HOW GEO ROB

Retour au sommaire de l'enquête sur Perec.

 

 Une enquête policière débute toujours par des interrgations. Un meurtre est découvert et très vite, l'enquêteur et les témoins sont amenés à se poser trois questions : qui a tué ? Comment la victime a-t-elle été tuée ? Et surtout, pourquoi ?

 

Dans le scénario du roman « 53 jours » [1] de Georges Perec, nous avons affaire à une disparition, celle de Robert Serval. Mais en réalité le livre contient plusieurs disparitions comme il contient plusieurs autres livres et plusieurs autres Robert Serval. Les personnages, les textes et même les identités vont être démultipliés nous plaçant, nous lecteur, face à des jeux de miroirs permanents qui nous obligerons à enquêter pour deviner la vérité qui se cache au-delà des apparences. Il ne faut donc pas enquêter sur une disparition, Veyraud puis Salini s'en sont chargés à notre place, mais sur un livre, « 53 jours » et sur son auteur, Georges Perec. Afin de mener à bien cette nouvelle enquête, nous prenons le parti pris de nous immerger entièrement dans le roman en usant (et en abusant), des méthodes d'enquête utilisées par les différents détectives au cours de leurs investigations, en traquant les coïncidences ou bien encore les associations d'idées laissées là par l'auteur pour nous aiguiller ou bien nous tromper. Comme Veyraud, le narrateur de la première partie du roman nous pouvons affirmer : 

 

J'ai la prétention d'être un individu doué de raison. Je sais trop bien jusqu'à quelles fantasmagories fumeuses peut conduire une idée fixe ; je sais aussi qu'il existe un frisson, un vertige des anagrammes et des logogriphes, et qu'on peut faire tout dire, par définition, aux vingt-six lettres de l'alphabet. [2] 

 

Nous expérimenterons donc ce vertige à travers les pages, en bon lecteur que nous sommes, afin lire « 53 jours » à la manière dont les héros lisent les manuscrits tombés (par hasard?) entre leurs mains. Ainsi, nous tenterons d'exposer, à l'aide d'associations d'idées inédites mais néanmoins subjectives et audacieuses, une autre interprétation des faits mis en place par Perec. 

 

À partir de maintenant, nous endossons donc le rôle de Veyraud ou de Salini en nous confrontant aux joies de la découvertes d'indices mais aussi aux déceptions et aux frustrations inévitables qu'une enquête peut impliquer.

  

QUI EST ROBERT SERVAL ?

 

S'il nous faut enquêter sur le livre, il faut en connaître le héros. Et qui peut mieux remplir ce rôle que l'éternel absent, celui qu'on ne (re)verra jamais, Robert Serval ?

 

Au début du roman, Serval est un expatrié, qui gagne sa vie en écrivant des romans policiers. Il est déjà décrit comme quelqu'un dont l'existence est entourée de mystères, « On ne le voit pratiquement jamais en ville ; les très rares personnes qui ont eu l'occasion de l'approcher le décrivent comme un misanthrope excentrique » [3]. En disparaissant, ce dernier laisse derrière lui un roman inachevé intitulé La Crypte, mettant en scène un détective amateur nommé Robert Serval. Dans la seconde partie du livre s'opère un renversement qui fait comprendre aux lecteurs que ce qu'ils ont lu depuis le début n'était en réalité que les passages d'un livre trouvé dans la voiture d'un autre Robert Serval (le réel, celui-là ?), qui manque également à l'appel. Cette version originale du héros, si l'on peut dire, semble être un industriel, ancien résistant de guerre connu sous plusieurs pseudonymes.

 

« Pseudonyme », le mot est lâché, car le premier Robert Serval, l'auteur, n'existe pas vraiment puisqu'il se nomme en réalité Stéphane Réal. Et ne parlons pas du « vrai » Robert Serval qui a vécu une partie de sa vie en endossant plusieurs identités et qui, selon l'enquête en cours, pourrait très bien avoir été remplacé par un autre.

 

Mais alors, qui est Robert Serval ? Un auteur, un enquêteur ou bien un héros de guerre ? Et si Robert Serval était en réalité tout le monde et personne ? La première enquête de ce roman est menée par un certain Veyraud, professeur de mathématiques et amateur de déchiffrement de codes. Il pense que le manuscrit que Serval a laissé contient les indices qui le conduiront aux ravisseurs de l'écrivain. Il va donc s'improviser détective à son tour (tout comme le Robert Serval de La Crypte), et poursuivre le moindre indice qu'il croit déceler quitte à se perdre dans des impasses. 

 

Puisque tout le monde est tout le monde et personne à la fois, pourquoi ne pas rajouter quelques pistes qui n'ont pas été évoquées. À l'image donc de Veyraud qui traque dans un premier temps les points communs entre la ville fictive de Gotterdam, inventée par Serval, et Grianta, la ville où se déroule le scénario de 53 jours, essayons donc de débusquer quel homme réel a pu inspirer Perec pour le personnage de Robert Serval. On l'a déjà dit, Serval est décrit comme un misanthrope qui « est venu s'installer ici il y a quelques années et habite une suite au dernier étage de l'El-Ghazâl » [4].

 

Ce comportement et ce détail sur l'endroit où il vit n'est pas sans rappeler une personnalité emblématique des États-Unis, Howard Hughes. Perec a très bien pu puiser son inspiration dans une figure américaine ; lui qui, en 1980, peu de temps donc avant l'écriture de « 53 jours », co-signait un documentaire intitulé Récits d'Ellis Island, retraçant l'itinéraire des émigrants juifs entre 1905 et 1920 aux États-Unis. 

 

Hughes est souvent décrit comme un excentrique, il a assumé plusieurs fonctions au cours de sa vie : dans les années 1930 il a produit un certains nombre de films, dont un des plus célèbres est Scarface d'Howard Hawks, qui raconte l'ascension d'un petit malfrat à la tête d'un gang. Après la seconde guerre mondiale, il s'est essayé à l'espionnage en faisant notamment affaire avec la CIA et il est même soupçonné d'être à l'origine du scandale du Watergate à cause d'un financement douteux dans la campagne présidentielle du candidat Nixon en 1968.

 

Ne retrouve t-on pas dans la vie d'Howard Hughes quelques ingrédients communs aux différentes pistes explorées par Veyraud ? La possible implication de la Main Noire, association mafieuse de Grianta, dans la disparition de l'auteur ou bien le financement mystérieux de la construction d'un complexe sportif pour les Jeux Panafricains qui se termine en simulacre de procès dont Serval se serait servi pour le scénario de La Crypte. 

 

Tous ces éléments nous mènent donc à Hughes, jusqu'aux dernières années de sa vie, qu'il a passées reclus dans sa suite d'hôtel au dernier étage du Xanadu Beach Resort & Marina aux Bahamas, où il meurt en 1973, dans des conditions de vie déplorables. Personne ne l'avait vu depuis des mois, son corps a dû être identifié grâce à ses empreintes digitales, ajoutant ainsi une couche supplémentaire de mystère à sa vie tumultueuse.

 

Un homme meurt mais son identification est difficile. L'évocation d'Howard Hughes nous ramène au scénario du roman de Serval, La Crypte, qui met en scène le meurtre d'un capitaine de corvette, Rémi Rouard, identifié grâce à plusieurs prélèvements sur la scène de crime dont l'origine est douteuse. Peut-on alors supposer que Serval a connu le même destin que Hughes ou Rémi Rouard? Va t-on retrouver son corps quelque part et surtout, comment être sûr de l'identifier de manière certaine ?

 

 

Si l'on fait le compte jusqu'à maintenant, nous sommes déjà face à trois dédoublements, fictifs ou non, de Serval : Veyraud, l'enquêteur amateur, Hughes, le misanthrope excentrique et Rouard, la victime du roman de Serval, l'écrivain. Mais on ne peut pas en rester là car un nouveau roman entre soudain en jeu, K comme Koala.

Ce livre policier (encore un), semble avoir en partie inspiré Robert Serval pour son roman. Mais en lisant le résumé que Veyraud en fait, on ne peut passer à côté des évocations flagrantes à deux films d'Alfred Hitchcock, La Mort aux trousses (1959) et L'Homme qui en savait trop (1956). Le cinéma fait partie intégrante de la vie et de l'oeuvre de Perec, son roman Un Homme qui dort a notamment été adapté en 1974 par Bernard Queysanne. Il a également plusieurs fois écrit des scénarios et des dialogues, comme pour le film Série Noire d'Alain Corneau.

 

Rien d'étonnant donc dans la découverte de ces pistes cachées potentielles, dans lesquelles le héros est dès le début pris pour un autre, ce qui va l'amener à endosser malgré lui un rôle qui n'était pas à la base taillé pour lui. Mais intéressons-nous principalement à un personnage de La Mort aux trousses, George Kaplan. Nous parlons d'un personnage mais il faudrait plutôt dire simplement un nom. Car George Kaplan n'existe pas, c'est un leurre. C'est un nom choisi (au hasard ?) par les fédéraux, pour qu'il devienne une cible à abattre. Il pourrait être tout le monde mais il n'est personne...

 

Quatrième dédoublement de Serval. Nous passons sur la ressemblance entre les mésaventures du héros de K comme Koala et celles d'un célèbre agent secret britannique pour arriver à la seconde partie du livre qui nous apporte également son lot de copies. Salini, « l'enquêteur » qui lit la version de 53 jours que nous, lecteurs, tenons entre nos mains, peut être comparé à Veyraud, donc au Robert Serval de La Crypte. 

 

 

Serval est tout le monde, tout le monde est Serval. Que devons-nous conclure de ces pistes ? Sont-elles encore des impasses dans une enquête qui piétine ? Nous devons nous efforcer de persévérer. Veyraud épuise tout, chaque livre, chaque page, chaque mot. Même lorsque ceux-ci sont remplacés par d'autres. Remplacement, équivalence, quel mot peut le mieux qualifier les doubles de Robert Serval ?

 

HOWARD HUGHES

=

GEORGE KAPLAN

=

ROBERT SERVAL

 

 Trois hommes qu'on ne voit pas mais dont on parle... des arlésiennes. Nous nous retrouvons une fois de plus face à des déductions peut-être déjà trop subjectives. Il nous faut établir nous-même les connexions entre des preuves que nous croyons avoir mises à jour et qui nous semble laissées là, pour nous, mais surtout bien cachées, par l'auteur.Dans chaque affaire de disparition, le livre est toujours la clé. Il faut chercher dans le roman « 53 jours », celui qui se joue devant nous. Il ne faut pas non plus oublier que les mots et les noms sont importants et qu'ils renferment peut-être un code, un sens caché qui se révèlera sans doute au moment où le lecteur comprendra que ce qu'il a eu devant le yeux jusque là n'était qu'une fiction dans la fiction,un voile posé sur le réel.

            

Howard Hughes, George Kaplan, Robert Serval, trois personnages dont les prénoms et les noms comportent 6 lettres.

 

 

HOWARD / GEORGE / ROBERT

 

HOW / ARD

GEO / RGE

ROB / ERT

 

 

Nous reproduisons ici la méthode que Veyraud utilise pour comprendre pourquoi Serval a modifié certains mots dans la version dactylographiée de La Crypte. Rappelons qu'il affirme : « Le secret du livre ne réside ni dans ses anecdotes, ni dans ses péripéties, mais dans ses distorsions onomastiques. »[5] Ce jeu avec les mots va le mener à mettre à jour un nom, redouté de tous, Blabami, le chef de la Main Noire, mafia qui détient le pouvoir dans la ville.

 

 

Tout comme Veyraud, nous comprenons donc qu'il faut parfois lire entre les lignes mais surtout, verticalement. HOW, GEO, ROB... How Geo rob, comment Geo vole. Pas de question ici, une affirmation. Il est d'ailleurs également question d'un vol dans le roman de Perec, celui d'une statue de Dioclétien découverte à Grianta en 1979. Ce fragment archéologique inestimable était destiné à être exposé au Louvres qui ne reçut finalement qu'une caisse de poteries. L'enquête n'a jamais permis de retrouver la statue ou même de déterminer où elle avait été volée.

 

 

La connexion de ces trois personnages nous apporte donc une nouvelle énigme sous la forme d'une phrase qui semble avoir toujours été là. Comment Geo vole, mais qui est Geo ? George Kaplan ? Georges Perec ? 

 

Nous avons à peine le temps de nous remettre de la découverte de ce nouveau « code », qu'un autre élément nous interpelle ailleurs. Ailleurs, ou plutôt avant. Une piste vient croiser celle mise à jour à l'instant. On ne peut pas évoquer Howard Hughes et parler des dernières années de sa vie au Xanadu Beach Resort & Marina sans penser à un réalisateur ayant évoqué l'industriel américain et rendu à la fois célèbre et énigmatique le nom de Xanadu, Orson Welles. C'est dans son film Citizen Kane, sorti en 1941, que Welles met en scène « Xanadu », la demeure du magnat de la presse Charles Foster Kane. Ce palais isolé, dans lequel Kane a décidé d'assouvir son besoin de grandeur, va devenir l'endroit où il meurt, abandonné de tous, en prononçant un mot, « Rosebud », dont seul le spectateur pourra comprendre l'origine. Encore une histoire de mot et de mystère irrésolu. Trente-deux ans plus tard, Welles réalise un semi-documentaire intitulé F for Fake, qui suit Elmyr de Hory, un peintre faussaire brillant, « ami » d'un certain Clifford Irving, qui, dans les années 70, s'était vanté d'écrire l'autobiographie d'Howard Hughes qu'il n'avait en réalité jamais rencontré. Encore et toujours des faux-semblants. 

 

Mais alors, à quel moment Orson Welles croise-t-il la route de Robert Serval et ses doubles ? Ni au moment de Citizen Kane, ni au moment de F for Fake, il était déjà bien trop tard. Il faut s'intéresser aux débuts du réalisateur surdoué pour y voir plus clair. La question était de savoir si Welles, qui a commencé sa carrière artistique par le théâtre de Shakespeare, avait, par le passé, porté des pseudonymes. Traditionnellement dans le théâtre américain (comme dans le théâtre anglais ou encore à Hollywood), il y a un nom qui figure régulièrement dans les distributions, George Spelvin. Welles a parfois été crédité sous le nom de G. O. Spelvin. Ce pseudonyme est utilisé dans plusieurs cas de figures, d'abord pour faire figurer un comédien qui ne veut pas que son vrai nom apparaisse, ensuite pour un comédien qui joue deux rôles dans la pièce et enfin, dans le cas d'un personnage cité à plusieurs reprises dans le texte mais qui n'apparaît jamais sur scène. Un personnage qui n'apparaît jamais sur scène... Quelqu'un qui a un rôle prépondérant mais qu'on ne voit pas... Comme un certain Robert Serval ou bien encore, le fameux George Kaplan.

            

Qui est Robert Serval ? La réponse doit se trouver au milieu de tous ces noms qui se suivent et se ressemblent. Et une évidence semble apparaître ici : George Kaplan, George Spelvin. Ces deux personnages, puisqu'ils ne sont que cela, pourraient être là pour nous révéler un autre Georges, en français dans le texte, un autre George mais cette fois au pluriel, un Georges avec un S,  Georges Perec. 

 

Qui est Robert Serval ? La réponse est là, sous nos yeux, sur la couverture du livre que nous tenons entre nos mains et dans les dernières pages dactylographiées, « il s'appelle G P il semble adorer ce genre de difficultés » [6]. Et ajoutons que dans la réalité, notre réalité, il a lui aussi disparu en laissant un roman inachevé en 1982, sa dernière énigme.

  

COMMENT GEO VOLE (?)

 

Plusieurs questions se chevauchent donc dans l'interprétation du roman de « G P », de Georges Perec, de Geo. Mais la phrase cachée que nous venons de mettre à jour n'est pas une interrogation. Comment Geo vole, semble être la fin d'un paragraphe concluant une longue série d'explications, « (…) voilà comment Geo vole. ». Nous voici donc devant la fin de l'histoire mais il nous manque tout le déroulé des évènements. « 53 jours » est un roman inachevé qui dissimule une conclusion à laquelle il manque le développement. Un livre sans fin et une fin sans livre... D'ailleurs, cherchons-nous encore un autre roman ? Ou bien la vérité est-elle ailleurs ?

 

Nous savons qui est le héros du roman grâce en partie à Orson Welles mais nous ne devons pas négliger l'autre génie que Perec-Serval semble convoquer, Alfred Hitchcock. Dans beaucoup de films du réalisateur britannique, on assiste souvent à une rencontre entre le héros et un autre personnage qui va être le déclencheur des aventures qui vont suivre. Et ce que partage « 53 jours » avec ces films, c'est l'idée d'une spirale infernale dans laquelle le héros est entraîné malgré lui. Le lien entre Hitchcock et le roman qui nous occupe est donc plutôt évident. En 1935, ce dernier réalise Les 39 marches, film d'espionnage qui n'est pas sans rappeler certains autres scénarios déjà cités plus haut. Ce film est l'adaptation d'un roman de John Buchan du même titre et publié en 1915, on revient donc toujours à un livre. Mais Hitchcock va ici inaugurer un procédé dont son ami et scénariste Angus MacPhail serait l'inventeur, le MacGuffin. Il n'existe aucune définition arrêtée de ce qu'est un MacGuffin, Hitchcock dans son entretien avec François Truffaut raconte cette histoire :

 

Deux voyageurs se trouvent dans un train allant de Londres à Édimbourg. L'un dit à l'autre : « Qu'est-ce que ce paquet au-dessus de votre tête ? — Ah ça, c'est un MacGuffin. — Qu'est-ce que c'est un MacGuffin ? — C'est un dispositif qui permet de chasser les lions dans les montagnes écossaises — Mais il n'y a pas de lions dans les montagnes écossaises. — Alors ce n'est pas un MacGuffin ».

 

Plus concrètement, un MacGuffin prend souvent la forme d'un objet dont l'importance est primordiale pour le personnage principal et qui va s'avérer finalement secondaire lors du dénouement. Un MacGuffin est un leurre, une fausse piste mais surtout un déclencheur. Dans le film Psychose, si Marion Crane ne vole pas la somme d'argent que son patron lui a confiée, elle ne peut pas se retrouver dans le motel de Norman Bates. Le MacGuffin permet au personnage principal d'emprunter un chemin qu'il aurait sûrement ignoré en temps normal, pour y rencontrer son destin aussi tragique soit-il.

 

« 53 jours » contient de nombreux MacGuffin auxquels Veyraud va se confronter. En réalité, l'enquête du détective amateur va être jalonnée de MacGuffin, un MacGuffin va laisser place à un autre qui va lui-même laisser place à un autre. Le manuscrit intitulé La Crypte est l'élément déclencheur, le MacGuffin dans toute sa splendeur. C'est un objet, un livre, qui semble contenir la clé du mystère de la disparition de Serval. Ensuite, Veyraud constate dans une page un passage copié d'un autre livre. Dans la version du disparu, 12 mots de 12 lettres ont été remplacés par 12 autres mots de 12 lettres également. Du MacGuffin-La Crypte, on passe à un autre, le MacGuffin-K comme Koala. L'évocation d'un autre roman, Le Juge est l'assassin termine ce cheminement vers les fausses pistes et les impasses, pour laisser la place à une autre supposition tout aussi vraisemblable, celle qui implique la MN, la Main Noire.

 

Tout est donc réuni pour que le scénario soit favorable à l'apparition d'un ou de plusieurs MacGuffin. On peut même imaginer que Robert Serval est lui-même un MacGuffin, un personnage que tout le monde cherche et qui va rester introuvable. L'élément qui vient perturber la vie de Veyraud et le mener, comme il nous mène nous en tant que lecteur, jusqu'à une fin plus qu'incertaine parce qu'inexistante. Mais, comme depuis le début de cette enquête, nous nous efforçons de chercher des indices disséminés par l'auteur de ce roman, on ne peut faire autrement que de tomber dans le piège et trouver l'élément qui serait notre MacGuffin, celui qui fait basculer, une fois de plus, « 53 jours » dans le réel : The Pit and the Pendulum. À Grianta, The Pit and the Pendulum est « une horrible boîte disco » à peine évoquée mais ce nom ne nous semble pourtant pas choisi au hasard. The Pit and the Pendulum, Le Puits et le Pendule[7] est une nouvelle écrite par Edgar Allan Poe en 1842. Elle met en scène un homme, emprisonné par l'inquisition espagnole dans une cellule plongée dans le noir, qui va subir les pires tortures avant d'être finalement sauvé in extremis par le général Lasalle. Pourquoi Perec-Geo choisit-il d'appeler ainsi une discothèque ? Peut-on simplement y voir un lien entre la cellule sombre de la nouvelle et l'éclairage tamisé d'un boîte de nuit ? The Pit and the Pendulum peut également faire écho au titre du roman écrit par Robert Serval, La Crypte.

 

 

Nous voici face à deux références gothiques, l'inquisition, cette juridiction chargée de punir les hérétiques et la crypte, ce lieu sombre, souvent enterré, servant de chapelle.

 

Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin car Alfred Hitchcock est toujours parmi nous. On l'a dit plus haut, La Crypte partage son scénario avec plusieurs films du réalisateur dont L'Homme qui en savait trop. Dans la seconde version du film sortie en 1956, les McKenna, dont le fils a été enlevé, possèdent comme seul indice pour le retrouver les derniers mots d'un homme qui est mort dans leurs bras, « Ambrose Chappell ». Dès leur retour à Londres, ils se mettent à la recherche de cet homme. Mais ils se rendent vite compte que le taxidermiste à qui ils rendent visite n'est pas impliqué dans l'enlèvement de leur fils. Ils réalisent finalement leur méprise ; Ambrose Chappel n'est pas un homme mais un lieu, « Chapel Ambrose », la chapelle Ambrose. Voici donc un troisième lieu religieux qui s'offre à nous. 

 

Mais où allons-nous avec tout cela ? Dans le massif de la Chartreuse bien sûr ! Car c'est là que se dirige Geo également. Dans la seconde partie du roman, le manuscrit 53 jours étudié par Salini évoque un épisode de la vie de résistant de Robert Serval (le vrai). Une sorte de guet-apens que son équipe a subi dans une grotte dans le massif de la Chartreuse et duquel il a survécu par miracle. On se retrouve de nouveau dans un lieu sombre et humide, lié à un ordre religieux. C'est cet événement qui donne l'idée à la femme de Serval de choisir le roman de Stendhal, La Chartreuse de Parme, comme clé du mystère entourant la disparition de son mari. Et c'est également ce roman qui donne indirectement son nom au livre (ultime MacGuffin), 53 jours, soit le nombre de jours que Stendhal a mis pour dicter son œuvre.

 

Un MacGuffin peut donc en cacher un autre, ou plutôt des autres. Dans le scénario qui nous occupe, ils prennent principalement la forme de romans fictifs ou réels. Ils permettent de cheminer à travers les mots de plusieurs auteurs, qui restent parfois anonymes (on ne connaît pas l'auteur de K comme Koala), pour mener toujours à une seule personne, à un seul auteur, ce fameux Geo.

 

« 53 jours » est donc un livre fabriqué par des romans ouvertement présentés ou bien cachés, et comme le conclut Veyraud alors qu'il pense avoir trouvé l'identité des ravisseurs de Serval, « il faut lire les différences, il faut lire entre les livres comme on lit "entre les lignes" » [8].

 

Chaque choix que nous effectuons concernant les scénarios à suivre comme des pistes potentielles peut nous mener vers la vérité ou vers une énième énigme comme le montre la seconde partie de la version dactylographiée du roman de Perec qui présente un nouveau code à déchiffrer : « Un R est M qui se P le L de la R ».

 

Pour Salini, puisque c'est lui qui a repris l'enquête à ce moment-là, le code est vite déchiffré, « Solution : Un Roman est un Miroir qui se Promène le Long de la Route. Variante de la célèbre définition de Stendhal.» [9]

 

Mais si justement, nous n'avons pas emprunté la même route que Salini vers quoi cela nous mène-t-il ? Perec lui-même n'était pas vraiment sûr de la réponse à cette énigme puisque dans la seconde partie de « 53 jours », celle qui regroupe ses notes manuscrites, on remarque que d'autres réponses sont inscrites avec la mention « d'une autre main », ce qui signifie bien que des personnes extérieures à la rédaction du roman se sont penchées sur la question. 

 

À nous donc, de rajouter notre pierre à l'édifice.

 

SOLUTION : Un Roman est un MacGuffin qui se Prétend le Lion de la R...

 

Il nous manque le mot de la fin... Rien de plus normal car nous n'y sommes pas encore. Nous devons encore trouver la dernière réponse à l'ultime question qui permettra de clôturer notre enquête.

  

(POUR)QUOI ?

 

Robert Serval n'a pas pu disparaître comme cela, pour rien. Il nous manque un mobile à toute cette affaire, une raison pour laquelle Geo-Robert Serval aurait pu se volatiliser. Mais, au vu des découvertes précédentes, la question la plus logique serait davantage, quoi ? Il faut revenir au code découvert plus haut, HOW GEO ROB, comment Geo vole, mais surtout, que vole-t-il exactement ? Pour quoi vole-t-il ?

 

C'est avec l'aide de deux livres que nous pouvons émettre une supposition. Dans le scénario de La Crypte, Robert Serval, l'enquêteur s'installe chez son ami Vichard qui s'est retrouvé accusé à tort du meurtre de Rémi Rouard. Serval y découvre un livre, Le Juge est l'assassin de Laurence Wargrave, que Veyraud identifie comme étant une source d'inspiration pour Serval, l'écrivain. Comme ici il est sans cesse question de romans policiers, Perec devait obligatoirement convoquer la reine en la matière, Agatha Christie. Laurence Wargrave ne peut qu'évoquer à tous le juge Laurence Wargrave du roman Ils étaient dix paru en 1939. Et chose remarquable, si Agatha Christie s'efforce de cacher aux lecteurs jusqu'à la dernière ligne de son roman qui est le meurtrier de son histoire, Serval-Perec, lui, annonce tout de suite la couleur.

 

Le polar s'intitule Le Juge est l'assassin, pas de doute possible donc quant au dénouement de l'affaire. Le Juge Tissier, en déplacement professionnel, assiste au meurtre d'une jeune femme, une nuit, dans son hôtel. Les preuves vont rapidement désigner un certain Fly, ancien catcheur chauve qui s'est reconverti dans le proxénétisme. Ce dernier semble avoir un alibi qu'il ne peut malheureusement pas prouver. Le juge Tissier se fait ensuite assassiner après avoir reçu un certain nombre de lettres de menace de la part de Fly qui finit pas se faire condamner et exécuter. À l'image du roman d'Agatha Christie, le dernier chapitre dévoile la vérité : le juge a en réalité simulé sa mort dans le seul but de prouver que des indices bien placés peuvent facilement accuser un faux coupable. Laurence Wargrave, écrivain, utilise donc les mêmes ruses que Laurence Wargrave, juge, et finalement assassin chez Agatha Christie.

 

Tout est donc déjà annoncé dès le début du roman, suivre les pistes laissées là par le meurtrier ou le kidnappeur peut rimer avec « tomber dans le panneau ». Mais quel est donc cette conclusion vers laquelle nous nous dirigeons tête baissée ? Peut-être faut-il revenir du côté d'Hitchcock et son MacGuffin. On l'a dit plus haut, Hitchcock parle de ce procédé au moment de la sortie de son film Les 39 marches qui s'inspire d'un roman du même nom de John Buchan [10]. Il nous faut donc marcher de nouveau dans les pas de Veyraud ou Salini et étudier un autre livre pour nous ouvrir une nouvelle porte. L'histoire est assez commune si l'on regarde les différents scénarios rencontrés jusqu'à maintenant. Richard Hannay, ancien ingénieur en Afrique du Sud, vit à Londres. Un soir, un de ses voisins lui rend visite et lui annonce être en danger de mort. Hannay accepte d'héberger cet homme chez lui mais le retrouve poignardé dans son salon quelques jours plus tard. Il est immédiatement accusé et poursuivi par les vrais meurtriers. Il décide de s'enfuir en Écosse afin d'informer les autorités du bouleversement politique que pourraient engendrer les informations que son voisin lui a confié. 

 

Un homme meurt et on accuse un innocent qui est contraint de devenir le principal protagoniste de l'histoire et peut-être même de dénouer toute l'affaire. Nous retrouvons ici les scénarios de La CrypteLa Mort aux trousses, K comme Koala ou encore 53 jours. Mais c'est le chapitre 6 du roman de John Buchan qui va relier définitivement ce livre à celui de Geo (Perec) et surtout au polar Le Juge est l'assassin. Ce chapitre s'intitule « Le collectionneur chauve ». Il met en scène Hannay, contraint de se réfugier dans une maison en pleine campagne écossaise habitée par un homme chauve qui va se révéler être celui qui a commandité le meurtre dont Hannay est accusé. Dans Le Juge est l'assassin, Fly, l'homme que le juge Tissier accuse, est chauve et il a pour seul alibi une journée passée aux côtés de deux collectionneurs avec lesquels il a déjeuné et qui resteront introuvables par les policiers. Au début du roman « 53 jours », Perec nous donne à lire les quelques lignes qui débutent le roman inachevé La Crypte de Robert Serval, l'écrivain.

 

Quelques minutes plus tard, dans l'autre partie de la pièce, une porte s'ouvrit et Vichard entra. En le voyant, Serval ne put maîtriser un mouvement de surprise. Vêtu d'une vareuse grise sans col, de mauvais chaussons de feutre aux pieds, le crâne presque entièrement rasé, son ancien camarade de classe, dont il avait toujours envié la carrure et la prestance, ressemblait à un vieillard malade. [11] 

 

Trois romans qui nous placent de nouveau face à des doubles. Trois hommes chauves qui semblent ne faire qu'un, le méchant de l'histoire, cet homme âgé au crâne rasé qui dupe le héros. Ils partagent une particularité physique qui les rend remarquables par tousqui font d'eux des coupables tout désignés, faciles à décrire pour des témoins oculaires. Sont-ils grimés ? Ou bien se révèlent-ils sans artifice au grand jour ? « Un imbécile essaie de changer d'apparence ; un homme intelligent garde son apparence mais est différent. » [12], voilà leur secret. Mais cet adage vaut-il pour d'autres personnages de nos histoires ? Rappelons le premier questionnement qui s'est présenté à nous, « Qui est Robert Serval ? ». Oui, qui est Robert Serval ? Tantôt écrivain, puis détective pour finalement se révéler être (ou ne pas être), résistant, héros de guerre et dans le même temps instaurer un doute sur son existence réelle. « Le pseudonyme n'est pas le héros », cette phrase revient très régulièrement dans les notes de (Geo) Perec, Salini en vient même à se dire que Serval, résistant, était peut-être le contraire d'un héros c'est-à-dire, un traître. 

 

« Le pseudonyme n'est pas le héros » : cette phrase semble évidente dans le déroulé du scénario de « 53 jours », mais peut-elle avoir un autre sens caché qui nous permettrait de la relier à notre interrogation, qu'est-ce que Geo vole ? Robert Serval, l'écrivain, n'est pas Robert Serval, son vrai nom est Stéphane Réal et il semble être un ancien camarade de classe de Veyraud même si celui-ci n'en a aucun souvenir. Dans La Crypte, Vichard est un ancien camarade de classe de Serval, l'enquêteur. Cette période d'enfance partagée est le premier MacGuffin auquel nous avons affaire, c'est le déclencheur de tout, c'est ce qui relie Veyraud à l'affaire de la disparition mais ce lien est vite mis de côté dans le scénario au profit d'autres rebondissements. Robert Serval n'est pas Robert Serval, on l'a dit plus haut, cet écrivain qui disparaît avant de terminer son roman, c'est G P, Geo, Georges Perec. Un nom bien réel qui existe dans la vraie vie, celle que nous connaissons tous, pas un pseudonyme issu d'un roman qui en contient d'autres et qui s'avère être lui-même emboîté dans un autre... « Le pseudonyme n'est pas le héros. ». Le héros est donc l'ultime absent, celui qui tire toutes les ficelles depuis le début.

 

La première qualité d'un indice

c'est sa présence

la seconde est son absence [13] 

 

 Voilà ce que Georges Perec écrit dans ses notes. Ici, il est question d'indice mais si on modifie cette phrase selon notre situation, « la 1re qualité d'un héros c'est sa présence, la seconde est son absence », peut-on en déduire quelque chose ?

Qui est le seul personnage absent qui joue un rôle crucial dans les différentes affaires, qui ne se grime jamais et qui est simplement différent ?

Qui est loin d'être un imbécile ?

 

Georges Perec.

 

La réponse à notre dernière question semble donc devant nous depuis le début, Geo vole quelque chose bien sûr, il vole une chose qu'un auteur qui ne dit pas « je » dans son roman ne peut s'octroyer, il vole une place au casting. En se dédoublant sans cesse, en jouant plusieurs rôles à la fois, il se crédite au générique sous les noms de G P, Geo, George Spelvin, George Kaplan, Robert Serval, etc. La liste est longue et non exhaustive car il existe sûrement d'autres doubles que nous n'avons pas vus puisque le chemin que nous avons emprunté est subjectif.

 

Perec se camoufle partout, dans tous les environnements. Il est là, entre les lignes, entre les livres. Le dénouement inscrit dans ses notes nous le montre bien, c'est lui qui tire les ficelles depuis le début, il est l'auteur de « 53 jours ». Il a dupé tout le monde, personnages fictifs, lecteurs, héros, pseudonymes se sont consacrés au jeu de piste qu'il a mis en place. Il s'est dupé lui-même car il a mis en scène une disparition (encore une [14]), sa propre disparition, en laissant un manuscrit inachevé, qui s'est lui-même dédoublé. La fiction a brisé  le quatrième mur pour passer dans la réalité, un comble pour un auteur qui nous avait habitué au contraire. 

 

Georges Perec aussi a disparu, en laissant une énigme de plus autour de « 53 jours »« Un Roman est MacGuffin qui se Prétend le Lion de la R...hodésie » [15], le dernier mot est posé, à l'aide du roman Les 39 marches de John Buchan, mais est-ce le plus important ? De toute façon aucune histoire n'a vraiment de fin ici, il suffirait d'ouvrir encore une fois le livre pour y trouver de nouvelles pistes à suivre, d'autres questions à soulever, un autre héros à démasquer … 

 

… voilà comment Geo vole.

 

 

 

Marie Gallimardet. 

 

Pour citer cet article :

Marie Gallimardet, "HOW GEO ROB", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : contre-enquêtes sur Georges Perec", N°002, Décembre 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/dossier-53-jours-de-perec/how-geo-rob.html. Consulté le 27 Janvier 2021. 

 

Notes :          

[1]   Georges Perec, "53 jours", Texte établi par J. Roubaud et H. Mathews, Paris, P.O.L., 1989.

[2]   Ibid., p. 95.

[3]   Ibid., p. 21.

[4]   Ibid.

[5]   Ibid., p. 94.

[6]   Ibid., p.187.

[7]   Edgar Allan Poe, Le Puits et le Pendule, dans Nouvelles histoires extraordinaires, traduction : Charles Baudelaire, Paris, Pocket, 1998.

[8]   Georges Perec, op. cit., p. 107.

[9]   Ibid., p. 169.

[10] John Buchan, Les 39 marches, traduction : Magdeleine Paz, Paris, Librio, 1996.

[11] Georges Perec, op. cit., p. 41.

[12] John Buchan, op. cit., p. 118.

[13] Georges Perec, op. cit., p. 226.

[14] Nous faisons ici référence au roman La Disparition de Georges Perec paru en 1969.

[15] Dans le roman Les 39 marches, le héros, Richard Hannay, dit avoir plusieurs fois chasser en Rhodésie.

Par Marie Gallimardet

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