception. Après avoir écrit, dans son dernier livre, « 53 jours » : « La vérité est dans ces pages. Elle doit y être » (il s’agissait des pages de La Crypte, à partir desquelles le narrateur-lecteur tente d’élucider la disparition de leur auteur), Georges Perec se ravise trente pages plus loin, et son narrateur-lecteur nous avertit : « Toute la matinée, j’ai été taraudé par une intuition inexplicable : la vérité que je cherche n’est pas dans le livre, mais entre les livres ». Comme celle de La Crypte, la lecture de « 53 jours » nous conduit à un raccourci amer, une contrariété désolante : d’abord, oui, « la vérité est dans ces pages », puis non, la vérité n’y est pas ; la vérité « n’est pas dans le livre, mais entre les livres », elle s’échappe.

J’ai vécu moi-même cette expérience, éprouvé l’éclatement de la vérité, non au grand jour, mais dans des ombres croisées, au carrefour de plusieurs livres, il y a déjà longtemps. Cette expérience n’est pas sans lien avec ce que poursuit, obstinément, « 53 jours », tout en l’occultant, c’est pourquoi je me permets d’y revenir ici, en préambule. Lire la suite

  

                                   

 

Pour citer ce dossier : 

Maxime Decout et Caroline Julliot (dir.), Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : contre-enquêtes sur Georges Perec", N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/dossier-53-jours-de-perec.html. Consulté le 10 Février 2021. 

 

Illustrations :

Vues intérieures de quelques librairies de la chaîne Zhongshue (Chengdu, Yangzhou, Chongqing), déjà célèbre pour son architecture multipliant les effets d'optique et les jeux de miroirs. 

 

 

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