La Mort d'Heathcliff dans "Les Hauts de Hurlevent"
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J’ai précédemment établi la culpabilité de Jane, héroïne éponyme du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë, dans l’incendie qui a tué sa « rivale » Bertha Mason. Il apparaît donc désormais que Charlotte Brontë a dupé ses lecteurs pendant plus d’un siècle et demi : son roman a longtemps été envisagé comme un Bildungsroman féminin et une histoire d’amour transcendant les classes sociales, alors que s’y dissimule une confession meurtrière de la part de son héroïne éponyme. Imposture littéraire ultime de la part d’une auteure, qui tout comme ses frère et sœurs (Anne, Branwell, Elizabeth, Emily) a souvent usé de ruses et de travestissements, de contraintes et de règles de création ? L’écriture est en effet affaire de famille chez les Brontë, souvent sur le mode de la collaboration, parfois sur celui de la concurrence. Partant de l’hypothèse d’un possible jeu littéraire entre les deux sœurs, il convient donc de s’intéresser également au roman d’Emily, Les Hauts de Hurlevent, paru la même année que Jane Eyre, pour voir si, là aussi, un meurtre pourrait être caché selon les mêmes règles cryptiques.
C’est donc de la mort d’Heathcliff, à la fin des Hauts de Hurlevent, qu’il sera question : celui-ci se présente comme un suicide édulcoré, une mort provoquée par le personnage lui-même, mais de manière « passive ». Mais cette thèse s’avère peu convaincante, parce qu’il est suggéré qu’Heathcliff meurt de faim en se privant lui-même de nourriture… pendant quatre jours. La méthode, on en conviendra, n’est pas la plus habituelle dans la littérature pour mourir volontairement ; elle est, de surcroît, comme nous le verrons, médicalement peu crédible. Or, si l’on souscrit à une autre hypothèse – celle d’un meurtre – c’est tout de suite la question du mobile qui va se poser : cet acte relève-t-il de la légitime défense ? Ou s’agit-il d’un acte de vengeance froidement calculé ?
Les Hauts de Hurlevent : une histoire de vengeance
J’ai résumé précédemment Les Hauts de Hurlevent, histoire d’une vengeance qui se déroule sur plusieurs générations. Je propose néanmoins de revenir à nouveau sur les faits.
Un enfant de six ans, Heathcliff, est adopté par une noble famille propriétaire des Hauts de Hurlevent, les Earnshaw, dans les années 1770. Le petit garçon, aux origines inconnues, grandit et tombe amoureux de sa « sœur » adoptive, Catherine Earnshaw, mais il est tyrannisé par son « frère » Hindley. Catherine, parvenue à l’âge adulte, épouse un autre homme, Edgar Linton. Heathcliff fera tout pour se venger, aussi bien d’Hindley que d’Edgar, qui lui a ravi sa dulcinée : il va d’abord élever le fils du défunt Hindley (dont la mort est entourée de circonstances troubles) prénommé Hareton, tout en le maltraitant. Heathcliff séduit également Isabelle, la sœur d’Edgar Linton ; il lui fait un enfant (qui va être nommé Linton par sa mère) et la conduit ensuite à la dépression et à la mort. Tout cela lui permet de faire main basse sur la fortune du clan et sur la propriété des Hauts de Hurlevent. La mort de son amour de toujours, Catherine, ne suffit pas à l’arrêter. Il va dès lors diriger sa fureur vers la fille de sa bien-aimée, qui s’appelle Catherine également (je la désignerai comme « Cathy » afin de bien la distinguer de sa mère[1]). Il parvient à forcer Cathy à épouser son fils Linton, un garçon mauvais et chétif, lequel meurt peu après.
À cette hécatombe de la première génération succède une vengeance exercée sur la deuxième génération, composée de Cathy, Hareton et Linton. Ils sont tenus, aux yeux d’Heathcliff, d’expier les fautes de leurs parents. Heathcliff possède donc une conception très particulière de la justice et de la famille : la petite Cathy est condamnée en tant qu’elle est la fille de son ennemi Edgar, alors qu’elle pourrait au contraire être l’objet de son affection, étant l’enfant de la femme aimée. La filiation repose donc sur une conception univoque de la faute et du péché, pris en charge par les enfants à qui l’on dénie, au contraire, le statut d’héritiers d’innocents.[2]
Heathcliff va jusqu’à haïr son propre fils Linton… parce qu’il est un enfant de la famille Linton, balayant le fait qu’il est aussi sa propre progéniture. Pour Heatchliff, on est toujours enfant de bourreau, jamais d’une victime. Seule la culpabilité se transmet, selon une conception issue, notamment, de la Bible qui punit les enfants des péchés commis par leurs pères[3]. Il s’agit néanmoins d’une vision problématique dans le cadre d’une vengeance personnelle car ce châtiment transgénérationnel est réservé à Dieu, et qu’il est en principe équilibré par la récompense des bons[4]… Or, dans le système de justice privée mis en place par Heathcliff, seule la punition s’exerce. Cette logique cruelle culmine dans la dernière partie du roman, dans laquelle les enfants vivent séquestrés aux Hauts de Hurlevent sous la coupe despotique d’Heathcliff.
À la fin du roman, en 1801, Heathcliff meurt soudainement, et la narration opérée par la gouvernante, Nelly (une sorte de flat character qui permet le développement de plusieurs récits enchâssés), conclut au repos de l’âme enfin trouvé par Heathcliff, réuni par la mort avec la femme qu’il n’aura cessé d’aimer. Cette mort libère aussi Cathy et Hareton : délivrés de leur bourreau, ils peuvent également s’unir et hériter de la propriété des Hurlevent. Roman atroce et presque dépourvu de rédemption, il s’achève néanmoins, comme Jane Eyre, sur le triomphe in extremis du Bien.
La mort d’Heathcliff : un « suicide passif »…
Heathcliff, à la fin du récit, se laisse mourir en refusant de s’alimenter. Pourtant, quelques jours à peine avant sa mort, Nelly en décrit le tempérament joyeux, quoiqu’il soit en proie à une curieuse excitation :
Eh bien ! presque gai, presque rayonnant. Non, presque rien du tout... très excité, étrange et heureux[5] (chap. XXXIV).
Le chapitre qui conduit à la mort d’Heathcliff propose un déroulement assez mystérieux et elliptique des événements. D’une durée assez courte – quelques jours tout au plus – mais peu précise, cette descente inégale vers le tombeau se déroule en huis clos, dans la propriété des Hauts de Hurlevent : seuls Nelly, Heathcliff, Cathy et Hareton, le serviteur Joseph sont présents. Heathcliff s’enferme dans sa chambre et dit ne vouloir en sortir sous aucun prétexte. Il ne touche à aucun des repas qui lui est préparé. Nelly, à plusieurs reprises, insiste sur le fait qu’elle laisse de la nourriture à l’abri pour lui : « Je mis son assiette à chauffer sur le garde-feu » ; « mangez et buvez votre café pendant qu’il est chaud : il y a près d’une heure qu’il attend sur le feu ». Elle l’exhorte à manger mais il refuse (« C’est la faim qui m’anime ; et, vraisemblablement il ne faut pas que je mange »).
Et cependant, il lui arrive d’apparaître dans la cuisine et de déclarer avoir faim, tout en continuant de jeûner :
A midi, il se mit à table pour dîner avec nous et accepta de ma main une assiette pleine, comme s’il voulait faire compensation à son jeûne antérieur [...] Il prit son couteau et sa fourchette, et il allait commencer de manger, quand tout à coup son appétit parut disparaître.
Soupçonneuse, Nelly sait que la fenêtre de la chambre d’Heathcliff est ouverte et qu’elle permet le passage de quelqu’un. Elle redoute qu’Heathcliff ne réalise des expéditions nocturnes au cours desquelles il pourrait attraper froid (« Oui, me dis-je, il va être malade. Je me demande ce qu’il a bien pu faire », « me vint qu’il méditait une autre expédition nocturne dont il préférait que nous n’eussions point de soupçon ».) Heathcliff la conforte dans cette hypothèse en évoquant des sortes de visions étranges, dont on ne sait si elles se réalisent dans sa chambre ou à l’extérieur, dans son esprit ou au cours d’une sortie nocturne :
La nuit dernière, j'ai été sur le seuil de l'enfer. Aujourd’hui je suis en vue de mon ciel. J’ai les yeux fixés dessus : trois pieds à peine m’en séparent ! Et maintenant je vous conseille de vous en aller. Vous ne verrez et n’entendrez rien qui puisse vous effrayer, si vous vous abstenez d'épier.
Une nuit, en effet, Nelly entend Heathcliff gémir et appeler « Catherine » … Le lendemain, curieusement, il demande à faire son testament.
Lors de la toute dernière nuit, Nelly constate que la fenêtre de la chambre d’Heathcliff est grande ouverte malgré des pluies torrentielles. Elle pense qu’il a dû sortir, car « il n’est pas possible qu’il soit dans son lit, pensai-je ; il serait complètement trempé ». Mais elle finit par aller le vérifier et Heathcliff est bien dans son lit… mort :
Mr. Heathcliff était là... étendu sur le dos. Ses yeux rencontrèrent les miens... si perçants et si farouches que je tressaillis ; puis il parut sourire. Je ne pouvais le croire mort. Mais son visage et sa gorge étaient balayés par la pluie ; les draps dégouttaient, et il était parfaitement immobile. La fenêtre, qui battait, lui avait écorché une main qui était appuyée sur le rebord, le sang ne coulait pas de la plaie et, quand j’y portai les doigts, je n’en pus plus douter : il était mort et roide !
L’ensemble de ce chapitre est donc assez énigmatique, reposant sur une suite de micro-détails qui dirigent notre regard vers certains éléments (la nourriture ainsi que la fenêtre ouverte), mais qui ne sont cependant pas expliqués. Tout concorde à indiquer un suicide, mais sans que celui-ci soit clairement désigné comme tel. Certes, on a pu considérer qu’il était simplement voilé, édulcoré par Emily Brontë dans le but de ne pas choquer la morale chrétienne de son lectorat victorien. Hypothèse peu crédible du point de vue extradiégétique : ce roman aussi cruel que dépeignant des amours presque incestueuses entre Heathcliff et Catherine Earnshaw avait déjà franchi de nombreuses limites… Hypothèse, néanmoins, valide du point de vue intradiégétique : Heatchliff lui-même souhaitait être enterré de manière chrétienne en compagnie de sa bien-aimée, Catherine ; il avait lui-même conscience que cela serait rendu impossible s’il décidait lui-même de mourir, et Nelly, jetant sur son acte un flou narratif pudique, a respecté ses dernières volontés… Il est donc cohérent, à la lumière de ces éléments, que Heathcliff se soit « laissé mourir », en refusant de manger et en laissant la fenêtre de sa chambre ouverte par une nuit humide et froide. Je laisse cependant aux spécialistes de la doctrine anglicane le soin de considérer s’il existe une différence majeure entre « suicide passif » et « suicide délibéré » en ce qui concerne le droit à des funérailles et une sépulture chrétienne à l’époque des faits.
Bien d’autres éléments du chapitre concordent avec l’hypothèse d’un « suicide passif » : Heathcliff éprouverait des hallucinations en s’approchant au plus près d’une mort rédemptrice et désirée, au cours desquelles il gémit le nom de « Catherine » en se croyant enfin rapproché de sa morte bien-aimée.
… ou un empoisonnement aux primevères ?
Mais il demeure plusieurs problèmes. Le premier est d’ordre médical. Certes, en l’absence d’une connaissance précise de l’état de santé général d’Heathcliff, et n’étant pas moi-même médecin, je m’avance ici sur un terrain mouvant. Il me paraît néanmoins peu crédible qu’Heathcliff soit mort après avoir jeûné quelques jours seulement (quatre, selon Nelly). L’organisme possède des réserves énergétiques pouvant permettre de survivre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sans nourriture. Pratique courante dans de nombreuses cultures, le jeûne volontaire, s’il n’est pas combiné à d’autres facteurs aggravants, n’entraîne que rarement la mort de manière aussi rapide. Il n’est qu’à se remémorer les quatorze grèves de la faim réalisés par le Mahatma Gandhi (d’une durée maximale de 21 jours), celle des membres de l’Armée Républicaine Irlandaise en 1920 (94 jours), et beaucoup plus récemment, celle du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov qui a arrêté de manger de mai à octobre 2018 en protestation contre sa détention dans une prison russe. Mais il est vrai que ces exemples illustrent des cas de protestation vigoureuse, de volonté de faire pression sur une situation politique ou judiciaire vécue dans l’injustice la plus profonde : une force vitale inextinguible, celle de la révolte, soutient ces démarches. Heathcliff, ici, ne proteste contre rien et semble même aspirer au néant.
Il est possible qu’Heathcliff ait été préalablement fragilisé ou atteint sournoisement d’un autre mal. Il est possible aussi qu’une forme de suicide par refus de nourriture soit un fait de société relativement fréquent. Mais il semble cependant peu probable que la durée très brève de ce jeûne soit la seule cause de son décès. Notons qu’Heathcliff est alors dans la force de l’âge, et quelques jours avant sa mort Nelly disait encore qu’ « il était vraiment vigoureux et plein de santé » (chap.XXXIII). Heathcliff affirmait d’ailleurs être lui-même persuadé de devoir, hélas, vivre encore très longtemps :
Non ! Je n’ai ni crainte, ni pressentiment, ni espoir de la mort. Pourquoi éprouverais-je ces sentiments ? Avec ma robuste constitution et mon genre de vie sobre, mes occupations sans danger, je devrais demeurer, et il faudra probablement que je demeure sur cette terre jusqu’à ce qu’il me reste à peine un cheveu noir sur la tête. (chap.XXXIII)
Serait-il plutôt mort d’hypothermie, ou bien d’une pneumonie due à l’humidité et à la fraîcheur de cette nuit au cours de laquelle il a laissé sa fenêtre ouverte ? Cela est possible, et l’on peut bien sûr considérer que les circonstances de son jeûne ont concouru à l’exposer plus gravement à une situation de grand froid… Je note tout de même que l’événement se situe au printemps, comme le chapitre précédent l’indique :
Nous étions alors en avril ; le temps était doux et chaud, l’herbe aussi verte que pouvaient la rendre les averses et le soleil, et les deux pommiers nains près du mur du sud étaient en pleine floraison. (chap.XXXIII)
Les dernières gelées ont déjà eu lieu, puisque Cathy s’est chargée de planter des fleurs et d’arracher des groseilliers dans le jardin… Bref, d’un point de vue médical, le décès d’Heathcliff demeure une question difficile à résoudre, ce que l’hésitation du Dr. Kenneth vient par ailleurs soutenir dès qu’il vient examiner le cadavre : « Mr. Kenneth fut embarrassé pour se prononcer sur les troubles qui avaient causé la mort du maître ».
Examinons dès lors ce qui peut nous orienter vers l’hypothèse d’une mort non naturelle. Il faut d’abord prendre en compte les éléments d’ensemble de la situation, et surtout le point de tension dramatique qui fonde cette dernière partie de la « saga » des Hurlevent. Dans les semaines qui ont précédé la mort d’Heathcliff, Cathy et Hareton se sont beaucoup rapprochés et ont gagné en assurance. Heathcliff constate d’ailleurs un changement dans l’attitude de ses enfants adoptifs. Il les craint de plus en plus, surtout Cathy (« sa présence ne fait qu'éveiller en moi des sensations qui me rendent fou », chap.XXXIII), et plusieurs disputes violentes éclatent entre les trois personnages[6]…
Au cours du dernier chapitre, Nelly ne mentionne quasiment pas la présence de Cathy et Hareton. Mais il est tout de même curieux qu’elle insiste à ce point sur la nourriture refusée par Heathcliff, dont elle dit qu’elle se trouve toujours au chaud dans la cuisine et sans surveillance…D’autre part, si la fenêtre ouverte paraît suggérer des sorties nocturnes effectuées par Heathcliff, on peut aussi facilement penser que quelqu’un s’introduit dans sa chambre par ce même passage. Et lorsque Nelly entend Heathcliff gémir le nom de Catherine pendant une nuit, l’on peut imaginer qu’à la place d’une vision fantomatique de sa bien-aimée, il peut s’agir d’une exclamation devant la présence réelle de la jeune Catherine/Cathy…
Le dernier élément, selon moi, digne de jeter un regard soupçonneux sur cet épilogue funeste, est le plus important : les seules mentions faites de Cathy par la narratrice au cours des deux derniers chapitres la situent dans le jardin, où la jeune femme s’est lancée dans de vastes travaux d’entretien. Ce qu’elle n’a jamais fait auparavant, précisons-le. De plus, la manière dont elle se saisit de ces travaux est entourée de prévenances un peu trop marquées à l’encontre de Nelly :
Après le déjeuner, Catherine insista pour que j’apportasse une chaise et m’installasse avec mon ouvrage sous les sapins, à l'extrémité de la maison. Par ses cajoleries, elle décida Hareton, tout à fait remis de son accident, à lui bêcher et à lui arranger son petit jardin, que les plaintes de Joseph avaient fait transporter dans ce coin-là (chap.XXXIII)
Les travaux, insiste Nelly, sont bien la seule initiative de Cathy, qui a réussi à convaincre Hareton de l’aider :
Quand j’allai les inviter à venir déjeuner, je constatai qu’elle l’avait persuadé de débarrasser des groseilliers un grand espace de terrain, et qu’ils étaient tous deux très absorbés par des projets d’importation de plantes de la Grange.
Or, Nelly prend la peine de souligner qu’elle s’étonne de voir Cathy revenir les mains vides alors qu’elle l’a envoyée chercher des fleurs. Pendant le déjeuner, Cathy pique « des primevères (primroses) dans son assiette de porridge » (chap.XXXIII). Et c’est d’ailleurs à ce sujet que la dernière dispute la plus violente intervient entre Heathcliff et Cathy : le maître des lieux ne comprend pas de quel droit elle s’est permise d’arracher les groseilliers pour y planter des fleurs… (chap.XXXIII). Et en effet, les raisons de cette impulsion jardinière, causant tant de conflit, sont assez obscures. J’en viens donc tout de suite à l’hypothèse d’un meurtre commis par Cathy : et si les groseilliers étaient l’arme du crime ? Dans ce cas, il est en effet logique qu’elle tente de les arracher afin de dissimuler son entreprise…
La mort d’Heatchliff, dont j’ai montré le caractère difficilement imputable à une simple privation de nourriture, serait-elle compatible avec un empoisonnement éventuel avec des fleurs plantées ou des fruits arrachés par la jeune femme qu’il séquestre ? Si cela demeure difficile à déterminer en l’absence de rapport médical complet, les symptômes montrés par Heathcliff (« regard injecté de sang », affaiblissement général, « tressaillements », et moments d’ « absence[7] ») peuvent sans doute être rattachées à l’ingestion d’une substance toxique… mais laquelle ?
Deux types de plantes ont été mentionnés jusqu’ici : le groseillier (« gooseberry bushes ») dont les fruits sont aussi désignés comme du « cassis » (« currant ») et les primevères (« primroses ») Aucun de ces végétaux n’est toxique, mais en revanche certaines plantes similaires et souvent confondues avec celles-ci peuvent l’être. La belladone, par exemple, est un joli fruit noir qui peut éventuellement ressembler à la groseille ou au cassis (Voir Figures 2 et 3). Un empoisonnement serait compatible avec les symptômes décrits par Nelly au sujet d’Heathcliff : cette plante « contient de l'atropine, de la scopolamine et de la nicotine, est particulièrement dangereuse car elle entraîne des troubles respiratoires, une augmentation du calibre de la pupille (mydriase) et une paralysie des voies respiratoires[8] ». Tout cela correspondrait bien aux « yeux injectés de sang » d’Heathcliff.
Les choses sont plus difficiles à déterminer pour ce qui est de la primevère, dont il existe des milliers de variétés, aucune d’entre elles n’étant létale si elle est ingérée[9]. Mais le mot même de « primevère » (primrose) désigne quelque chose de tout à fait générique, aussi on peut imaginer que ce que l’on considère comme une primula pouvait, au temps d’Emily Brontë et/ou au temps des événements, une espèce différemment répertoriée. Par ailleurs, Nelly pouvait confondre les primevères et d’autres plantes, elles, toxiques. Nelly Dean, est, en effet, une femme peu instruite, malgré son solide bon sens paysan et son dévouement à la famille Earnshaw. Elle ne possède pas le statut prestigieux de housekeeper – ce qui en ferait un personnage doté d’une éducation formelle – elle se présente plutôt comme une fille de ferme, prête à « tout travail qu’on voudrait [lui] donner » (chap IV). Son manque d’instruction pouvait donc la conduire à confondre des plantes toxiques (colchiques, aconits, digitale, cigüe…) avec des primevères. Les primevères sauvages, par exemple, ressemblent un peu à des colchiques (voir Figures 4 et 5).
Figure 2. Groseiller sauvage (non toxique)
Figure 3. Belladone (toxique)
Figure 4. Primevères sauvages (non toxiques)
Figure 5. Colchiques (toxiques)
J’admets ici qu’en dépit de quelques lectures sur la littérature scientifique des plantes toxiques communément confondues avec les groseilles, le cassis et les primevères[10], il est nécessaire d’approfondir la question si l’on veut désigner avec certitude la plante coupable, et a fortiori déterminer que la mort d’Heathcliff est bien due à un empoisonnement. Il faudrait en effet cibler plus précisément les plantes communes de la région Ouest du Yorkshire, où se situent les Hauts de Hurlevent, dans les années 1800. Je fais donc appel aux spécialistes de botanique historique de cette région, en attendant les financements (et bien entendu, les modalités pratiques d’un contexte post-pandémie et post-Brexit à déterminer) qui me permettront d’aller moi-même prélever quelques échantillons et consulter un registre régional des spécimens du coin.
En tous les cas, le tout dernier paragraphe du roman insiste bien sur les plantes, en les associant au repos éternel d’Heathcliff :
Je m’attardai autour de ces tombes, sous ce ciel si doux ; je regardais les papillons de nuit qui voltigeaient au milieu de la bruyère et des campanules, j'écoutais la brise légère qui agitait l’herbe, et je me demandais comment quelqu’un pouvait imaginer que ceux qui dormaient dans cette terre tranquille eussent un sommeil troublé.
S’il est permis de douter de la valeur cryptique de cette description, à bien des égards banale figure élégiaque d’une littérature du tombeau, on ne peut en tous cas exclure l’hypothèse de l’empoisonnement volontaire, ni que celui-ci ait pu être soupçonné par Nelly. Cathy, et avec elle, peut-être, Hareton, a eu amplement les moyens de tuer Heathcliff : travaux suspects de jardinage, intrusions possibles dans sa chambre, repas laissés de longues heures sans surveillance qu’elle aurait sans problème pu contaminer auparavant, ce qui a ensuite entraîné les suspicions de la part d’Heathcliff, mais de manière tardive… La piste des « primevères dans le porridge » tient a priori la route sur les plans du moyen et de l’opportunité.
Examinons alors le mobile. Il serait pour le moins euphémistique de dire que la mort d’Heathcliff bénéficie à Cathy : elle a été retenue prisonnière par lui, forcée à un mariage avec Linton, fils chétif et faible mais tout aussi odieux que son père. Lorsque Linton meurt, Cathy demeure sous la coupe de son beau-père, puisqu’il s’est approprié toute la fortune familiale. Le seul réconfort qu’elle éprouve au cours de son existence est le sentiment d’affection naissant entre elle et Hareton, le fils d’Hindley qu’a élevé Heathcliff. Mais la colère de Cathy est également dirigée contre l’éducation volontairement minimale et brutale d’Hareton, qui ne sait même pas lire et a été ainsi maintenu dans un état de dépendance totale. Heathcliff vivant, Hareton et Cathy demeurent sous son emprise. Hareton, dont la culpabilité est plus hypothétique (Nelly semblant bien insister sur le fait que c’est Cathy qui se charge des travaux de jardinage), profite également de la disparition de son père adoptif. À ce point-ci, la question de l’héritage matériel peut paraître secondaire, mais je dois rappeler qu’en cas de décès d’Heathcliff, l’ensemble de ses biens revient à Cathy et Hareton.
La question du mobile fait donc presque figure de non-question, ou du moins celle-ci se pose autrement : Cathy et Hareton avaient-ils le choix ? La tension croissante qui s’opère dans les derniers chapitres, manifeste par plusieurs épisodes de violence de la part d’Heathcliff, n’indique-t-elle pas que Cathy et Hareton se trouvaient dans une situation de danger imminent ? Devaient-ils tuer Heathcliff pour échapper à une mort certaine ?
La question, dans le cadre d’un cas possible de légitime défense, se retourne alors complètement : Heathcliff est-il un meurtrier[11] ?
Le « cas » Heathcliff : vers un double procès
Heathcliff n’est pas seulement un vengeur machiavélique et un kidnappeur, il est véritablement dangereux. Il est capable de s’en prendre aux animaux : il tue le chien de sa femme Isabelle au cours de leur nuit de leurs noces. Il fait preuve d’une violence physique insoutenable : il bat sa femme (Isabelle raconte qu’« il [la] secoua à faire claquer [s]es dents », chap. XVII), jusqu’à lui envoyer un couteau à la figure (« il a saisi un couteau sur la table et me l’a lancé à la tête », chap.XVII). Il gifle Cathy à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il découvre qu’elle conserve deux portraits miniatures de ses parents :
Mais, avant qu’elle eût eu le temps de bien le tenir, il la saisit de sa main devenue libre, et, l’attirant contre son genou, lui administra de l’autre main, sur les deux côtés de la tête, une volée de tapes formidables, dont une seule aurait réussi à réaliser sa menace. (chap. XXVII)
Il s’abstient de faire soigner son propre fils Linton lorsqu’il tombe malade, se rendant coupable de négligences très graves puisque celles-ci entraînent la mort.
Certains lecteurs ont aussi beaucoup spéculé sur les trois ans d’ellipse qui s’écoulent entre l’enfance d’Heathcliff passée aux Hauts de Hurlevent et son retour, après le mariage de Catherine avec Edgar : il revient riche après un long voyage à l’étranger. Beaucoup d’éléments peuvent faire croire qu’il s’est en fait adonné… au commerce triangulaire, et qu’il est donc un esclavagiste[12]. Si cela était avéré, voilà un homme qui ferait bien peu de cas de la vie humaine… Bref, nul doute que nous soyons en présence d’un personnage extrêmement violent, susceptible d’être inculpé de violences aggravées et de non-assistance à personne en danger. Cathy et Hareton pouvaient, non sans fondement, craindre de tomber malade un jour et de ne recevoir aucun soin, ou bien de tomber sous les coups de leur bourreau.
Figure 6. Lawrence Olivier dans le rôle d’Heathcliff (Wuthering Heights, dir. William Wyler, 1939)
Pour autant, Heathcliff s’est-il déjà rendu coupable d’un meurtre, voire d’un assassinat ? Des soupçons très lourds pèsent sur la mort d’Hindley, frère de Catherine et ennemi juré d’Heatchliff. Il meurt six mois après sa sœur, dans des circonstances obscures. Il se trouvait une nuit aux Hauts de Hurlevent en compagnie d’Heathcliff, qui, afin de mener à bien son plan machiavélique et le ruiner, était temporairement devenu son compagnon de boisson et de jeu. Hindley serait mort seul, en quelques heures, après avoir bu une grande quantité d’alcool. Nelly, en entendant ces rumeurs et en apprenant que tous les biens d’Hindley reviennent à Heathcliff, se rend immédiatement aux Hauts de Hurlevent et rencontre l’intéressé sur le chemin. Celui-ci lui raconte alors la mort d’Hindley en ces termes :
Il m’est arrivé de le quitter pendant dix minutes hier après-midi ; il en a profité pour verrouiller les deux portes de la salle afin de m’empêcher d’entrer et il a passé la nuit à s’enivrer à mort de propos délibéré. Nous avons fait irruption ce matin, en l’entendant ronfler comme un cheval. Il était là, étendu sur le banc : on aurait pu l’écorcher et le scalper sans le réveiller. J’ai envoyé chercher Kenneth, qui est venu, mais pas avant que la brute fût changée en charogne : il était mort, froid et roide. Ainsi vous conviendrez qu’il n’y avait pas lieu de faire beaucoup d’histoires à son sujet. (chap.XVII)
Tout ceci est confirmé par le serviteur, Joseph, qui regrette de ne pas être allé lui-même chercher le médecin, Dr. Kenneth. Le médecin ne cherche pas plus loin et confirme, en compagnie d’Heathcliff, qu’Hindley est mort d’intoxication éthylique, et Heathcliff fait rapidement enterrer le corps sans cérémonie. On peut faire remarquer qu’il paraît douteux qu’un jeune homme de 27 ans meurt ainsi d’une overdose d’alcool, et qui plus est, « délibérée » (« drinking himself to death deliberately ») en une nuit…
Mais nulle preuve n’allant dans le sens d’une culpabilité avérée d’Heathcliff ne se trouve à notre disposition. Dès lors, tout le reste devrait faire l’objet d’un procès examinant chacun de ces éléments, y compris les témoignages des différents protagonistes (Nelly, Joseph, Dr. Kenneth et bien entendu Heathcliff lui-même). Ce ne serait évidemment pas le seul chef d’accusation à son encontre : séquestration (abduction), non-assistance à personne en danger (manquement au « Duty to rescue », notion qui n’existe pas dans le Common law mais qui peut s’appliquer lorsque la personne en danger est l’enfant, et que la personne supposer l’aider est le parent[13]), violences aggravées (civil unrest, le grief de violence conjugale, « domestic violence » ne pouvant être retenu à l’époque), étant les charges les plus évidentes qui pourraient être portées contre lui[14].
Quel que soit le chef d’accusation à l’encontre d’Heathcliff, il faudrait se demander si des circonstances atténuantes peuvent lui être attribuées. Il n’est ainsi pas exclu qu’Heathcliff soit en réalité le fils illégitime de Lord Earnshaw, ce qui donnerait une autre dimension à son entreprise de vengeance, sur laquelle il conviendrait de s’interroger plus largement : relève-t-elle d’une sorte de « compulsion de recréation » des sévices qui lui ont été infligés[15] ? de la loi du Talion ou d’une conception particulièrement biblique de la faute transmise aux générations suivantes ? Voire une vengeance d’essence…gitane ? Les origines d’Heathcliff sont en effet doublement mystérieuses : il pourrait être le fils illégitime de Lord Earnshaw, mais aussi/ou d’une bohémienne[16]… Du fait de la couleur très foncée de sa peau et de ses cheveux, et du langage incompréhensible qu’il parle (« gibberish »), il est plusieurs fois fait allusion à sa possible origine tsigane (gypsy). Sa toute première description le suggère en ces termes :
Nous fîmes cercle et, par-dessus la tête de Miss Cathy, j’aperçus un enfant malpropre, déguenillé, aux cheveux noirs, assez grand pour marcher et parler. À son visage, on l’eût même jugé plus âgé que Catherine ; pourtant, quand il fut sur ses pieds, il se borna à regarder d’un air étonné autour de lui et à baragouiner indéfiniment quelque chose que personne ne put comprendre. (chap.IV)
Lady Earnshaw est d’abord scandalisée par l’apparence de cet enfant ramené par son mari, « presque aussi noir que s’il sortait de chez le diable » (chap.IV) et explicite ainsi l’association avec les gitans, mention qui ne se trouve que dans la langue originale du texte : « she did fly up, asking how he could fashion to bring that Gypsy brat into the house... »[17](chap.IV). Enfin, le nom qui lui est donné (Heathcliff) s’inscrit dans une tradition de noms associés à la nature, courants dans les stéréotypes gitans qui traversent la littérature du XIXe siècle[18]. Tout cela placerait la vengeance d’Heathcliff dans un réseau idéologique traversé de préjugés à l’encontre d’une communauté. D’autres traits de comportement participant de cette vision stéréotypée des gitans vont d’ailleurs aller dans ce sens : ses multiples fugues au cours de son enfance et son addiction au jeu incarnent bien la tendance, qui se développe d’abord au cours du Romantisme puis tout au long du XIXe siècle, d’associer les gitans « tantôt à la liberté, tantôt à la déchéance[19] ». Tout cela pourrait dès lors se transformer en circonstances atténuantes : si Heathcliff est bien un enfant tsigane qui a été enlevé, voire arraché à sa famille, et placé dans une autre qui n’a cessé de le rejeter et de le brimer pendant son enfance, sa vengeance – placée sous l’égide du code gitan ou non— s’illumine de facteurs circonstanciels sans nul doute plaidant en sa faveur.
Figure 7. James Howson dans le rôle d’Heathcliff (Wuthering Heights, dir. Andrea Arnold, 2011)
Les préjugés raciaux ne sont pas absents de Jane Eyre, comme je l’avais montré en ce qui concerne la « créolité » de Bertha Mason : le mal est associé, chez Charlotte Brontë, à un défaut d’anglicité et à un surcroît d’origines étrangères et de teint mat…Dans Les Hauts de Hurlevent aussi, le personnage le plus repoussant de l’histoire est entouré d’implicites connotations à l’altérité culturelle et raciale.
Le procès d’Heathcliff, qui devrait s’ouvrir un jour, ne manquera pas donc pas d’interrogations à soulever et de points à examiner.
Charlotte, Emily : blink twice if you need help
Si l’on admet qu’Heathcliff a tué Hindley, on peut alors considérer que son meurtre relève d’une forme de légitime défense. Mais encore faudrait-il déterminer avec certitude si Cathy avait connaissance de tous ces éléments entourant la mort d’Hindley, ce qui n’est pas avéré.
Les intentions de Cathy se situent donc à la frontière entre légitime défense (avec tous les problèmes juridiques posés par cette notion, comme l’actualité le soulève parfois à l’occasion d’affaires très médiatiques[20]), vengeance et calcul, et doivent être laissées à l’examen posé par une instruction future. La question se posera ainsi de savoir si Cathy avait le choix et la possibilité de s’échapper de sa situation d’enfermement : après tout, le mariage qui la retient prisonnière, celui entre elle et Linton, a été prononcé dans la propriété des Hauts de Hurlevent et est donc d’une valeur nulle, puisqu’il n’a pas été célébré dans une paroisse de l’Église anglicane alors que le Marriage Act de 1753 y contraint. Mais peut-être n’avait-elle pas conscience de la non-conformité de cette union avec la loi dans cette région reculée du Royaume. De nombreux éléments relèvent donc davantage, à ce stade, du procès que de l’enquête. Celui de Cathy, d’abord (avec la complicité possible de Hareton qu’il conviendra de déterminer), mais aussi celui d’Heathcliff.
Quoi que ce double procès puisse révéler un jour, je dois cependant m’interroger sur l’aspect psychologique et métaleptique de cette sombre affaire familiale, et ce en attendant les différentes expertises qui ne manqueraient pas d’intervenir au cours de l’instruction. Or, cette dimension est indissociable de l’auteure de cette énigmatique confession criminelle. J’espère ne pas m’affranchir trop audacieusement des règles de la critique policière, mais il me semble que considérer Les Hauts de Hurlevent comme un rapport criminel dont la biographie de l’auteure est aussi à prendre en compte pour élucider le mystère est indispensable pour faire toute la lumière sur ce dossier. Qu’on me pardonne d’avance de traiter Jane Eyre et Les Hauts de Hurlevent sur un plan ontologiquement différent, et cependant indissociable, de la vie des Brontë. Les enquêtes inhérentes, avec procès conséquents, des deux œuvres, ne sont pas incompatibles avec une forme d’enquête à mener sur les deux écrivaines. Cela n’est pas nouveau : le destin des Brontë a d’emblée fasciné autant que leurs œuvres.
Or, il est certain que les deux romans possèdent des effets de symétrie intéressants : Emily Brontë a fait de la séquestrée une victime (quand celle de Charlotte Brontë, la folle Bertha, est aussi une rivale), et du kidnappeur un bourreau (alors que celui de Charlotte est aussi l’amant et le héros, Rochester). Drôle d’opposition … révélatrice de la complexe psychologie des sœurs Brontë, de leur proximité autant que de leurs dissensions ? Aussi bien Jane que Cathy, cependant, sont des victimes devenues meurtrières, résultats d’années de persécution par un homme. On aurait donc deux versions, disposées en chiasme, d’un même schéma criminel.
Il est bien connu qu’Emily et Charlotte vivaient de manière quasi-recluse avant de s’éteindre prématurément de la tuberculose. Filles d’un austère pasteur irlandais et vite orphelines de mère, elles n’ont jamais connu de relations amicales, en-dehors de leurs années de pension à Cowan Bridge, ou amoureuses. Or, plusieurs biographies, dont celle d’Elizabeth Gaskell[21], ainsi que quelques témoignages directs, ont souligné le rôle très important de Branwell dans la fratrie, tant au niveau littéraire qu’au niveau familial. Il constituait, au sein du clan Brontë, le référent masculin essentiel, puisque le père, le Révérend Patrick Brontë vivait dans une sorte de mutisme depuis la mort de son épouse qui l’a laissé seul avec six enfants pauvres et malades.
Branwell, opiomane et alcoolique, aurait terrorisé ses sœurs durant des crises de delirum tremens et aurait clairement pu servir d’inspiration à Emily pour le personnage d’Heathcliff. C’est ce que suggère fortement Daphné Du Maurier dans Le Monde infernal de Branwell Brontë[22] : selon la romancière, dont le roman Rebecca (et son adaptation cinématographique réalisée par Alfred Hitchcock) nous avait d’ailleurs servi de comparaison avec Jane Eyre dans le premier volet de cette enquête, Rochester aussi serait l’incarnation de ce frère aussi génial que tourmenté. D’ailleurs, la souffrance et le caractère ténébreux de Branwell sont en partie expliqués par un amour impossible qu’il aurait éprouvé lors de son séjour dans une grande famille bourgeoise, les Robinson. C’est à son retour à Haworth qu’il aurait sombré dans le laudanum et l’alcool. Tout ceci évoque bien la figure de l’amoureux déçu des Hauts de Hurlevent. Mais on peut aussi imaginer qu’il en va de même pour Charlotte et Jane Eyre : Rochester peut lui aussi être une projection du grand frère, dans un versant plus positif ; Bertha peut dès lors facilement être assimilée à Emily.
Figure 8. Portrait d’Anne, Emily et Charlotte Brontë peint par Branwell Brontë (1834), sur lequel on peut voir que Branwell s’est lui-même effacé. National Portrait Gallery, Londres.
Une forme cathartique d’écriture imaginaire aurait permis aux jeunes femmes de survivre psychologiquement, en imaginant, dans un cas, la mort libératrice du héros (Heathcliff), ou bien sa diminution (Rochester devient aveugle à cause de l’incendie) qui le rend à la fois inoffensif et désormais dépendant de Jane (éventuelle autoprojection de Charlotte, ou bien projection de Charlotte sur Emily, car c’est surtout cette dernière qui s’est occupée de Branwell pendant sa maladie). Notons tout de même que l’histoire personnelle des sœurs Brontë est une succession de souffrances et de persécutions peu imaginables pour un esprit contemporain, et qui sont loin d’être seulement dues à leur frère Branwell : ne serait-ce que l’éducation extrêmement éprouvante reçue à la pension de Cowan Bridge, lieu d’atroces privations et châtiments dirigé par un véritable tortionnaire qui se trouve dépeint dans Jane Eyre sous le nom de Mr Brocklehurst.
Mais l’histoire de réclusion et d’affranchissement des sœurs Brontë est tout aussi personnelle que littéraire. Pendant l’enfance, la fratrie, sous l’impulsion de Branwell, crée un monde imaginaire, Glass Town, qui a atteint un très important niveau de complexité (ayant son administration, son histoire, ses créatures…). Mais le royaume sera ensuite l’objet de sécessions : Charlotte et Branwell créeront Angria, alors qu’Emily et Anne se consacreront au développement d’un univers appelé Gondal. Branwell meurt en 1848 de tuberculose, quelques mois avant Emily qui succombe de la même maladie. Charlotte leur survivra jusqu’en 1855. Nous savons que les derniers mois ont été un calvaire pour la fratrie subissant l’humeur et le caractère violent du frère. On a aussi beaucoup spéculé sur la mort de Branwell[23]...
Figure 9. Détail du tableau de Branwell Brontë de 1834, effacé par le peintre et révélé par les techniques de révélation modernes. National Portrait Gallery, Londres.
Le dossier Brontë est donc non seulement très épais –il faudrait y ajouter de nombreux textes, passer en revue les écrits d’autres membres de la famille– mais aussi très complexe, brouillant parfois les frontières entre œuvres et peinture de la réalité, entre inspiration créatrice, jeu concurrentiel et véritables messages lancés en creux de la fiction. À l’heure où Emily et Charlotte écrivent leurs textes les plus connus, ce n’est dès lors pas forcément d’inspiration qu’il est question, mais de cryptage et d’appel au secours. Plus d’un siècle et demi après leur parution, les romans des Brontë ne sont peut-être pas tant le reflet de leur condition qu’une possible confession déguisée, à travers les meurtrières victimes, Jane et Cathy…
Cette comparaison nous mène donc beaucoup plus loin que l’hypothèse initiale de jeu littéraire et de rivalité entre les deux sœurs : et si les deux auteures avaient voulu faire passer un message ? Les Hauts de Hurlevent et Jane Eyre, écrits la même année, ne sont-ils pas les récits dissimulés d’un meurtre projeté dans le monde réel ? Ou bien sont-ils des appels au secours de la part des deux jeunes écrivaines, lancés à travers la littérature, deux clins d’œil distincts mais complémentaires (« blink twice ») pour signifier un appel à l’aide ?
Jessy Neau.
Pour citer cet article :
Jessy Neau, "Le Dossier Brontë, affaires familiales et criminelles, épisode 2 : la mort d'Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent", in Intercripol - Revue de critique policière, N° 002, Déc 2020.
URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/affaires-familiales-le-dossier-bronte/la-mort-d-heathcliff-dans-les-hauts-de-hurlevent.html. Consulté le 25 Décembre 2020.
Notes :
[1] C’est ainsi qu’elle est de toute façon appelée dans la version originale et dans certaines traductions françaises du roman.
[2] Les Hauts de Hurlevent ressemble, en cela, au Comte de Monte-Cristo, où Edmond Dantès prévoit d’exercer sa vengeance sur Albert de Mortcerf parce qu’il est le fils de Fernand, l’ennemi ; il y renonce finalement lorsque sa mère, Mercédès, la femme aimée, vient lui rappeler qu’il est aussi son fils à elle - et que la mort d'Albert la dévasterait.
[3] : « Moi l’éternel ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent » (Exorde 20 : 5) .
[4] La Torah prévoit que les bons soient « bénis jusqu’à la 1000e génération » (Exorde 20 : 6). À cette conception de la punition et de la récompense venue de l’Ancien Testament, est opposée, au tout début du roman, une intense méditation sur le pardon, fournie par le premier narrateur de l’histoire, Mr. Lockwood. Il cite Saint Matthieu (XVII, 21, 22) : « Alors Pierre, s’approchant de lui, dit : Seigneur, toutes les fois que mon frère péchera contre moi, lui pardonnerai-je ? jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois. ». Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights), 1847, trad. Frédéric Delebecque, 1925, chap.II, accessible en ligne :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Hauts_de_Hurlevent_(trad._Delebecque)
[5] Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights), 1847, trad.Frédéric Delebcque, 1925, accessible en ligne :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Hauts_de_Hurlevent_(trad._Delebecque)
Sauf précision autre, toutes les citations sont issues de cette édition, et concernent le chapitre XXXIV.
[6] Alors qu’Hareton, élevé par Heathcliff, se laissait toujours malmener par son père adoptif, il montre de plus en plus de résistance à la cruauté de son père grâce à Cathy. Elle jure à Heatchliff qu’elle veillera à cela : « Il ne vous obéira plus, méchant, dit Catherine, et bientôt il vous détestera autant que je vous déteste.» (chap.XXXIII)
[7] Nelly raconte qu’à un moment, Heathcliff semble fixer quelque chose au mur et être en proie à une étrange vision : « Je m’aperçus alors que ce n’était pas le mur qu’il regardait, car, en l’observant, je remarquai que ses yeux semblaient exactement dirigés vers une chose qui se serait trouvée à deux mètres de lui. Quelle que fût cette chose, elle lui causait apparemment ensemble un plaisir et une douleur extrêmes ; c’était du moins l’idée que suggérait l’expression angoissée et cependant ravie de son visage. L’objet imaginaire n’était pas fixe ; ses yeux le suivaient avec une activité infatigable et, même quand il me parlait, ne s’en détachaient jamais. »
[8] Anne-Marie Debelmas, Guide des plantes dangereuses, Paris, Maloine, 1983, p.102.
[9] Du moins pour les humains adultes (les chiens et les jeunes enfants peuvent parfois développer des réactions allergiques aiguës).
[10] Mea culpa : j’avoue avoir essentiellement utilisé Wikipédia et le site Internet Gardening’s World (magazine en ligne du groupe BBC).
[11] Cette question a été posée de nombreuses fois, notamment par John Sutherland dans un livre précurseur de la critique policière intitulé Is Heathcliff a Murderer ? Great Puzzles in Nineteenth-Century Literature, Oxford, Oxford University Press, 1996.
[12] Voir le post « Where did Heathcliff go? (and where did he get his money? » sur un site Internet consacré aux Hauts de Hurlevent qui tente de répondre à de nombreuses énigmes posées par l’intrigue du roman : https://www.wuthering-heights.co.uk/faq
[13] La législation repose uniquement sur des jurisprudences. Cependant, on estime en général que l’assistance des parents aux enfants est un devoir qui s’exerce en vertu du Children Act de 1989, Part.I, section 3.
[14] Même si personnellement, je rêve de le juger aussi pour assassinat d’un animal, c’est-à-dire le pauvre chien tout à fait innocent d’Isabelle. Mais il faut ici se placer du point de vue de la justice britannique des années 1790, et il faut attendre bien longtemps avant que des lois existent en Grande-Bretagne qui punissent ce genre de crimes (le Cruelty to Animals Act de 1876 est la première loi de ce genre, et encore elle concerne surtout les expérimentations animales qu’il s’agit alors de réguler).
[15] Voir Thomas Varguish, « Revenge and Wuthering Heitghts », Studies in the Novel vol. 3, n01, Printemps 1971, p.7-17.
[16] Selon Emmanuelle Stitou, au XIXe siècle on trouve plusieurs récits fictifs d’unions (toujours tragiques) entre une bohémienne et un aristocrate (l’idylle entre Esmeralda et Phébus dans Notre-Dame de Paris en est un exemple). Voir Emmanuelle Stitou, « Entre fascination et rejet, l'image de la Bohémienne dans quelques écrits du XIXe siècle », Études Tsiganes, vol. 47, no 3, 2011, pp. 26-39.
[17] Au vu de tous ces éléments, beaucoup de lecteurs se sont aussi demandé si Heathcliff aurait pu être noir. Une simple recherche sur Google « Is Heathcliff black ? » permet de voir les très nombreux articles et discussions sur les forums au sujet de l’ethnicité d’Heathcliff. La version cinématographique du roman d’Emily Brontë par Andrea Arnold (2011) fait ainsi incarner Heathcliff par un acteur d’origine afro-caribéenne (James Howson).
[18] Par exemple Flaming Tinman dans Lavengro de George Burrow (1851) ou Wilderspin dans Aylwin de Theodore Watts-Dunton (1898). Par ailleurs, le nom d’ « Heathcliff » est d’abord le nom d’un des enfants morts en bas âge des Earnshaw…On peut voir dans cette double affiliation (allusion tsigane/nom d’un enfant des Earnshaw) un indice supplémentaire dans la construction de l’hypothèse d’une origine à la fois bâtarde et gitane d’Heathcliff…
[19] Emmanuelle Stitou, art.cit., p. 28.
[20] Un crime par empoisonnement ne cadre pas très bien avec une conception de la légitime défense comme réponse à un danger imminent.
[21] Elizabeth Gaskell, The Life of Charlotte Brontë, Londres, Smelder, Smith & Co, 1857.
[22] Daphné Du Maurier, Le Monde infernal de Branwell Brontë, trad. Jane Fillon, Paris, Phébus, coll. « Libretto », 2007.
[23] Somerset Maugham, Great Novelists and their Novels. Essays on the ten greatest novels of the world and the men and women who wrote them, Londres, J.C. Winston Co, 1948. Branwell serait selon lui mort debout.