Sucre, café et assassinats dans "Eugénie Grandet" de Balzac

 

 

 « Eugénie Grandet, avec laquelle on a assassiné tant de choses en moi »

 Honoré de Balzac, lettre à Mme Hanska, 10 février 1838.

 

 

 

 

 

Balzac aimait son café comme il aimait ses veuves : noirs. C'est du moins notre conclusion après relecture de cette« Scène de la vie de province » qu'est Eugénie Grandet (1833). Classé parmi les Études de mœurs, le roman est a priori aussi riche en psychologie que pauvre en actions. Il pourrait pourtant bien cacher quelques crimes parmi les plus insoupçonnés, par un des personnages les plus insoupçonnables.

 

       

Divulgâch’alerte ! Un résumé de l’œuvre : 

 

 

 

 

1819, Saumur. Eugénie, sa mère1 et la domestique Nanon vivent sous le joug de l'avare Félix Grandet, vigneron et spéculateur. Bien que richissime, le père d'Eugénie impose à la maison de mesquines privations. Lorsqu'un oncle de Paris se suicide après avoir fait faillite, son fils Charles se retrouve à Saumur chez les Grandet de province. L’ingénue Eugénie s'éprend alors de son cousin, contraint de partir pour les Indes dans l'espoir d'y faire fortune. Pour l'avare, il est hors de question de donner à un parent sans fortune la main d'une fille dont le bon parti attire d'ailleurs quelques notables de Saumur. Charles part. Mais lorsque Grandet découvre un généreux don d'or fait par Eugénie à son cousin dans le besoin, il entre dans une colère noire. Ce courroux fait tomber malade son épouse, qui en décède. Peu après, l’avare, qui avait convaincu Eugénie de lui céder l’héritage de sa défunte mère, décède à son tour. La mort de son père laisse Eugénie riche de dix-sept millions.

 

Malgré une promesse d'amour éternel à son cousin – qu'elle ne reverra plus –, Eugénie se résigne, sous la pression sociale, à épouser Bonfons, un homme qu'elle n'aime pas et à qui elle se refuse d'ailleurs physiquement. L’ « heureux » élu s'en accommode, étant moins intéressé par l'héritière que par l'héritage. Il n'en verra rien : les calculs de Bonfons lui font faux bond, et l’époux meurt sans explications. Eugénie se retrouve alors « veuve à trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente » (p. 248)

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Enfin, le roman s’achève sur l’annonce d’un second mariage avec un dénommé Froidfond…

 

Nous aurions pu nous en tenir là, et accepter Eugénie Grandet de Balzac comme un roman de l'absence, de l'attente et de l'inertie ; une interminable pause-café - qu'on boit beaucoup dans la maison de Félix Grandet. Mais comme dans Ursule Mirouët« il [s’y] commet un assassinat par des moyens que la loi n'a pas prévus ». Jusqu’à quatre assassinats, peut-être ! Et tous perpétrés par la veuve Grandet qui mit plus d’hommes dans la bière qu’elle ne mettait de sucres dans son café. Nous montrerons pour quels mobiles et par quels modes opératoires.

 

Un roman qui se trompe, et qui trompe nos attentes

 

Le premier motif de suspicion à l’encontre d’Eugénie Grandet est son caractère déceptif. En effet, nous avons là un roman qui à la fois se trompe, et trompe nos attentes. C’est d’abord par ses promesses non tenues1 que cette étude de mœurs donne de faux espoirs à la lectrice ou au lecteur. Puis c’est par ses incohérences internes que l’œuvre se trompe en se contredisant. Ces anomalies invitent à une relecture critique du roman de Balzac : Eugénie Grandet, un roman noir ?

 

Des prolepses fallacieuses ?

Dès sa préface de 1833, l’auteur nous présage des mystères excessifs par rapport à ce qui nous sera effectivement narré :

 

Il se rencontre en province quelques têtes dignes d'une étude sérieuse, des caractères pleins d'originalité, des existences tranquilles à la superficie, et que ravagent secrètement de tumultueuses passions […] Si tout arrive à Paris, tout passe en province : là, ni relief, ni saillie ; mais là des drames dans le silence ; là des mystères habilement dissimulés […]. [L'auteur] vous montrera comment [...] certaines illusions, de blanches espérances, des fils argentés descendent des cieux et y retournent sans avoir jamais touché terre. (pp. 253-254)

 

Balzac nous pose vraisemblablement une énigme. On ne saurait croire, en effet, que ces « mystères habilement dissimulés » et ces « tumul-tueuses passions » désignent l’avarice et la richesse de Félix Grandet, véritable secret de Polichinelle ; ni l’amour d’Eugénie pour Charles, tôt démasqué par ses parents. C’est d’ailleurs Eugénie plus que tout autre personnage qui semble décrite par ces « existences tranquilles à la superficie » ; Eugénie chez qui se manifeste, à l’annonce du départ de Charles, une « émotion nerveuse chez une nature jusqu'alors en apparence calme et froide » (p. 123).

 

Comment alors expliquer ce décalage entre l’annonce et les faits? C’est sans doute que les mystères mentionnés ne sont pas ceux aisément offerts dans la narration, mais d’autres mystères qui n’ont pas été révélés explicitement, et qu’il revient au lecteur de découvrir. Que nous cache Eugénie ? Nous donnerons à cette tête l’ « étude sérieuse » dont elle est digne.

 

D’autres indices interviennent pour nous aiguiller, cette fois dans la postface de 1833. Celle-ci semble répondre à la préface en reconnaissant le leurre de ses prolepses apparemment non suivies d’effet. Balzac écrit :

 

Ce dénouement trompe nécessairement la curiosité. Peut-être en est-il ainsi de tous les dénouements vrais. Les tragédies, les drames, pour parler le langage de ce temps, sont rares dans la nature. (p. 254)

 

« Rares dans la nature », admettons, mais qu’en est-il dans les fictions, et dans Eugénie Grandet ? L’auteur rajoute :

 

Parmi les femmes, Eugénie Grandet sera peut-être un type, celui des dévouements jetés à travers les orages du monde et qui s'y engloutissent comme une noble statue enlevée à la Grèce et qui, pendant le transport, tombe à la mer où elle demeurera toujours ignorée. (p. 255)

 

Il n’est pas dit de quels types de « dévouements » il s’agit : ce pourrait bien être un dévouement au crime… Nous retrouvons les « mystères habilement dissimulés » de la préface avec cette face cachée d’Eugénie qui « demeurera toujours ignorée ». Mais il nous faudra bientôt repêcher ce simulacre tombé à la mer.

 

Incohérences et brouillages

 

En plus de tromper nos attentes, le roman se trompe encore en multipliant les imprécisions. En effet, celles-ci sont pléthore dans Eugénie Grandet où l’on en trouve de deux sortes. Il y a d’un côté les contradictions et incohérences qui sont du fait de Balzac, et de l’autre les négligences de ses éditeurs.

 

Les incohérences chronologiques, en particulier, sont si nombreuses que nous ne pouvons toutes les citer ici, et renvoyons le lecteur aux minutieux relevés d’Éléonore Reverzy (pages 201, 226, 227 et 243 de notre édition de référence). Mentionnons tout de même la plus grande d’entre elles. Si les réécritures successives du roman par Balzac peuvent expliquer les fréquents décalages d’une année dans la chronologie diégétique, nous trouvons en revanche des erreurs d’une proportion incompréhensible. Ainsi, il arrive à l’auteur de se tromper de… sept ans ! Alors que Balzac écrit : « Quoiqu[e Nanon] eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante » (p. 225), É. Reverzy note que Nanon avait « en fait soixante-six, puisqu'elle avait au début du roman, en 1819, cinquante-sept ans » (ibid.). Mais en dehors des dates, le narrateur s’empêtre également sur les montants des sommes d’argent, passant de deux millions à un million, puis à quatre millions en l’espace de seulement trois répliques (p. 135)…

Il se contredit encore en affirmant au sujet de Félix Grandet : « Les avares ne croient pas à une vie à venir, le présent est tout pour eux » (p. 142), pour faire dire plus tard au vigneron à l’agonie : « Tu me rendras compte de ça là-bas » ; et au narrateur de commenter : « prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion des avares » (p. 224).

D’autres contradictions peuvent également être vues comme des indices de la filouterie d’Eugénie… En effet, alors que cette dernière est enfermée par son père (« Eugénie […] rentra dans sa chambre, à laquelle le bonhomme donna un tour de clef. » (p. 203)), É. Reverzy remarque que deux pages plus tard, la recluse sort comme si de rien n’était (« Eugénie sortit de sa chambre et vint près de sa mère. » (p. 205)). Mais est-ce vraiment une contradiction ? Il se pourrait bien que la matoise Eugénie, comme Houdini, maitrise l’art de l’évasion... À moins qu’une Nanon complice lui ait prêté main forte.

 

Le second type d’erreurs que nous trouvons dans Eugénie Grandet est dû à l’inattention des éditeurs (nous ne pousserons pas la diétrologie jusqu’à y voir un complot éditorial). De fait, É. Reverzy relève aussi bien des suppressions d’alinéa qui brouillent la répartition entre discours du narrateur et du personnage (p. 141), que des lapsus éditoriaux de la part de Furne (p. 142).

 

Ce balancement entre fautes auctoriales et éditoriales pose la question du texte de l’auteur contre celui de l’éditeur. Ce que nous appelons le « texte » (ici, Eugénie Grandet) est-il ce qui est édité et donné à lire, pris comme tel avec ses erreurs ? Et faut-il voir les confusions liées aux inattentions éditoriales comme des données faisant partie intégrante du texte qu’elles altèrent ? Ou bien le « texte » est-il seulement la part supposément voulue par l'auteur, excluant les incohérences ? Devons-nous alors éluder mentalement celles-ci en superposant à notre lecture du texte de l'éditeur la restitution d’un hypothétique texte de l'auteur, lequel rétablirait la prétendue volonté de ce dernier, en corrigeant ce qui aurait été trahi par l’éditeur ? Mais les contradictions du narrateur éveillent la suspicion lorsque celui-ci affirme à propos du bégaiement de Félix : « l’incohérence de ses paroles, le flux de mots ou il noyait sa pensée, son manque apparent de logique […] étaient affectés » (p. 67). Le narrateur ne se jouerait-il pas aussi de nous dans cette comédie humaine, feignant l’incohérence auprès du lecteur, comme Grandet face à ses interlocuteurs crédules ?

 

Sur quoi alors nous baser pour enquêter pertinemment sur Eugénie Grandet ? Sur des pièces à conviction communes aux deux textes (de l’auteur, et de l’éditeur) et ne reposant pas sur ces incohérences qui ne sont qu’un indice de l’infiabilité du texte et une invitation à la suspicion… Nous procéderons en exploitant des indices multiples qui tous convergent vers une même explication cohérente. C’est en fait au texte du lecteur que nous ferons appel pour résoudre cette affaire (cf Le texte du lecteur, 2011, dirigé par C. Mazauric, M.J. Fourtanier et G. Langlade, préfacé par Pierre Bayard).

 

Une fiction sous le signe de la mort...

Avant d’en venir aux mobiles, victimes, et modes opératoires d’Eugénie, regardons de plus près le théâtre de cette scène de crime. D’emblée, le roman apparaît dans sa diégèse comme particulièrement funeste : la mort semble planer partout ; le terrain est propice pour un roman noir. Dès l’incipit, il est question des « ossements des ruines » (p. 57). Peu après, la première date précise à apparaître, après la toute première mention du prénom d’Eugénie, est celle du 1er novembre (p. 74) : veille de la fête des morts, souvent célébrée le premier jour du mois. En revanche, lorsque l’action débute véritablement, à l’anniversaire d’Eugénie, nous sommes déjà à la mi-novembre : autrement dit, en Scorpion, signe astrologique traditionnellement associé à la destruction, à la mort, au poison… et aux questions d’héritage3… Nous verrons plus tard le rapport de Balzac à l’astrologie, et dans ce roman en particulier.

 

En outre, les corbeaux, symboles de mort, annoncent celle de Félix Grandet dans un dialogue de ce dernier avec Nanon :

 

Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.

– C'est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?

– Tu es bête, Nanon ! Ils mangent, comme tout le monde, ce qu'ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu'est-ce que les successions ? (p. 118)

 

L’allusion aux successions renvoie directement à Eugénie, seule héritière de Félix. Par cet héritage, en effet, le corbeau Eugénie vivra financièrement de la mort de son père. Mais à ce stade, il peut sembler encore prématuré de parler d’homicide : les charognards ne tuent pas nécessairement.

 

Félix Grandet n’est d’ailleurs pas seul à mourir dans ce roman qui, malgré sa relative brièveté, met en scène pas moins de quatre morts, dont au moins deux sont prématurées. En effet, le frère de Félix se suicide, la mère Grandet meurt des suites de la colère de son mari, et Bonfons décède sans que le narrateur ne fournisse le moindre détail sur les causes de cette mort, sinon celle-ci : « Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l'habilité juridique avec laquelle il avait minuté […] son contrat de mariage où les deux futurs époux se donnaient l'un à l'autre […] l'universalité de leurs biens » (p. 247)…

 

...et du crime ?

Mais d’un roman de la mort à un roman de l’homicide, il n’y a qu’un pas, qu’il nous faut maintenant franchir. Il y a quelque chose de pourri dans la ville de Saumur qui, derrière de faux-semblants de torpeur, apparaît en fait comme un véritable coupe-gorge. Tout d’abord, un funeste fatum pèse sur la famille Grandet :

 

Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides. (p. 194) 

 

Par cette comparaison avec les Atrides, le roman apparaît comme une réécriture bourgeoise de l’Électre de Sophocle, où les genres sont renversés. Ce n’est plus l’époux Agamemnon qui est assassiné par son épouse, mais la mère Grandet qui est tuée par son mari, du point de vue d’Eugénie (« Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille » (p. 216)).

C’est alors Félix qui devient Clytemnestre, et sa femme Agamemnon, tandis que le duo matricide Électre-Oreste devient le couple parricide Eugénie-Charles, la fille voulant venger sa mère. Par ailleurs, si Eugénie n’a effectivement pas besoin de faire couler de sang, ni de recourir à du poison à proprement parler pour tuer son père, il y a bien un poignard entre les mains d’Eugénie, comme nous le verrons bientôt : énième contradiction du narrateur.

 

C’est donc naturellement qu’un climat de méfiance habite Saumur : l’avare semble avoir de bonnes raisons de ne pas être serein. Mais n’est-ce que pour la sécurité de son argent que Félix Grandet est inquiet, ou pour celle de sa personne ? Le vigneron charge en effet Nanon de monter la garde :

 

Elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant. (p. 77)

 

La méfiance de Félix est beaucoup plus précisément dirigée vers Charles : « Le père avait logé son neveu au-dessus de sa chambre, de manière à pouvoir l'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir » (p. 107). De fait, le spéculateur peut bien suspecter son neveu si l’on en croit le portrait qui nous est donné du cousin d’Eugénie :

 

Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris […], à tout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l'épouvantable éducation de ce monde où, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la Justice n'en punit aux cours d'assises, où les bons mots assassinent les plus grandes idées […]. (p. 168) 

 

Mais ce n’est pas qu’ « en pensées » et « en paroles » que Charles assassine. En effet, cet héros byronien raté est « connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espèce de pistolet et en plein champ » (p. 128), et tue quatre hommes en duel en Inde (pp. 234-235). Le père de Charles, Victor-Ange-Guillaume Grandet, n’est pas en reste, puisqu’il admet dans sa lettre de suicide avoir envisagé de tuer aussi son fils avant de se bruler la cervelle (p. 100).

Ce n’est pourtant pas de Charles que Félix aurait dû le plus se méfier, et c’est à Eugénie que revient le comportement le plus équivoque du roman. L’incident survient alors que l’avare vient de découvrir le nécessaire confié à Eugénie par son cousin en échange du généreux d’or de celle-ci. Félix tente d’en extraire l’or avec un couteau, ce à quoi s’oppose sa fille :

 

 – Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma.

– Eh bien ? lui dit froidement Grandet en souriant à froid.

– Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère.

– Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure. »

Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant.

– En serais-tu donc capable, Eugénie ? dit-il.

– Oui, monsieur, dit la mère.

– Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. (p. 216)

 

Quelle était donc la première intention d’Eugénie en saisissant ce couteau ? Jusqu’au moment où cette dernière commence à énoncer sa mise en garde (« Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or »…), la suite la plus évidente semble être une menace envers Félix. C’est seulement la principale, postposée pour l’effet de suspense, qui lève l’ambiguïté (« je me perce de celui-ci »). Eugénie se serait-elle rétractée après réflexion ? En effet : pourquoi tuer au grand jour avec un risque de riposte du père lui aussi armé, quand on peut à la fois assassiner sans éveiller de soupçons, et s’enrichir d’un héritage considérable ? Car l’avare est bien selon nous le premier homicidé du roman, assassiné à petit feu.

 

Il est temps de nous pencher sur le cas de Félix Grandet, que tout désignait comme la victime idéale.

 

Premier assassinat : Félix Grandet

 

En effet, l’assassinat du vigneron est non seulement justifié par ses attributs, mais encore annoncé dans le texte. Cet homicide est donc à la fois prédictible et prédit.

 

                                                                         

Un personnage qui offre des motifs d’homicide

Tout le monde, dans Eugénie Grandet, a des raisons de vouloir tuer le vieil avare. D’abord parce que Félix est un tyran imbuvable : « La Grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d'accepter le despotisme de son maître » (p. 74). Mais Nanon elle-même, malgré cette affirmation qui tendrait à la mettre au-dessus de tout soupçon, aurait bien pu être poussée à bout par Grandet : « [Nanon] s'attacha sincèrement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita féodalement. Nanon faisait tout » (p. 75).

 

Un autre mobile est bien sûr le crime crapuleux. De fait, personne n’ignore la richesse de Grandet, même si le chiffre colossal de son patrimoine demeure un mystère :

 

Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l’importance : l’une était monsieur Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de monsieur Grandet ; l’autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement […]. Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis. (p. 63)

 

En dehors de Saumur, Félix a aussi pu se faire des ennemis dans sa famille de Paris. Il est possible que l’avare ait délibérément refusé d’aider son frère, résolu au suicide après sa faillite :

 

Cruchot […], malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions du Grandet de Saumur. (p. 122)

 

Au-delà de la non-assistance, on va même jusqu’à l’accuser d’avoir tué son frère : « les trois des Grassins […] pendant le chemin avaient médit tout à loisir sur l'avarice de Grandet en l'accusant presque d'un fratricide » (p. 159). Ainsi, Charles Grandet a lui aussi un mobile, qui est la vengeance de son père.

 

Un assassinat annoncé

Si la famille Grandet est maudite comme celle des Atrides, le sort individuel de Félix est lui aussi scellé. En effet, plusieurs prophéties annoncent que le vigneron mourra, non pas de mort naturelle, mais bien assassiné. En s’endormant après son arrivée chez ses cousins, Charles s’exclame : « à demain les affaires sérieuses », citant, comme l’indique Éléonore Reverzy , « le tyran Thèbes Archias qui, recevant une lettre au milieu d'un festin, la jeta sans l'ouvrir en disant : « À demain les affaires sérieuses ! » Il fut assassiné avant la fin du festin sans savoir que la lettre lui révélait le complot » (p. 109).

 

Et c’est précisément au cours d’un repas des Grandet que Charles arrive pour la première fois à Saumur, portant une lettre de son père adressée au tyran Félix. Le père Grandet ne semble pas avoir lu ce présage dans le marc de son café…

De même, l’avare est comparé au roi biblique Balthazar qui mourut tué après que sa chute lui eut été prédite par les mots « MENE, TEKEL, UPHARSIN » (« compté, pesé, divisé »), apparus sur son mur lors d’un banquet :

 

L’étonnement, la colère, la stupéfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-Pharès ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet qui, ne pensant plus à son neveu, le retrouvait logé au cœur et dans les calculs de sa fille. (p. 139)

 

Enfin, le texte fait écho au Dom Juan de Molière. C’est cette fois au Commandeur, tué par le libertin, que Félix Grandet est comparé, alors qu’en son absence sa famille prend le petit-déjeuner :

 

Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. Là, Nanon, madame Grandet et Eugénie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur était bien connu

– Voilà papa, dit Eugénie. (p. 129)

 

On pense ici aux scènes 11 et 12 de l’Acte IV de Dom Juan ou le Festin de Pierre, où la statue du Commandeur vient interrompre le repas en toquant à la porte, avant d’inviter à souper son meurtrier.

 

Or, ces trois prédictions funestes ont un dénominateur commun. Chacune fait référence à une scène se passant lors d’un repas, qu’il s’agisse de Thèbes Archias, de Balthazar ou de la statue du Commandeur. Comme nous le verrons bientôt, ce contexte, avec le thème de la nourriture, annoncent le mode opératoire employé pour assassiner Félix Grandet.

 

Suspecte n°1 : Eugénie

Mobiles et indices de la culpabilité d’Eugénie Grandet

 

À qui profite le crime ? L’étude du cas d’Eugénie nous montre que ce personnage est celui accumulant le plus de mobiles et de motivations, personnelles ou extérieures. La seule raison pour laquelle la fille de l’avare semble insoupçonnable est que le narrateur – défaillant, comme nous l’avons vu –, l’enrobe en permanence de naïveté et de désintéressement. Si bien que l’on en vient à éluder les signes pourtant clairs de la duplicité d’Eugénie, en apparence trop innocente pour être criminelle. Innocente au point que même la comparaison avec un personnage parricide ne suffit à la rendre suspecte. Ainsi, Hope Christiansen (2018) rapproche Eugénie Grandet d’Adrienne Mesurat de Julien Green, dont le personnage éponyme tue son père en le poussant dans les escaliers4… Mais alors que la critique souligne les nombreux points communs entre les deux œuvres (personnages éponymes au physique similaire, structures narratives proches, critiques de la province, pères tyranniques…), à aucun moment elle ne pousse l’analogie jusqu’à envisager un parricide d’Eugénie…

 

Pourtant, contre ces apparences trompeuses, le roman nous met bien en garde :

 

Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littéralement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu'on omet presque toujours de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumière psychologique, en n'expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées ? (p. 143)

 

Ainsi, avant de révéler comment Eugénie, plus ingénieuse qu’ingénue, a réalisé ses méfaits, nous verrons d’abord pourquoi la jeune femme était programmée pour l’assassinat, à l'échelle de la psychologie comme à celle de la construction romanesque.

 

Pour commencer, il nous faut tordre le cou à cette idée reçue selon laquelle Eugénie serait désintéressée par l’argent. La fille de Félix Grandet partage l’avidité de son père, et ce vice nous fournit le principal motif d’assassinat ; de même que la toute première mention du prénom de la suspecte : « sa fille Eugénie, sa seule héritière » (p. 68). Or, avant même d’hériter de la fortune de Félix, Eugénie hérite de son nom. De fait, « Grandet » a pour anagramme « d’argent». Le titre même du roman, « Eugénie d’argent », donne ainsi le thème de l’œuvre tout en associant au personnage éponyme son principal attribut. Selon la cognomologie6, « science » à laquelle s’intéressait Balzac, le nom serait révélateur de la personnalité : Eugénie est donc autant sujette à la ladrerie que son père. Peut-être même l’est-elle davantage. Le vigneron déclare lui-même : « elle est plus Grandet que je ne suis Grandet » (p. 202). Plus avare aussi ? Tel père, telle fille…

 

Après la mort de Félix, Eugénie va jusqu’à reproduire les tics de langage de son père, exactement comme son double Adrienne Mesuratou comme le Peter Pan du roman de J. M. Barrie, qui mime avec son index le crochet de son rival le Capitaine Hook, après l’avoir tué. En effet, vers la fin de l’œuvre, Eugénie dit à Madame des Grassins : « nous verrons cela », souligné par Balzac avec des italiques. Comme le précise É. Reverzy, il s’agit d’ « une des quatre expressions auxquelles se limitait le discours de son père » (p. 242). L’analogie entre Félix et sa fille ne s’arrête pas là : après avoir tué Grandet, qui lui-même avait (du point de vue d’Eugénie) tué son épouse, la riche héritière vit à la fin du roman avec la même avarice que son père :

 

Elle a […] la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l’existence étroite de la province. Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet, n’allume le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui permettait d’allumer le foyer de la salle, et l’éteint conformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. (p. 249)

 

À se demander alors si ce n’est pas par tartufferie qu’Eugénie se livre à des libéralités, seules rempart contre les accusations de lésine :

 

Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-être semblerait-elle parcimonieuse si elle ne démentait pas la médisance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations […] témoignent chaque année contre l’avarice que lui reprochent certaines personnes. (ibid.)

 

Nous trouvons aussi des indices plus explicites du goût d’Eugénie pour l’argent, qui lui est une source visible de plaisir : « Elle pesa fort orgueilleusement cette bourse » (p. 171), au moment d’offrir ses économies à Charles ; ou bien : « À la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains » (p. 172).

 

Ce penchant inné d’Eugénie pour l’argent a très bien pu être exacerbé par les privations tantaliennes imposées par le pourtant fortuné Félix à toute la maison. De même, on peut imaginer que l’unique héritière de Grandet ait été conditionnée à l’amour de l’or par son père :

 

Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mémorables de la naissance et de la fête d’Eugénie, était venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son présent paternel, consistant, depuis treize années, en une curieuse pièce d’or. (p. 78) 

 

De façon plus troublante, l’avarice des Grandet est écrite sur leur figure. En effet, Balzac, adepte de la physiognomonie8, attribuait aux traits physiques la capacité de dévoiler la personnalité de chaque individu. Pour Félix Grandet, « [l]a couleur jaune, celle de l'or, caractérise tout le personnage qui a également les cheveux blanc et or, et s'étend à son entourage » (p. 63), écrit Éléonore Reverzy. Ainsi, en dehors du vigneron (« les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes » (pp. 63-64)) et son épouse (« Tu es bien un petit brin jaunette, mais j'aime le jaune » (p. 199), dit l’avare à sa femme mourante), le goût pour l’or d’Eugénie est indiqué par son teint. De fait, Madame des Grassins dit à propos de l’héritière : « L'avez-vous examinée ? elle était, ce soir, jaune comme un coing » (p. 103). Bien que Balzac soit particulièrement soucieux de vraisemblance dans son roman, ce lien entre avarice et carnation est un peu fort de café, et apparaît a priori comme une licence physiognomonique de la part de l’auteur. Or, notre éclaircissement de l’assassinat aura le mérite de justifier de façon rationnelle et médicale le teint jaune des Grandet.

 

Au-delà du désir d’enrichissement, un fatum (« ce qui a été dit ») détermine Eugénie de façon explicite. Son crime est dit prophétiquement par Félix Grandet qui, par ironie d’auteur, annonce son propre assassinat : « Maudit serpent de fille ! Ah ! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle égorge son père ! » (p. 202) ; ou encore : « Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille » (p. 213).

 

Dévoré ? Que l’on se rappelle le dialogue entre Nanon et Félix au sujet des corbeaux :

 

– C'est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?

– Tu es bête, Nanon ! Ils mangent, comme tout le monde, ce qu'ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu'est-ce que les successions ? (p. 118)

 

En effet, Eugénie tue Félix Grandet et le dépouille, par sa succession, de tout son argent. L’héritière n’avait ainsi pas d’autre choix que d’assassiner son père, puisque c’était écrit.

 

Mais si ce crime est écrit dans le texte, il est aussi écrit… dans les étoiles. Plus tôt, nous avons vu qu’Eugénie, née le 15 novembre 1796, est Scorpion, signe associé à la mort, aux empoisonnements et aux questions d’héritage9... Il ne s’agit pas ici de croire ou non à l’astrologie, mais de se demander s’il se peut que Balzac s’en soit servi comme d’un outil poïétique propre à renforcer certains aspects de ses personnages. Comme Goethe, l’auteur de La Comédie humaine avait un intérêt pour cette pratique, ainsi qu’en témoigne ce passage du Cousin Pons :

 

Dès qu’on admet la fatalité, c’est-à-dire l’enchaînement des causes, l’astrologie judiciaire existe et devient ce qu’elle était jadis, une science immense […]. L’astrologie judiciaire, la divination, a régné pendant sept siècles, non pas comme aujourd’hui sur les gens du peuple, mais sur les plus grandes intelligences, sur les souverains, sur les reines et sur les gens riches10.

 

L’astrologie est directement présente dans Eugénie Grandet, à travers une part des richesses qu'Eugénie souhaite offrir à Charles. Nous y trouvons en effet « trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge » (p. 172). De même, Eugénie adresse à son cousin déjà parti pour les Indes : « Penses-tu bien à moi, en voyant cette étoile dont tu m’as appris à connaître les beautés et l’usage ? » (p. 193). Le narrateur insiste d’ailleurs lourdement sur la date de naissance de notre Scorpion, comme pour attirer notre attention. De fait, le roman commence à l’anniversaire d’Eugénie (étymologiquement : « bien née ». Faut-il comprendre : « qui porte bien son signe de naissance » ?), et les personnages y font continuellement référence, d’abord avec cette exclamation du père Grandet : « Puisque c'est la fête d'Eugénie, faisons du feu ! Ce sera de bon augure » (p. 79). Ainsi que le relève É. Reverzy : « On compte cinq occurrences, avec quelques variantes, de cette formule dans les pages qui suivent » (ibid.). L’image que l’on retient le plus souvent d’Eugénie semble apparemment peu compatible avec les joyeuses caractéristiques du signe du Scorpion : « la cruauté, la destruction, l’envie, la sauvagerie, la sensualité, la stratégie, l’agression, la haine, le poison, la mort11 »

 

Or, dessillés par cet indice astrognomonique12, nous devons bien admettre qu’Eugénie Grandet est un personnage aussi duplice que le roman auquel elle a donné son nom : « Pour la première fois de sa vie, le bien et le mal étaient en présence dans son cœur. Jusque-là, elle n'avait eu à rougir d'aucune action » (p. 165) ; « Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père l'était par avarice » (p. 202) ; ou encore : « Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice » (p. 144).

 

Par ailleurs, à qui jugerait anachronique d’attribuer à Balzac une conception aussi moderne des profils astrologiques, faisons remarquer que l’association Scorpion-agressivité, tout au moins, ne date pas d’hier : entre l’an 9 et l’an 14, déjà, Marcus Manilius, dans le Livre II de ses Astronomiques, décrivait le Scorpion comme « âpre à la piqûre13», « belliqueux14 » ; ou encore : « le scorpion, sous le voile de l’amitié, enfante des querelles15»…

 

 

Le dernier mobile, et pas des moindres, est l’hostilité d’Eugénie pour son père. Cette inimitié, due à la froideur et à l’égoïsme de Félix Grandet, a pu achever de pousser sa fille à la vengeance. En effet, l’héritière ne manque pas de motifs de rancune envers ce père violent, capable de les battre, elle et son épouse (p. 125), ce père qui menace Eugénie de l’envoyer au couvent (p. 139), qu’elle tient pour responsable de la mort de sa mère (p. 200 ; p. 216), et qui éloigne l’héritière de son premier amour, Charles :

 

« […] Quant à toi, mademoiselle Eugénie, si c’est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, dare dare, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus... »

[…] « Ah ! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n’ai jamais souffert ainsi. » (p. 123)

 

L’avare aggrave encore son cas aux yeux de sa fille en se montrant indifférent au deuil de Charles  :

 

«  […] Mais ce jeune homme n'est bon à rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent. »

Eugénie frissonna en entendant son père s'exprimer ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dès ce moment, elle commença à juger son père. (p. 133)

 

De même, dans une scène digne de L’Avare de Molière, Félix Grandet choque Eugénie par son insensibilité. L’avarice du père est telle qu’il refuse de dépenser quoi que ce soit pour porter le deuil de son frère parisien :

 

« Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut ôtée, il faut que nous prenions le deuil.

– En vérité, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dépenser de l’argent. Le deuil est dans le cœur et non dans les habits.

– Mais le deuil d’un frère est indispensable, et l’Eglise nous ordonne de…

– Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira. »

 

Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la première fois dans sa vie, ses généreux penchants endormis, comprimés, mais subitement éveillés, étaient à tout moment froissés. (pp. 140-141)

 

Mais gageons que c’est davantage l’insensibilité de Félix que sa lésine qui offusque Eugénie, elle-même avare par hérédité…

 

Ainsi, nous avons vu que la fille Grandet ne pouvait que tuer le père, que ce soit pour sa haine envers Félix, son amour pour l’argent, son désir de vengeance, la cognomologie, ou encore la détermination narrative mise en place par l’auteur… Il est maintenant temps de dévoiler comment s’y est prise Eugénie pour accomplir ce qui, un jour peut-être, sera considéré comme l’un des plus terribles parricides de la littérature, avec Œdipe roi et Les Frères Karamazov16

 

 

Modus operandi

L’une des nombreuses prédictions du roman nous annonçait « une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu » (p. 194). Par quel moyen alors Eugénie a-t-elle pu tuer son père ? Au premier abord, on pourrait penser que l’avare décède naturellement de vieillesse, et qu’il n’y a pas à chercher plus loin. Félix Grandet meurt à la fin de l’année 1827 en présence d’un prêtre, et l’unique héritière apprend alors de Cruchot que « l'estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions ». Mais déjà, l’âge de Félix pose problème : une fois de plus, le narrateur nous induit en erreur, et vieillit (à dessein ?) Félix de quatre ans. En effet, ce dernier mourrait « à l’âge de quatre-vingt-deux ans ». Or, comme l’indique É. Reverzy, le vigneron a en fait « soixante-dix huit ans. Grandet avait quarante ans en 1789 et cinquante ans en 1806 » (p. 221). Cinq ans plus tôt, admet d’ailleurs le narrateur, Félix était encore « robuste » (ibid.)… De façon générale, tout le monde chez l’avare jouit d’une excellente santé, et il est question, dès le début du roman, du « régime sévère de la maison, où personne n'était jamais malade » (p. 76).

 

Alors, si la mort de Grandet n’est pas naturelle, comment l’expliquer ? Pas de poison dans cette affaire, disions-nous. Mais comme l’affirmait Paracelse, c’est de la dose que naît le poison et, bien mesurée, la plus insignifiante des choses peut devenir une arme. Surtout si la victime y est singulièrement vulnérable. Quels éléments de la diégèse auraient pu servir pour empoisonner Grandet à petit feu ? Comme dans La Lettre volée d’Edgar Poe, il se pourrait que ce que nous recherchons soit juste devant nos yeux, bien en évidence. En effet, deux éléments se distinguent, dans ce roman, par un nombre d'occurrences inhabituel dans l’œuvre de Balzac : il s’agit du sucre et du café. On peut s’interroger sur le rôle de ces denrées dans Eugénie Grandet, où elles sont plus présentes que dans toute autre œuvre de l’auteur, comme le montre le tableau ci-dessous :

 

Occurrences du sucre et du café chez Balzac

Sucre (sous toutes les formes grammaticales)

Café

Nombre de pages

(Note 17)

Eugénie Grandet (1834)

26 occurrences

19 occurrences (autant que le « vin », alors que Grandet est vigneron !)

373

Le Père Goriot (1834)

1 occurrence

14

527

Le Lys dans la vallée (1836)

2 occurrences

3 occurrences

563

Ursule Mirouët (1841)

0 occurrence

7 occurrences

475

Illusions perdues (1843)

8

16 occurrences (dont beaucoup d’établissements)

1309

Modeste Mignon (1844)

1

5

533

La Cousine Bette (1846)

7

10

872

 

 

Que représentent pour Balzac le sucre et le café, consommés tout le long du roman ? L’écrivain, bien conscient du danger que pouvaient représenter ces deux aliments, en parle dans un édifiant passage de son Traité des excitants modernes (1839) :

 

Le gouvernement anglais a permis de disposer de la vie de trois condamnés à mort, auxquels on a donné l'option ou d'être pendus [...] ou de vivre exclusivement, l'un de thé, l'autre de café, l'autre de chocolat […].

L'homme qui a vécu de chocolat est mort après huit mois.

L'homme qui a vécu de café a duré deux ans.

L'homme qui a vécu de thé n'a succombé qu'après trois ans.

[…] L'homme au café est mort brûlé, comme si le feu de Gomorrhe l'eût calciné. On aurait pu en faire de la chaux […].

Une autre expérience a été faite en France, relativement au sucre.

Monsieur Magendie a nourri des chiens exclusivement de sucre ; les affreux résultats de son expérience ont été publiés, ainsi que le genre de mort de ces intéressants amis de l'homme, dont ils partagent les vices (les chiens sont joueurs) ; mais ces résultats ne prouvent encore rien par rapport à nous. 

 

Balzac considère en outre certaines physiologies comme plus exposées que d’autres aux effets négatifs du café :

 

Enfin, j’ai découvert une horrible et cruelle méthode, que je ne conseille qu’aux hommes d’une excessive vigueur, à cheveux noirs et durs […]. Il s’agit de l’emploi du café moulu, foulé, froid et anhydre […] pris à jeun.

J’ai conseillé ce breuvage ainsi pris à un de mes amis […] : il s’est cru empoisonné.

 

L’écrivain fait un lien entre le physique de son ami et son intolérance au café : le malheureux était « blond, cheveux rares ; un estomac de papier mâché, mince »« Il y avait de ma part manque d’observation », conclut le physiognomoniste. Or, Félix Grandet est blond et correspond assez bien au profil auquel Balzac déconseille le breuvage.

 

Mais il serait grotesque de prétendre qu’une simple administration de café et de sucre ait pu suffire seule à tuer l’avare. Les symptômes mentionnés par Balzac ne se retrouvent d’ailleurs pas dans l’œuvre. Tout au plus la blondeur de Grandet, dans une perspective physiognomonique, a-t-elle pu constituer un facteur aggravant aux yeux de l’auteur.

 

C’est pourtant bien le sucre, et le café dans une moindre mesure, qui ont été fatals au vigneron.

 

En effet – et c’est là la clef de cette affaire –, Félix Grandet était particulièrement vulnérable au saccharose, pour la simple et bonne raison qu’il était diabétique ! Balzac était d’ailleurs familier de cette maladie, puisque lui-même en souffrait18.

Plus précisément, Grandet avait un diabète de type 2 (le diabète le plus répandu), dont les symptômes sont clairement décrits dans le roman. Cette maladie, qui se manifeste avec force chez les personnes les plus âgées, comme Félix, « tue chaque année 10 fois plus que les accidents de la route19 ». A fortiori à l’époque d’Eugénie Grandet où l’insuline n’était pas encore connue (elle ne sera découverte qu’en 1921), et où il y avait peu d’accidents routiers…

 

Nous pouvons diagnostiquer le diabète du vieil avare grâce aux indices laissés dans le récit. Le symptôme le plus visible de cette affection est le teint jaunâtre de Grandet. Nous avions vu que ce trait physique, reflétant l’amour de Félix pour l’or, était a priori une licence invraisemblable de Balzac. Or, cette anomalie s’avère être un symptôme diabétique :

 

Parmi les personnes atteintes de diabète, environ 1 sur 3 aura, un jour ou l'autre, un trouble de la peau en rapport avec le diabète [...]. Les changements dans la circulation sanguine peuvent également provoquer un trouble appelé nécrose lipoïdique des diabétiques ; la peau prend alors une apparence jaune et cireuse 20.

 

L’écrivain n’ignorait pas ce symptôme, qu’il associe au sucre dans son Traité des excitants modernes :

 

Quant au sucre, la France en a été longtemps privée, et je sais que les maladies de poitrine [...] peuvent être attribuées à cette privation ; comme aussi le trop grand usage doit amener des maladies cutanées.

 

Ainsi, ce qui semblait fantaisiste s’avère en fait parfaitement rationnel. De même, la présence de ce teint chez Eugénie est justifiée par l’hérédité :

 

l'hérédité est un des facteurs de risque principal du diabète de type 2. Le risque pour une personne possédant un parent diabétique de développer un diabète de type 2 est de 40%, et de 70% si deux parents sont diabétiques. Le caractère héréditaire de la maladie est indiscutable 21.

 

Le teint jaune de la mère Grandet indiquant qu’elle était diabétique comme son époux (qui se ressemble s’assemble), le risque pour leur fille d’hériter de la maladie était bien de 70%.

 

La nature morbide de ce teint chez Eugénie est d’ailleurs relevée par les Saumuroises à la fin du roman, après le premier mariage de l’héritière :

 

Il faut que madame la présidente de Bonfons soit bien souffrante pour laisser son mari seul […]. Qu'a-t-elle donc, une gastrite, un cancer ? Pourquoi ne voit-elle pas des médecins ? Elle devient jaune depuis quelques temps. (p. 248)

 

D’autres symptômes du diabète sont la diminution de la sensibilité, et la paralysie :

 

La neuropathie diabétique est loin d'être rare : elle est particulièrement invalidante. L'atteinte des nerfs fait partie des complications chroniques du diabète fréquentes [...]. La mononévrite correspond à l'atteinte d'un seul nerf, dans n'importe quelle localisation de l'organisme. [...] Elle peut occasionner des douleurs intenses, une paralysie faciale ou une vision double 22.

 

Outre le visage, le diabète peut aussi atteindre « l'ensemble des nerfs de l'organisme […]. Une diminution de la sensibilité est le signe le plus fréquent de la neuropathie diabétique23. » Ces symptômes se retrouvent à nouveau chez Félix Grandet qui, l’année de sa mort, fut « pris par une paralysie qui fit de rapides progrès » (p. 222).

 

Mais quel rôle pouvait alors jouer le café dans ce lent assassinat au sucre rapide? Essentiellement celui de canal, de cheval de Troie permettant de cacher le poison blanc aux yeux du père qui en limitait sa consommation. Toutefois, à l’insu même d’Eugénie (qui n’avait pas fait médecine), la boisson a pu accentuer les effets du sucre. De fait, si le café a peut-être un effet protecteur contre le diabète de type 2 pour les sujets non diabétiques, il serait en revanche négatif pour ceux qui en sont déjà affectés, en augmentant le taux de glucose sanguin24.

Entre le sucre et le café, le « pauvre » avare n’avait donc aucune chance !

Félix ne se méfie pourtant que du sucre, qu’il rejette à plusieurs reprises dans le roman, comme dans ces deux dialogues avec Nanon :

 

Tu n’auras que six morceaux de sucre.

– Eh ! bien, votre neveu, avec quoi donc qu’il sucrera son café ?

– Avec deux morceaux, je m’en passerai, moi.

– Vous vous passerez de sucre, à votre âge ! J’aimerais mieux vous en acheter de ma poche.

– Mêle-toi de ce qui te regarde. (pp. 116-117)

 

Et :

 

– Pauvre Nanon ! Veux-tu du cassis ?

– Ah ! pour du cassis, je ne dis pas non ; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu’i vendent est de la drogue.

– Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme. (p. 179)

 

Cette dernière réplique de Félix sur le goût est l’occasion de répondre à l’objection de bon sens que l’on ne manquera pas de nous faire : en admettant que Grandet, conscient de sa vulnérabilité au sucre, évitait cette denrée, comment expliquer qu’il n’ait pas senti le goût du poison administré par sa fille ?

La raison en est simple : parce qu’il ne le pouvait pas !

En effet, l’agueusie (la perte du goût) est un autre symptôme du diabète, favorisé par l’âge avancé de Félix25.

 

Ainsi, Eugénie pouvait sans difficulté nuire à la santé de son père en l’empoisonnant à chaque café. La scélérate n’hésitait d’ailleurs pas à provoquer l’avare, en amoncelant le sucre dont il se défiait :

 

Le père Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pâlit, et fit trois pas ; il se pencha vers l’oreille de la pauvre vieille, et lui dit : « Où donc avez-vous pris tout ce sucre ?

– Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas.

[...] Charles ayant goûté son café, le trouva trop amer et chercha le sucre que Grandet avait déjà serré.

« Que voulez-vous, mon neveu ? lui dit le bonhomme.

– Le sucre.

– Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira. »

Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d’un air calme. [...] Charles ne devait jamais être dans le secret des profondes agitations qui brisaient le cœur de sa cousine, alors foudroyée par le regard du vieux tonnelier. (pp. 130-131)

 

Médée l’empoisonneuse : un intertexte accusateur

Le mode opératoire d’Eugénie, loin d’être hasardeux, est soutenu par un intertexte qui le justifie. Si l’intertextualité sadienne – avec l’Eugénie de la Philosophie dans le boudoir – assombrit par communauté de prénom l’Eugénie de Balzac, la Grandet est encore liée à une autre figure ; mythologique, cette fois, mais tout aussi duplice. Il s’agit de Médée. En effet, le mythe de la Toison d’or et celui de la sorcière de Colchide se lisent dans le roman, et Eugénie apparaît comme une Médée bourgeoise. C’est d’abord avec la Toison que le mythe est introduit : « [Madame Grandet] tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d'un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors » (p. 219).

 

Médée, comme Eugénie, sont toutes deux trahies par celui qu’elles aimaient (Jason pour Médée ; Charles pour Eugénie), et pour la même raison : offrir une situation plus noble à leur descendance. Pour Jason, cela consiste à épouser Créuse, et pour Charles, à se marier avec Mlle d’Aubrion :

 

Je vous avouerai, ma chère cousine, que je n'aime pas le moins du monde mademoiselle d'Aubrion, mais, par son alliance, j'assure à mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables. (p. 237)

 

Mais contrairement à Médée, Eugénie n'a pas d'enfants à tuer pour punir son Jason : nous verrons qu’à défaut d’en assassiner, elle s’abstiendra d’en avoir. L’héritière ne se prive pas pour autant de songer à la vengeance, comme le montre ce passage ambigu du roman :

 

 En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d’une rivale, la tuent et s’enfuient au bout du monde, sur l’échafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau ; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine. D’autres femmes baissent la tête et souffrent en silence ; elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu’au dernier soupir. Ceci est de l’amour, l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. (pp. 238-239)

 

On peut s’interroger sur le démonstratif « ce fut » : quel était exactement le sentiment d’Eugénie ? La résignation ou la vengeance ? Quoiqu’il en soit, après la trahison subie, les deux empoisonneuses choisissent le retrait. Médée, dans la fuite ; Eugénie, dans la solitude : « Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite » (p. 240).

 

Enfin, l’assimilation d’Eugénie à Médée crée un cohérent réseau de références au sein du texte. De fait, nous avons vu que Félix Grandet était comparé au dernier roi de Babylone, mort assassiné. Or, le royaume de Balthazar fut partagé, après son décès, entre les Perses… et les Mèdes. Selon Hérodote, c’est précisément de Médée que ce peuple tiendrait son nom. Comme les Mèdes, Eugénie hérite, mais sans partage, du royaume de son père.

 

Trois autres assassinats ?

 

Croyez-vous qu’Eugénie se serait arrêtée en si bon chemin ? À la fin du roman et sous la pression sociale, l’héritière épouse un certain Bonfons, président du tribunal de première instance à Saumur. Mais comme décidemment le corbeau Eugénie porte malheur, l’époux meurt sans explication recevable :

Il mourut huit jours après avoir été nommé député de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l'habilité juridique avec laquelle il avait minuté […] son contrat de mariage où les deux futurs époux se donnaient l'un à l'autre,au cas où ils n'auraient pas d'enfants, l'universalité de leurs biens […]. Eugénie, habituée par le malheur et par sa dernière éducation à tout deviner, savait que le président désirait sa mort pour se trouver en possession de cette immense fortune […]. Madame de Bonfons fut veuve à trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente. (pp. 247-248)

 

Eugénie avait au moins trois mobiles pour assassiner Bonfons. Outre son indépendance, elle souhaitait sans doute tuer avant d’être tuée par ce mari intéressé : l’héritière « savait », nous dit-on, « que le président désirait sa mort ». Le troisième mobile est le même qui avait déjà contribué à son parricide : la pulsion d’enrichissement. En effet, son contrat de mariage lui assurait d’accroître son patrimoine, à condition de ne pas avoir d’enfants. Cette clause éclaire les précautions d’Eugénie pour ne jamais tomber enceinte : « Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous » (p. 244). Les femmes de Saumur s’interrogent à ce sujet : « Comment peut-elle ne pas désirer un enfant ? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment ne pas lui donner d’héritier, dans sa position ? » (p. 248). Que ne ferait-on pas pour huit cent mille livres de rente ?

 

Mais à l’avarice d’Eugénie s’ajoute une autre circonstance (aggravante, ou atténuante selon les mœurs) expliquant à la fois son vœu de chasteté et son appât du gain. De fait, le premier amour de l’héritière, Charles, est forcé de prendre la route des Indes dans l’espoir d’y faire fortune : ne pouvons-nous pas supposer qu’Eugénie ait souhaité s’enrichir par l’assassinat, afin d’attirer et entretenir son cousin, tout en se conservant vierge pour lui ? Les crimes d’Eugénie seraient alors motivés par la passion autant que par l’amour de l’argent. Voilà sans doute un mobile qui se plaide bien aux assises !

 

Revenons au défunt mari. Comme le dit Vautrin dans Le Père Goriot : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait. » Ici, c’est la mort de Bonfons qui est « sans cause apparente ».

 

L’absence d’explications laisse la porte ouverte à bien des scénarios : nous en proposons deux.Si les causes de décès du député éphémère ne sont pas précisées, c’est peut-être que sa mort paraissait ordinaire. Bonfons a pu mourir d’une crise cardiaque, provoquée par Eugénie. La veuve noire s’est-elle servie du chlorure de potassium, ce « faux sel » indétectable après la mort, provoquant un rapide décès par arrêt cardiaque ? Ce mode opératoire est soutenu par la toponymie, Saumur renvoyant au sel. Mais il y a dans Eugénie Grandet un « personnage » dont on ne parle jamais, et qui pourtant est loin d’être rassurant. En effet, les Grandet ont un chien, et nous savons depuis Edgar Poe et Conan Doyle que les animaux sont des suspects comme les autres… Bonfons serait-il mort effrayé à la vue de l’animal dressé par Eugénie pour le tuer, comme dans Le Chien des Baskerville26 ? Jugez plutôt : « Nanon […] détacha dans l'écurie un chien-loup […]. Cet animal d'une notable férocité ne connaissait que Nanon. Ces deux créatures champêtres s'entendaient » (p. 106). Ou encore (Félix à Charles) : « Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur ! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot » (p. 108).

 

Mais jamais deux sans trois. Puisque les lecteurs aussi bien que les personnages se laissent duper par la prétendue innocence d’Eugénie, le roman s’achève avec l’annonce d’une nouvelle union :

 

Depuis quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. (p. 249)



Si cet hypothétique mariage a lieu, nous pouvons craindre le pire pour Froidfond... Mais comment la veuve noire s’y prendra-t-elle cette fois ? Après le sucre et le sel, le poivre sera-t-il la prochaine arme du crime ? Eugénie Grandet, une gastronome incomprise ? Le seul à peut-être savoir est Balzac. Or, il est mort. Mais comment… ?

 

Le quatrième et dernier assassinat pourrait bien être la plus épouvantable des métalepses. Balzac, nous l’avons dit, était diabétique. Mais c’était aussi un irraisonnable consommateur de café. Or, n’est-ce pas la situation exacte dans laquelle se trouvait Félix Grandet, première victime de la veuve noire ? Nous pouvons légitimement nous poser la question suivante : Eugénie Grandet a-t-elle tué Balzac ? « Eugénie Grandet avec laquelle on a assassinétant de choses en moi », écrivait prophétiquement l’auteur à Mme Hanska en 1838… Si l’écrivain, sur son lit de mort, demandait à voir son médecin fictif Horace Bianchon, croyant qu’un personnage pourrait le soigner, Balzac ne pouvait-il pas aussi être victime d’une de ses créatures ? Mais pour quel motif ?

Une des particularités de l’entreprise balzacienne est le « retour des personnages ». Mais par un incompréhensible ostracisme de la part de l’écrivain, Eugénie n'apparaît dans aucune autre de ses œuvres. La veuve noire se serait-elle dit, rancunière : « Balzac, si je ne reviens pas, tu ne reviendras pas non plus » ? L'auteur s’est opposé au retour du personnage ; le personnage aura rendu impossible le retour de l'auteur...

 

En 1968, Roland Barthes prenait Sarrasine de Balzac comme exemple pour théoriser « La Mort de l’auteur ». Eugénie Grandet sera le symbole de son assassinat.

 

 

 

 

Ouvertures

 

Pour ne pas conclure, gardons-nous bien de déclarer le dossier clos. En effet, Eugénie n’est pas la seule suspecte dans cette affaire, et des complices pourraient se cacher parmi les autres personnages. Charles avait autant de raison que sa cousine de souhaiter la mort de Félix, et les deux jeunes gens semblaient bel et bien de mèche : « Complices tous deux du même secret, ils se regardaient en s'exprimant une mutuelle intelligence » (p. 179). Les inexactitudes chronologiques du narrateur camouflent d’ailleurs maladroitement le fait que Charles était déjà revenu en France à la mort de l’avare. Des prétendants d’Eugénie ont encore pu vouloir se venger de l’avare qui, tout en ne comptant donner la main de sa fille à personne, s’est servi des intéressés comme de « harpons pour pêcher » (p. 87), afin de s’enrichir à leurs dépens. Enfin, Nanon pourrait elle aussi être impliquée : « Eugénie se trouva donc seule au monde dans cette maison, n'ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d'être entendue et comprise » (p. 224). Il se pourrait d’ailleurs qu’une étude du personnage de Nanon, à la lumière de celui de Lisbeth Fischer (La Cousine Bette), éclaircisse, ou plutôt assombrisse la première. Comme l’écrit Nathalie Solomon, « les pistes abandonnées en chemin pullulent chez [Balzac] et [il] faut bien en faire quelque chose27 »

 

 

 

David Keclard.

 

 

Pour citer cet article :

David Keclard, "Sucre, café et assassinats dans Eugénie Grandet de Balzac", Intercripol - revue de critique policière, "Investigations solitaires", N°002, Décembre 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/sucre-cafe-et-assassinats-dans-eugenie-grandet-de-balzac.html. Consulté le 16 Juin 2020.

 

Edition de référence :

Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Paris, Garnier-Flammarion, 2016.

Illustrations :

Peinture : W. Hammershoi, Intérieur (détail), 1899.

Dessin : Auguste Leroux, illustration réalisée pour édition d'Eugénie Grandet, 1911.

Sculpture : Ernest Christophe, Le Masque ou La Comédie humaine, 1876

Vidéo : "Le café de Balzac", réalisé par Robert Pulcini, avec Paul Giamatti dans le rôle de l'écrivain pour la Web-Série de la revue The New Yorker  (S01E01), 2016.

Notes :

1. Mère que Balzac n'a anti-bechdel-wallacement pas dotée d'un prénom.

2. Sur les promesses non tenues chez Balzac, voir : Nathalie SOLOMON, « Balzac : La théorie du cahot », Crossways Journal, Crossways in Cultural Narratives, 2019, 3, disponible sur : https://hal-univ-perp.archives-ouvertes.fr/hal-02320688.

3. HADES, Initiation à l’astrologie, Paris, Éditions Bussière, 1984, pp. 54-55.

4. Hope L. CHRISTIANSEN, « Reading Balzac’s Eugénie Grandet (1833) in Julien Green’s Adrienne Mesurat (1927) », The Comparatist, Vol. 42 (oct. 2018), University of North Carolina Press Stable, p. 227, disponible sur : https://www.jstor.org/stable/10.2307/26533656.

5. Notez au passage que l’anagramme d’ « Eugénie Grandet » est « dingue renégate » (et que celui d’ « Eugénie », a une lettre près, est « guinée »)…

6. Cf. Ada SMANIOTTO, « Le paradigme indiciaire dans La comédie humaine : le cas de la cognomologie. » Études françaises, volume 49, numéro 3, 2013, p. 103–118. https://doi.org/10.7202/1021205ar.

7. Hope L. CHRISTIANSEN, op. cit., p. 235.

8. Anecdotiquement, Eugénie est née un 15 novembre, soit le même jour que Gaspard Lavater, apôtre de la physiognomonie, si chère à Balzac.

9. HADES, op. cit., p. 54-55.

10. Honoré de BALZAC, Le Cousin PonsLa Comédie humaineVII, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 587.

11. HADES, Op. cit., p. 54.

12. C’est une méthode d’analyse littéraire que nous proposons avec l’ « astrognomonie ». Il s’agit de chercher dans la Comédie humaine les dates de naissance de chaque personnage, et d’observer s’il y a ou non conformité entre personnalités et profils astrologiques. Le signe dit-il l’humain chez Balzac ?

13. « acer et ictu scorpios » (Stace, Martial, Manilius, Lucilius Junior, Rutilius, Gratius Faliscus, Némésianus et Calpurnius, Œuvres complètes, Paris, Institut de France, 1865, p. 662).

14. « pugnax […] scorpios » (ibid., p. 667).

15. « Scorpios aspergit noxas sub nomine amici » (ibid., p. 671).

16. C’est justement à Dostoïevski que nous devons la première traduction russe d’Eugénie Grandet en 1844. Le parricide des Frères Karamazov serait-il inspiré du roman de Balzac ?

17. L’édition de référence pour le nombre de pages de chaque roman est celle de la Bibliothèque Électronique du Québec.

18. Françoise GUILLON-METZ, Les Grands Diabétiques de l'Histoire, Éditions ZINEDI (collection Publédit), 2017.

19. « En France, le diabète tue chaque année 10 fois plus que les accidents de la route… silencieusement », Fédération Française des Diabétiques, [consulté le 28 avril 2020], disponible sur : https://www.federationdesdiabetiques.org/federation/espace-presse/communiques/en-france-le-diabete-tue-chaque-annee-10-fois-plus-007818.

20. « Le diabète et votre peau », SantéChezNous, [consulté le 28 avril 2020], disponible sur : https://santecheznous.com/channel/diabete/autogestion-du-diabete/le-diabete-et-votre-peau.

21. Antoine SCHUSTER, « Le diabète est-il héréditaire ? », Carenity [en ligne], [consulté le 26 avril 2020], disponible sur : https://www.carenity.com/infos-maladie/diabete-de-type-2/le-diabete-est-il-hereditaire-340.

22. « Complications du diabète ; 8. Complications neurologiques ? », Le Figaro Santé, [consulté le 28 avril 2020], disponible sur : http://sante.lefigaro.fr/sante/maladie/complications-diabete/complications-neurologiques.

23. « Diabète et nerfs : une neuropathie insidieuse qui devient douloureuse », PourquoiDocteur, créé le 14 novembre 2019, [consulté le 28 avril 2020], disponible sur : https://www.pourquoidocteur.fr/MaladiesPkoidoc/1138-Neuropathie-diabetique-un-atteinte-insidieuse-qui-devient-douloureuse.

24. N. WHITEHEAD, H. WHITE, « Systematic review of randomised controlled trials of the effects of caffeine or caffeinated drinks on blood glucose concentrations and insulin sensitivity in people with diabetes mellitus », Journal of Human Nutrition and Dietetics [en ligne], Avril 2013, 26, n°2, p. 111–125, [consulté le 28 avril 2020], disponible sur : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/jhn.12033.

25. Nicolas EVRARD, « Agueusie : les causes », Onmeda, créé le 22 septembre 2014, [consulté le 28 avril 2020], disponible sur : https://www.onmeda.fr/symptomes/agueusie-causes-137-2.html.

26. Cf. Pierre BAYARD, L’Affaire du chien des Baskerville, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2008.

27. Nathalie SOLOMON, op. cit.

 

 

Par David Keclard

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