Un Roi sans divertissement : les fausses preuves du roman

Image du film de F. Leterrier (1963) :

Langlois (Claude Giraud) mort dans la neige.

 

Un Roi sans divertissement a été écrit par Giono en un peu plus d’un mois, entre le 1er septembre 1946 et le 10 octobre 1946, au rythme impeccable de trois pages quotidiennes[1].  La notice de la Pléiade (t. 3, p. 1295) rédigée par Luc Ricatte nous apprend qu’« A la différence d’autres œuvres (…), nous ne disposons pas, pour Un Roi sans divertissement, d’une masse imposante de documents. Le manuscrit compte cent une feuilles, jaunes pour la plupart, numérotées par le romancier. Peu de ratures ». Autrement dit, le romancier a agi avec détermination et laissé peu de traces derrière lui. Cette disparition organisée ne peut qu’éveiller le soupçon du critique interventionniste, qui ne se laisse pas impressionner par la stature de l’œuvre.

Il est en effet aujourd’hui entendu qu’Un Roi sans divertissement, ce récit qui est à peine un roman, plutôt une « chronique » ou un « opéra bouffe »[2]de la seconde manière de Giono, est aussi l’un de ses plus grands. A l’occasion des soixante-dix ans de la mort de Giono, France culture vient ainsi de proposer une « fiction radiophonique » en dix épisodes adaptée d’Un roi sans divertissement tandis que les éditions de la Pléiade sortent le 12 Mars 2020 un tirage spécial intitulé « Un roi sans divertissement et autres romans ».

 

La notice présente le roman ainsi :

 

Un Roi sans divertissement (1947), écrit en vingt-sept jours, est, selon Pierre Michon, "un des sommets de la littérature universelle". Un sommet aussi dans l'art si gionien de rendre les silences éloquents et les ombres éclairantes. L'aventure se niche dans les phrases dont on ne saurait deviner la fin, les séquences sont montées avec une hardiesse incomparable, les niveaux de langue juxtaposés avec la plus grande aisance. Langlois, justicier paradoxal, "porte en lui-même les turpitudes qu'il entend punir chez les autres". Il éprouve comme Giono la nécessité du divertissement, dont le crime, comme l'écriture (et la lecture), est une forme. 

 

 Jean Giono (qui fume la pipe).

 

Cette période de célébration unanime nous semble propice pour révéler que ce grand roman policier, qui bifurque en tragédie pascalienne, est aussi le triste récit de la dissimulation d’un meurtre, soigneusement caché dans les plis du récit par l’écrivain lui-même.

 

I - Rappel des faits

 

Avant de rouvrir le dossier, les faits doivent être rappelés avec clarté. L’histoire est ici restituée de manière chronologique, indépendamment de la narration. On s’est efforcée d’être aussi exhaustive que succincte. Une attention particulière est apportée à la dernière partie du récit, qui se conclut par la mort de Langlois – mort qui nous semble devoir examinée plus avant.

Langlois, capitaine de gendarmerie chevronné qui a fait la campagne d’Algérie, arrive dans un petit village de montagne « dans un coin du Trièves » (p. 476) pendant l’hiver 1844. Des paysans ont en effet disparu tandis que des cochons ont été retrouvés massacrés, couverts d’entailles. Si Langlois impose le respect aux villageois, il ne parvient pas à arrêter le meurtrier. Par ailleurs, la nature alentour semble narguer les humains par sa beauté violente, antique et aztèque. Un hêtre, qualifié d’« Apollon-citharède » (p. 455), se fait particulièrement remarquer. Langlois quitte le village en mai, sur un échec.

 

Langlois revient l’hiver suivant au village, indépendamment de son service, et s’installe au « Café de la route » (p. 482), une auberge tenue par une ancienne « lorette » (p. 482) de Grenoble à l’embonpoint respectable, Saucisse. Il vaque, tournoie autour du curé, de la messe de Noël et des candélabres. Son attitude, distante mais respectueuse, et son élégance fascinent les villageois. Les disparitions reprennent cependant. Un matin, très tôt, un villageois appelé « Frédéric II » (p. 469) aperçoit un homme descendre du hêtre royal. Il grimpe aussitôt et découvre entre les branches, juchée sur un tas de cadavres, la dépouille encore fraîche de Dorothée, une jeune femme qu’il avait aperçue bien vivante un peu plus tôt. Il redescend du hêtre à la hâte et suit l’homme dans la forêt pendant « quatre lieues » (p. 482)jusqu’au village de « Chichilianne » (p. 497). Il s’enquiert du nom du meurtrier auprès d’un passant. Celui-ci s’appelle « M.V » (p. 497). Frédéric II s’en retourne dans son village.

 

Lorsque Frédéric II arrive chez lui, tout le monde le croyait mort. Celui-ci raconte ce qu’il a vu et un petit groupe d’hommes, mené par Langlois, se rend à Chichilianne. Langlois demande au maire la clef de la mairie « sur ordre du Roi » (p. 500). Il poste ses hommes autour de la maison de M.V et décide de lui laisser une nuit de répit au nom d’une « loi humaine » (p. 501) selon laquelle on n’arrête pas un homme pendant la nuit. Le lendemain, à l’aube, Langlois entre chez M.V et s’entretient brièvement avec lui. M.V sort librement de chez lui et s’adosse contre un hêtre. Langlois lui tire deux coups de pistolet dans le ventre. Langlois se dénonce à sa hiérarchie : il évoque un « terrible accident » (p. 504) et démissionne de la gendarmerie.

 

Mais Langlois n’en a pas fini avec le village. L’hiver suivant, il revient comme « commandant de louveterie » (p. 504)Les villageois remarquent qu’il a changé, il est désormais « monacal » et « militaire » (p. 505). Il retourne habiter chez Saucisse mais a pour projet de se faire construire un « bongalove » (p. 506).  Il reçoit bientôt la visite du « procureur royal » (p. 513-514), un homme qui a la réputation d’être « amateur d’âmes » (p. 547) et le traite en ami. Tous deux décident de nommer « capitaines de louveterie » (p. 516) des notables de Saint-Baudille, Urbain Timothé et son épouse mexicaine, Mme Tim. Cette dernière exerce une fascination sur les villageois.

 

Image du film de F. Leterrier (1963) : Le procureur royal

(Charles Vanel), qui fume un cigare.

 

Langlois vaque à nouveau dans le village. Il se fait montrer ostensoir et tabernacle par le curé. Un jour, un loup égorge un cheval et une vache, éventre quatorze brebis mais n’en emporte qu’une pour la manger. Langlois organise alors une battue grandiose. Il réunit onze cors, le procureur royal, les quatre-vingts hommes du village, ainsi que Saucisse et Mme Tim en tenues de fête. Le loup, appelé par le narrateur « Monsieur » (p. 536 ; 539-540), est finalement exécuté par Langlois de deux coups de pistolet dans le ventre, comme il avait tué M.V. Par ailleurs, la battue scelle une amitié remplie de « brutalité » (p. 548) entre Langlois et Mme Tim. On suit désormais les tribulations d’un groupe constitué de Langlois et de ses amis : Saucisse, Mme Tim et le procureur royal.

 

Cinq mois plus tard, Langlois demande à Saucisse et Mme Tim de l’introduire chez une brodeuse qui élève seule son petit garçon. Son nom n’est pas précisé mais on comprend qu’il s’agit de la veuve de M.V. Enfoncé dans un fauteuil, Langlois regarde longuement le portrait encadré de celui-ci. Quelques mois plus tard, Mme Tim organise une grande fête chez elle. Le procureur royal, Mme Tim et Saucisse s’inquiètent du moral de Langlois. Mme Tim a préparé une chambre pour que celui-ci puisse s’y installer, s’il le souhaite. Pendant la soirée, Langlois joue les mondains. Puis, de retour au village, il s’occupe en construisant son « bongalove ».

 

L’hiver venu, Langlois, âgé de cinquante-six ans, annonce à Saucisse qu’il va se marier. Mme Tim et le procureur sont rapidement mis au courant. Langlois décrit ainsi sa future épouse : « Pas une brodeuse (…) et pas ce qu’on appelle une « bonne épouse » (p. 583). Il charge Saucisse de trouver « l’oiseau rare » (p. 593). Au printemps, Langlois et Saucisse descendent à Grenoble. Le lendemain, Saucisse part en chasse. Elle « déniche »[3] finalement Delphine, « des cheveux noirs et de la peau bien tendue sur une armature », une « petite femme propre, jolie et qui aurait sangloté si on l’avait accusée d’avoir inventé le fil à couper le beurre ». (p. 599)

 

Langlois décide d’épouser Delphine sur la parole de Saucisse, sans l’avoir rencontrée. Saucisse remonte au village avant les nouveaux époux, pour préparer leur installation. Langlois et Delphine arrivent au village « le 8 » (p. 600) et s’installent dans le bongalove. Dès le « » (ibid.) au matin, Langlois part sur le col où une équipe de piémontais fait exploser la carrière à coup de mines. En son absence, Delphine s’occupe. Elle ne prend jamais la parole. Ses actions sont rapportées par Saucisse (p. 602) :

 

Et je sais : c’était exactement la femme incapable de voir dans une boîte de cigares autre chose qu’une boîte de cigares. J’aurais dû m’en douter. Je faisais mieux que m’en douter. Je le savais.

Je n’ai rien à lui reprocher, pas plus que je n’avais à reprocher au tablier blanc de sa bonne qui était très blanc, même un peu amidonné et avec un joli petit amour de bavolet au ruché tuyauté. Croyez-vous que je ne le savais pas, ça non plus ? Ça crevait les yeux ! (…)

Les soirées étaient paisibles. Langlois, comme tous les soirs, avait ouvert une boîte de cigares, pris un cigare et il était allé le fumer au bout du jardin. Par la fenêtre on voyait le point rouge du cigare allumé qu’il avait à la bouche aller et venir dans la nuit ; une nuit trop noire dans laquelle on voyait la forme des montagnes et la braise de cigare se déplacer lentement sur elle comme une lanterne de voiture qui se serait déplacée à travers les forêts, les vallons, les cimes et les crêtes ; puis, brusquement, la montagne manquait et la voiture s’en allait, imperturbable, sur rien, dans la nuit grise.

De temps en temps, je levais les yeux de dessus mon ouvrage pour voir où il en était de son lointain voyage, puis, je me remettais à aligner des points et des points de ce cache-nez qui serait peut-être écharpe, ou couverture, ou, baste… Je n’avais besoin de rien. Ni lui non plus. Alors, la forme !…

Nous nous souvenions très bien, bigre, de cette époque.

C’est vrai : les cigares !

Mais, nous nous étions dit. « C’est sans doute pour faire honneur à sa dame. Il ne manque pas de jeunes dames à qui la pipe répugne. Au début d’un mariage, on fait toujours des concessions. Les vieux maris sont toujours bien contents de pouvoir au moins faire quelque chose d’agréable sans effort. Après, ce sont des choses qui s’arrangent. » On s’était dit : « Il y reviendra à sa pipe. »

 

Image du film : Langlois célibataire (qui fume la pipe).

 

Les jeunes époux semblent vivre une vie paisible. Quelques mois plus tard, le 20 octobre, à la première chute de neige venue, Langlois se rend cependant chez une villageoise un peu simple, Anselmie, dont le mari a été tué par M.V. La scène est directement rapportée par Anselmie. Elle raconte que Langlois lui a demandé de couper la tête à une oie, puis s’est longuement abîmé dans la contemplation du sang sur la neige. Il est finalement parti sans qu’elle ait le temps de plumer l’oie. A partir de ce moment, il n’y a plus de témoin direct de l’action. Le récit nous est rapporté par un narrateur non-identifié (p. 605) :

 

Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.

Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.

Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.

Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?

                                             

Illustration parue en couverture du magazine américain Mad, faisant état d'une rumeur persistante : La CIA tenterait d'assassiner Fidel Castro à l'aide de cigares explosifs. Le numéro date de 1963, année de sortie de l'adaptation du roman de Giono. Coïncidence ? 

 

Langlois s’est donc fait exploser en fumant un bâton de dynamite. Vingt ans après sa mort, Delphine et Saucisse vivent ensemble dans le « bongalove ». Elles s’entendent comme « chien et chat » (p. 541) et se livrent à une « comédie » qui divertit le chœur de « vieillards qui savent vieillir » (p. 504) assis sur un banc, sous les tilleuls. Saucisse, qui a désormais un visage de « notaire » (p. 542), se comporte comme la légataire de la mémoire de Langlois et contrôle les faits et gestes de Delphine. Elle tolère cependant que celle-ci fasse passer des « billets doux (…) en catimini » au « colporteur » (p. 543). L’ancienne épouse de Langlois guette attentivement, au loin, le parapluie de ce colporteur qui monte une fois par an dans les hauteurs du Trièves.

 

II - Ce que veulent nous faire croire conteurs et philosophes

 

On rappellera ici, brièvement, l’interprétation canonique qui est donnée de la mort de Langlois en montrant que Giono, dans les rares documents qu’il a laissés autour d’Un roi sans divertissement, a préparé et conforté cette interprétation.

 

Concernant le motif du suicide d’abord, qui est de nature morale, Giono donne les clefs de cette interprétation canonique dans quelques lignes rédigées dans son carnet (Opus 28/29, cité dans la notice de L. Ricatte, p. 1302) :

Quelqu’un qui connaîtrait le besoin de cruauté de tous les hommes, étant homme et voyant monter en lui cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.

 

Concernant le modus operandi du crime, ensuite, les deux dernières scènes du scénario rédigé par Giono pour le film réalisé par François Leterrier (1963) sont éloquentes (p. 1395-96) :

 

112. GROS PLAN, visage de Clara[4] comme assassinée. Bruits off de pas précipités, qui s’éloignent de la porte qui s’ouvre, puis un coup de pistolet.

113. De la porte ouverte du café, on voit Langlois, étendu dans la neige. Sa main tient encore le pistolet.

 

 Image du film : Langlois, la cervelle en fumée (mais sans cigare)

 

Notons cependant que, dans le film, Langlois se donne la mort en se tirant un coup de pistolet (dans la tête imagine-t-on : moyen classique de se suicider, qui implique un geste conscient) alors que dans le livre, il fume un bâton de dynamite (moyen bien plus original et ambigu). On notera également que, dans le livre comme dans le film, si tout le monde a entendu la détonation, personne n’a vu la scène du suicide, ce que souligne le chœur des villageois (p. 545) :

 

(…) nous avions vu mourir Langlois (enfin, si on ne l’avait pas vu on l’avait entendu ; si on n’avait pas vu ce qui s’appelle voir, quoique la lueur ait été assez forte pour éclairer jusqu’au sommet du Jocond, tout le monde avait entendu).

 

L’affaire semble donc entendue : le suicide de Langlois est une exécution. Par contact avec M.V, Langlois s’est fait contaminer par la cruauté. Il a senti monter en lui le désir de meurtre, seule échappatoire à l’ennui. Homme d’honneur, il a choisi de s’éliminer avant de passer à l’action. La référence pascalienne permet de donner une dimension métaphysique à son geste : empêtré dans l’ennui, il va de divertissement en divertissement avant de se dérober face au divertissement suprême, le meurtre, en se donnant la mort[5].

 

Dans cette affaire, la nature semble jouer un rôle central : celui de complice. Giono décrit ainsi une nature dont la beauté « monstrueuse » attise la cruauté en l’homme et calfeutre sa conscience (p. 473) :

 

Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l’acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords.

 

 L’auteur de Colline représente la nature comme une autorité sacrée qui détient un pouvoir sur l’homme et l’« hypnotise » (le verbe est utilisé dans ce contexte à trois reprises, pp. 465 et 474). Cette description est particulièrement marquée au début du récit, dans la bouche du premier narrateur (le dernier chronologiquement), qui est aussi le plus cultivé puisqu’il est capable d’identifier qu’un descendant de M.V. lit Sylvie de Nerval (p. 456-457) et de comparer l’émotion qui saisit un paysan à la vue du sang sur la neige à celle de Perceval dans le roman éponyme de Chrétien de Troyes (p. 465). On ne résiste pas à la tentation de citer plusieurs de ces passages, propices au déploiement du lyrisme de Giono, et qui constituent autant de preuves :

 

Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c’est d’abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage barbare des murs ; puis vous voyez en bas cette conque d’herbe qui n’était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d’or, les mineurs d’ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt… (p. 473)

 

Les forêts, assises sur les gradins de l’amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n’osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l’œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s’alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers. (p. 474) 

 Mais il existe, enveloppant le premier, un autre système de références dans lequel Abraham et Isaac se déplacent logiquement, l’un suivant l’autre, vers les montagnes du pays de Moria ; dans lequel les couteaux d’obsidienne des prêtres de Quetzalcoatl s’enfoncent logiquement dans des cœurs choisis. Nous en sommes avertis par la beauté. On ne peut pas vivre dans un monde où l’on croit que l’élégance exquise du plumage de la pintade est inutile. (p. 481)

Il faut excuser Bergues qui est célibataire, un peu sauvage et qui ne sait pas se retenir, ni pour boire ni pour rien ; mais, chez Ravanel, un peu excité, fatigué, ou bien l’alcool, il se mit à dire des choses bizarres ; et, par exemple, que « le sang, le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c’était très beau ». (Je pense à Perceval hypnotisé, endormi ; opium ? Quoi ? Tabac ? Aspirine du siècle de l’aviateur-bourgeois hypnotisé par le sang des oies sauvages sur la neige.) (p. 465)

 

Sur le plan juridique, le crime de « provocation au meurtre », tel qu’il est consacré par le droit pénal français, pourrait ainsi être retenu, nous semble-t-il, contre la nature. Celle-ci, si elle doit se voir reconnaître la personnalité morale et des droits, doit alors également être assujettie à des obligations.

 

L’article 223-13 du code pénal dispose ainsi que « Le fait de provoquer autrui au suicide est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou d’une tentative de suicide. » tandis que l’article 223-14 du même code précise que : «La propagande ou la publicité, quel qu’en soit le mode, en faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. ».[6]

 

Provocation ou propagande ? La question de la responsabilité de la nature dans le désir de suicide de l’homme, et de la qualification juridique qui doit alors être retenue, n’est pas simple à trancher et nous semble devoir être discutée, notamment en ce qui concerne le régime de la preuve. La jurisprudence comme la doctrine sont en effet silencieuses sur ce point. Nous ne contribuerons pas, cependant, à cet important débat puisqu’à notre avis Langlois ne s’est pas suicidé.

 

Avant de développer notre hypothèse, remarquons que l’esprit du temps était favorable à la thèse du suicide ; aussi bien, d’ailleurs, le temps de l’histoire (qui s’étend de 1843 à 1848, sous le règne de Louis-Philippe) que celui de l’écriture (un siècle plus tard, en 1946, dans l’immédiat après-guerre).

 

La période où se situe le roman correspond en effet à une période de rupture en ce qui concerne le régime pénal du suicide. Au Moyen-Age, puis pendant l’époque moderne, le suicide est réprimé : les biens du suicidé sont confisqués tandis que son corps est traîné devant le peuple à des fins dissuasives. Ce corps déjà mort est enfin pendu ou brûlé. La « Grande ordonnance criminelle » de 1670 durcit ce régime répressif en consacrant la possibilité, qui existait auparavant dans des textes de portée plus réduite, de faire un procès au cadavre ou à la mémoire du suicidé[7].

 

En 1764, cependant, Beccaria rompt théoriquement avec l’approche répressive du suicide. Il juge, dans son traité Des délits et des peines, que la répression du suicide est aussi inutile qu’injuste car elle ne peut être infligée qu’à l’innocent ou à un corps insensible[8] :

 

XXXV

Du suicide.

 

Le suicide est un délit qui ne semble pas pouvoir admettre une peine proprement dite, puisqu’elle ne peut retomber que soit sur des innocents soit sur un corps froid et insensible. Or, le châtiment que l’on décernerait contre les restes inanimés du coupable, ne peut produire d’autre impression sur les spectateurs, que celle qu’ils éprouveraient en voyant fouetter une statue.

 

 Dans cette lignée, le code pénal révolutionnaire de 1791, puis le code pénal napoléonien de 1810, ne prévoient plus que le suicide est un crime. Le suicide ne fait plus l’objet de répression et n’est donc plus suivi de sanction. Il disparait de la loi pénale. La tentative et la complicité de suicide ne sont en conséquence plus punies. Cette absence de répression ne crée pas pour autant un « droit au suicide ». Il n’existe en effet aucune sanction qui serait associée à un droit au suicide ; au contraire, si une personne assiste à une tentative de suicide, elle est tenue de l’empêcher sous peine de tomber sous le coup du délit de non-assistance à personne en danger (article 223-6 C du code pénal).[9] Le suicide correspond donc à un régime juridique singulier : ni interdit ni protégé, il est simplement autorisé. On pourrait presque dire qu’il se situe hors du droit dans la mesure où il n’emporte pas directement d’effet juridique.

 

Dans le roman, le suicide est associé au personnage de Langlois qui, de façon répétée, se place hors du champ de la légalité au nom d’une morale supérieure. Ainsi, sur la route de Chichilianne, lorsqu’il demande de l’aide à deux gendarmes et que l’un deux lui demande s’il a « le papier », il lui répond : « Vous vous imaginez que j’ai besoin d’un papier du procureur royal pour aller me promener dans les bois (…) ? » (p. 500). Puis, une fois arrivé au village, il demande au maire la clef de sa mairie sur « ordre du roi » (Ibid.), ce qui est un mensonge. Enfin, la veille de l’exécution de M.V, il explique sa conception de la loi à Frédéric II (p. 501) :

 

Les lois de paperasse, je m’en torche, tu le vois, mais les lois humaines, je les respecte. Et il y a une de ces lois humaines qui dit : On ne doit arrêter personne, même pas les plus grands criminels, entre le coucher et le lever du soleil. D’abord. Ensuite, je ne dois pas te le cacher, on n’est pas dans une très belle situation. Tu n’as pas de témoin. Il n’a qu’à dire que tu te trompes. Troisièmement, une autre chose qui est mon affaire personnelle. Et il est inutile que je te l’explique.

           

Le suicide de Langlois est ainsi l’aboutissement d’une logique d’exception par laquelle le héros, initialement dépositaire de la loi (il est capitaine de gendarmerie), en vient à la méconnaître au nom d’une morale supérieure. Langlois ignore davantage la loi qu’il ne la brave : il n’y a pas, chez lui, volonté de transgression, mais simplement un détachement progressif, ou plutôt un enracinement dans la nature, qui l’éloigne mécaniquement du respect du droit positif. La circonstance qu’à cette époque la loi pénale ne réprime plus le suicide n’est pas ici sans importance : elle permet en effet à Saucisse d’honorer la mémoire, intacte, de Langlois, et de la transmettre jusqu’à nous (contrairement, par exemple, à celle de M.V dont le narrateur nous dit, dès les premières pages du roman, qu’elle est tue[10]).

 

On pourrait objecter à ces réflexions que les hauteurs du Trièves sont indifférentes aux soubresauts de l’Histoire (il est vrai qu’il est à peine fait mention, en passant, de « Louis-Philippe », p. 501 et 528). Giono, cependant, prend en compte l’avènement de la modernité dans cette « chronique », première du nom. Il note ainsi dans Noé, à propos de la solitude de Langlois[11] :

 

Epoque de prise de conscience de la solitude humaine, de 1800 à 1900 les hommes ont fait l’apprentissage des temps modernes.

 

 Par ailleurs, la réflexion sur le suicide est un motif de réflexion privilégié de la philosophie française des années 30 et 40. Ainsi, dans les dix années qui précédent l’écriture d’Un roi sans divertissement, ce ne sont pas moins de quatre textes importants traitant du suicide qui sont publiés en France :  Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus (1942), L'Être et le Néant de Jean-Paul Sartre (1943), Pour une morale de l’ambiguïté de Simone de Beauvoir (1947) et La Pesanteur et la grâce (1947) de Simone Weil – qui avait déjà approfondi le sujet dans ses Leçons de philosophie données à Roanne en 1933-1934.

 

Si l’on reprend la typologie dégagée par Simone Weil dans ses leçons, le suicide de Langlois peut être qualifié de « suicide par conscience » similaire, dans sa démarche, à celui du martyr qui se donne la mort par fidélité à son idéal. Selon Simone Weil, c’est le seul type de suicide légitime par opposition au « suicide par désespoir » ou au « suicide par honneur ».[12]

 

Ainsi, l’esprit du temps, les traces laissées par l’écrivain, le sens même du roman tel qu’il a été dégagé au fil du temps par la critique semblent conforter l’hypothèse du suicide. Ce qui n’est qu’une hypothèse (puisque personne n’a été témoin de la scène du suicide elle-même) est généralement regardé comme établi. Cette hypothèse ne résiste pas cependant, nous semble-t-il, à une lecture attentive du roman qui fait apparaitre une autre piste, plus solide : celle du meurtre de Langlois.

 

En passant par l'Amérique : la vérité sur la mort de Langlois. 

 

La notice de la Pléiade (p. 1298-99) nous apprend que la rédaction d’Un roi sans divertissement intervient peu après la découverte, par Giono, des romans policiers américains qui éveillent en lui des sentiments ambigus : 

 

Dans les mois qui précèdent immédiatement la rédaction d’Un roi sans divertissement, Giono, selon son habitude, entremêle dans ses carnets des notations qui se rapportent à la composition du Hussard sur le toit, avec les réflexions que déclenchent en lui les lectures les plus diverses. La France de la Libération s’ouvre alors aux romanciers américains. Dos Pasos, Hemingway, Steinbeck l’intéressent, et bien sûr Faulkner qu’il connaît depuis longtemps. Entre autres, les romans policiers retiennent son attention. Il leur reproche une « psychologie trop simpliste ». Pour lui, ce sont des « livres qui se lisent d’un trait. Livres coups de poings, mais très superficiels ». En fait, il avoue n’être « pas arrivé à exprimer à la fois leurs qualités indéniables et le peu que c’est […] Quelque chose comme le marquis de Sade 1946 ».

 

L’interprétation classique d’Un roi sans divertissement conduit à voir dans le passage du roman policier classique (recherche de l’assassin) à la méditation sur le sort du justicier, qui se fait progressivement contaminer par le crime, un processus de complexification et d’approfondissement du genre policier (« superficiel ») qui gagnerait là ses lettres de noblesse.

 

Il nous semble plutôt que Giono a caché dans les replis de son récit une trame policière, on ne peut plus classique mais éclatée, qu’il s’agit de reconstituer. Giono lui-même n’appelle-t-il pas le lecteur, dans Noé, à adopter une lecture constructive ? Les premières pages de Noé, consacrées au processus d’écriture d’Un roi sans divertissement, se concentrent ainsi nettement sur le personnage de Delphine et appellent notre attention sur celui-ci.

 

Delphine, qui n’est qu’à peine décrite dans Un roi sans divertissement, reçoit d’abord, dans Noé, un corps et un visage, voluptueusement décrits par Giono (p. 612). Dans la seconde de ces descriptions, Giono associe la beauté de Delphine et sa force vitale à quelque chose de « terrible » (Ibid.) :

 

Logiquement, en effet, je ne dois plus m’occuper de Langlois (qui est mort. Mais pourquoi suis-je condamné à toujours croire en vous ?) /

de Delphine / (qui veut vivre. Et, en plus des yeux d’amande, des cheveux noirs, du buste, des hanches et des jambes qui marchent sur la terre froide comme sur un grand tapis de peau d’ours je connais dans Delphine de plus terribles beautés.)

 

Par ailleurs, toujours dans Noé, l’épisode du rangement des cigares est à deux reprises directement associé à la mort de Langlois par explosion de la « cartouche de dynamite » :

 

C’est entre le cheval blanc et le commutateur électrique, près de la porte, que j’ai installé la terrasse sur laquelle Langlois fume les cigares, puis la cartouche de dynamite ; et, à l’endroit du beau cheval noir, c’est là que se trouve le bongalove lui-même, avec sa chambre à coucher et la glace de la cheminée de chaque côté de laquelle Delphine avait soigneusement rangé les boîtes à cigares. (p. 616)

 

[à propos de Delphine] Tu sais bien qu’elle est toute neuve. Est-ce qu’elle était préparée à cet éclat ? Non. Tu l’as dit toi-même : elle avait rangé soigneusement les boîtes à cigares de chaque côté de la glace de la cheminée. Et n’oublie pas que tu as parlé de ce tablier blanc (impeccable, à bavette brodée) qu’elle faisait porter à sa petite bonne dans la maison de Grenoble. Tout ça ce sont des signes. (p. 611)

 

Le personnage de Delphine semble ainsi plein d’inquiétants possibles. Déjà, dans Un roi sans divertissement, le narrateur avait concédé qu’il n’en avait pas assez dit au sujet de la femme de Langlois : « Delphine… Je m’aperçois que j’ai sauté tout d’un coup un trop grand nombre d’années. Il faudra que je vous parle de Delphine, naturellement » (p. 541). Mais, naturellement, il ne nous en dira pas davantage. Il nous faut donc reprendre dès le début l’enquête sur Delphine, qui s’impose.

 

Pour cela, un personnage nous sera d’une grande aide : le colporteur. Il n’est mentionné que trois fois dans la version finale du texte et est caractérisé par un seul attribut, son parapluie, qui est d’abord « bleu », puis « rouge ». Le colporteur est à peine un personnage, plutôt une silhouette que les villageois aperçoivent au loin et suivent du regard à mesure qu’il monte vers eux une fois par an. Les carnets nous révèlent cependant qu’il constitue le point de fuite autour duquel s’organise le roman, ainsi que le montre ce schéma griffonné par Giono (reproduit dans la notice de L. Ricatte, p. 1316) :

 

 

On le voit, dans ce schéma, le personnage du « colporteur » est mentionné à quatre reprises. Il est directement relié à Delphine, Saucisse, Mme Tim et M. Tim (l’époux de cette dernière). Dans cette perspective, le poids de l’intrigue doit être légèrement décalée depuis Langlois - qui en constitue toujours le centre - vers le colporteur. Or, dans le texte final, le personnage auquel le colporteur est le plus lié est sans conteste Delphine. Comme on l’a vu plus haut, c’est à lui, après la mort de Langlois, qu’elle transmet des mots doux sous les yeux, réprobateurs mais tolérants, de Saucisse. L’existence de Delphine se réduit ainsi, pour le lecteur, à sa relation conflictuelle avec Saucisse et à la transmission de ces mots doux. Quant à l’existence du colporteur, elle se réduit à son passage au village une fois par an et à la transmission des mots doux de Delphine.

 

Or, si le personnage du colporteur doit être davantage pris au sérieux, la piste des mots doux doit l’être également. La question que l’on doit alors se poser est la suivante : à qui Delphine transmet-elle des mots doux et à quelle fin ? Rien n’est précisé au sujet du destinataire ; on peut cependant imaginer qu’il s’agit d’une personne de Grenoble, la ville d’où Delphine a été « dénichée » par Saucisse pour Langlois. Concernant le contenu des mots, il n’est malheureusement pas possible, en l’état du dossier, de répondre à cette question – faute d’éléments. Peut-être d’autres enquêteurs plus perspicaces y trouveront-ils, un jour, un mobile ou un nouvel élément d’explication du crime.

 

Car, concernant le modus operandi du crime, le texte est bien plus prolixe, y compris dans ses creux. Revenons d’abord sur la description, succincte, de la mort de Langlois (p. 605) :

 

Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer. /

 

Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare il fumait une cartouche de dynamite.

 

On le voit, aucun élément ne permet d’affirmer que Langlois a fumé volontairement la cartouche de dynamite. En revanche, si l’on remonte un peu plus haut dans le texte, on remarque que, d’après Saucisse, Delphine a rangé, pendant les jours précédents la mort de Langlois, les boîtes de cigares de son époux (p. 601) :

 

Et je parie que la Delphine se leva tranquillement à son heure, et je parie qu’elle était animée de bonnes intentions, et je parie que sa remarquable intelligence alla jusqu’à dire : « Tiens, je vais ranger ses boîtes de cigares. » Et je parie que l’innocente aux mains pleines rangea les boîtes de cigares bien gentiment de chaque côté de la glace, sur la cheminée de la salle à manger : quatre d’un côté, quatre de l’autre.

Il me semble que je la vois. Je parie qu’elle s’est reculée pour juger de l’effet que produisaient les étiquettes.

 

Saucisse imagine donc que Delphine a rangé les boîtes de cigare de Langlois peu avant la mort de celui-ci, boîtes dans lesquelles celui-ci s’est servi juste avant de se faire exploser la tête en fumant un bâton de dynamite. Saucisse nous précise ensuite que Delphine s’est reculée pour « juger de l’effet que produisaient les étiquettes » : Delphine a voulu, par ce geste de retrait, vérifier que la substitution qu’elle venait d’opérer n’était pas visible pour un œil extérieur.

 

Précisons que le diamètre standard d’un bâton de dynamite est de 2,5 cm, ce qui correspond peu ou prou au diamètre d’un gros cigare (de type CampanaGorditoPaco ou encore Pyramide). Nous pensons donc que Langlois a pris dans une de ses boîtes à cigare, sans s’en rendre compte, un bâton de dynamite ayant la forme d’un cigare, cigare-dynamite que Delphine avait fait en sorte de mettre en valeur de manière à ce que Langlois le choisisse plutôt qu’un autre. En vérité, il n’est même pas besoin d’imaginer que Langlois devait se donner la mort ce soir-là (20 octobre) plutôt qu’un autre soir. Delphine a pu placer le bâton de dynamite parmi les cigares et attendre patiemment le jour où Langlois choisirait ce cigare-là. Rappelons que, dans le roman, l’épisode de la contemplation du sang de l’oie sur la neige (à l’issue duquel Langlois est supposé prendre conscience de la montée, en lui, de la cruauté, ce qui le déciderait à accomplir le geste fatal) est raconté par Anselmie – une femme simple d’esprit qui a pu aisément être manipulée et dont les propos doivent, en tout état de cause, être analysés avec précaution.

 

Un autre élément, de nature historique celui-ci, nous semble devoir être mentionné : le bâton de dynamite n’a été inventé qu’en 1866 (par Alfred Nobel) alors que l’action se déroule en 1848. Giono commet donc ici un anachronisme d’autant plus coupable qu’il entend s’inscrire dans le genre historique de la chronique. Comment l’expliquer ? Pourquoi s’être risqué à une telle erreur alors qu’il aurait été si simple d’imaginer un suicide opéré par un coup de pistolet (comme dans le film) ? Tout simplement parce que Giono avait besoin d’un bâton de dynamite pour le bon déroulement de son intrigue. Il avait besoin que Delphine puisse dissimuler l’outil du meurtre dans une boîte à cigare, à l’insu de son mari. Or, on nous l’accordera sans peine, il n’est pas aisé de cacher un pistolet dans une boîte à cigares. Voici donc ce qui s’est passé ce soir-là : Delphine a remplacé l’un des cigares de Langlois par un bâton de dynamite auquel elle a donné la forme d’un cigare. Quant à Langlois, il n’a jamais voulu se donner la mort : s’il a lui-même allumé la mèche, il s’est fait exploser à son insu.

 

Giono nous donne encore un indice. Dans le récit, dès sa première apparition dans la bouche de Langlois, le « cigare » est regardé comme un élément hétérogène. Saucisse, qui a fumé le cigare dans ses débuts professionnels en cabaret et rêve de s’accorder un « cigare d’honneur » (p. 597), s’étonne ainsi de voir Langlois fumer le cigare. La réponse de Langlois n’est pas moins étonnante (p. 597) :

 

— Tu fumes le cigare ? lui dis-je.

 

 — Oui, dit-il. Ça permet beaucoup plus de choses que la pipe. Je m’en remonterai quatre ou cinq boîtes.

 

Rappelons-nous encore que, lorsqu’il est remonté au village, Langlois avait donc en voiture avec lui Delphine, mais aussi les boîtes de cigares. Qui peut dire si ce n’est pas à ce moment fatidique, pendant lequel elle s’est rendue compte qu’elle abandonnait sa vie grenobloise, que l’idée meurtrière n’a pas, pour la première fois, effleuré l’esprit de Delphine ? Quant au « chœur des vieillards », il considère plus franchement que le cigare constitue un dévoiement par rapport à la pipe, initialement arborée par Langlois (p. 603) :

 

Nous nous souvenions très bien, bigre, de cette époque.

C’est vrai : les cigares !

Mais, nous nous étions dit. « C’est sans doute pour faire honneur à sa dame. Il ne manque pas de jeunes dames à qui la pipe répugne. Au début d’un mariage, on fait toujours des concessions. Les vieux maris sont toujours bien contents de pouvoir au moins faire quelque chose d’agréable sans effort. Après, ce sont des choses qui s’arrangent. » On s’était dit : « Il y reviendra à sa pipe. » 

 

Le cigare est donc clairement dans le roman du côté de la négativité là où la « pipe en terre », est au contraire est un élément positif. La première fois qu’il revient au village, à la surprise de tous, Langlois ne donne-t-il pas cette explication : « ici je peux fumer la pipe et rester en pantoufles » (p. 482) ?

 

La principale difficulté rencontrée par l’hypothèse du cigare-dynamite, concédons-le, réside dans la modalité sous laquelle nous est rapportée la scène du rangement des boîtes à cigares. Cette scène nous est en effet racontée par Saucisse qui ne l’a pas vue mais l’imagine (« je parie que… »). Le régime de discours de Saucisse dans le roman est cependant systématiquement imagé, ironique et lacunaire. La circonstance que cette scène soit imaginée ne nous semble donc pas poser, de premier abord, de difficulté particulière : comme on va le voir, la parole de Saucisse n’est pas la parole de tout le monde.

 

Or, Saucisse associe très tôt Delphine aux boîtes de cigares rapportées par Langlois de Grenoble. Elle décrit ainsi Delphine via son rapport aux boîtes de cigares :

 

Et je sais : c'était exactement la femme incapable de voir dans une boite de cigares autre chose qu'une boîte de cigares. J’aurais dû m’en douter. Je faisais mieux que m’en douter. Je le savais (p. 601).

 

Elle met aussi en garde le lecteur contre l’innocence apparente de Delphine :

 

Si je n’ai pas pensé cent fois à ce tablier blanc pendant le voyage de retour ! Et cent fois à Delphine, jeune, jolie, et dont la bêtise avait attendu les cailles rôties. Qui étaient tombées, finalement. /

 Aux innocents les mains pleines. C’est facile à dire. (p. 600)

 

 Image du film : Clara-Saucisse (Colette Renard),

devant une marmite fumante.

 

Saucisse nous oriente donc progressivement, dans son style lacunaire et abrupt, sur la piste du meurtre de Langlois par Delphine. Pouvons-nous la suivre sur cette piste, quelle est sa crédibilité ? Il nous semble qu’elle est forte, pour au moins trois raisons :

 

(1)  Saucisse, d’abord, ne parle pas volontiers. Elle se tient initialement sur la réserve et ne finit par s’exprimer que des années après les faits, sous la pression du chœur des vieillards. Ces vieillards supposent d’eux-mêmes que parler « l’apaise » (p. 546) : pour eux, qui n’ont aucun parti-pris dans l’histoire mais se contentent d’y assister, fascinés, Saucisse est davantage porteuse d’une parole de vérité que d’une parole manipulatrice. Rappelons également que c’est Saucisse qui a « déniché » Delphine à Grenoble pour Langlois : elle porte donc aussi sur la conscience une part du crime commis par Delphine. Il n’est pas invraisemblable d’imaginer qu’elle souhaite, dans sa vieillesse, s’en libérer.

 

C’est l’époque où l’on a commencé à profiter du désespoir de Saucisse ou, plus exactement, de la vieillesse qui lui enlevait la force de cacher son désespoir.

D’abord, elle s’est méfiée. Puis (elle devait faire son bilan aussi souvent qu’elle faisait celui de Delphine) elle a dû se dire : « À quoi bon ? Pour ce qui me reste à vivre ! »

Enfin, dans ce qui lui restait à vivre, elle a dû se rendre compte qu’en nous parlant elle s’apaisait.

Nous quittions notre perchoir, nous nous glissions jusque derrière la haie et nous l’appelions. Au début, elle nous répondit sans bouger de sa place. Puis, elle vint jusqu’à la barrière. Enfin, elle franchit la haie. À un point que nous avions même fini par emporter pour elle une canne de réserve que nous lui donnions quand elle nous avait rejoints. (p. 546)

 

Vous me direz : « Tu as choisi Delphine et tu as choisi ta place. Regarde Mme Tim et le procureur : à partir de ce moment ils se sont tenus à distance respectueuse. (p. 601) 

 

Par ailleurs, Saucisse s’exprime dans un registre direct, voire cru – ce qui peut être regardé comme un signe d’authenticité. Sa verve, qui semble libérée des conventions, lui donne presque une stature d’oracle. Elle n’hésite pas, ainsi, à s’en prendre directement à ses interlocuteurs et ne manque pas de leur rappeler sa supériorité :

 

Vous êtes la crème des abrutis et la fleur des imbéciles, avec vos têtes en forme de vide-poches, de crachoirs et de pots de chambre. (p. 566) 

Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas. (p. 551) 

 

Dans un récit centré sur l’oralité et le témoignage - dès les premières pages, on apprend que l’historien local, qui a écrit plusieurs opuscules, ne sera d’aucune aide -, Saucisse apparait bien comme le maître de la parole.

 

(2)  Saucisse ensuite est la seule, parmi les narrateurs du récit (qui en compte plusieurs), à avoir été à la fois un témoin direct du drame et un protagoniste central de celui-ci. Les vieillards, qui s’expriment vers 1916-1920, ont certes connu Langlois en 1843, mais seulement de loin. Ils ont un rôle périphérique et ne sont pas personnellement identifiés. Quant au narrateur initial, qui s’adresse au lecteur un siècle après les faits [13], il n’a été ni témoin ni protagoniste du drame ; on ne sait pas bien, à vrai dire, ce qui le relie à l’histoire qu’il raconte. Enfin, les narrateurs occasionnels – Ravanel père et fils, Frédéric II, Anselmie, etc. – jouent un rôle marginal dans l’histoire et l’on ne sait pas comment leur parole a parcouru le siècle (de 1843, date du début de l’histoire, à 1946, date de l’écriture) pour parvenir jusqu’à nous. Leur authenticité est donc douteuse. Dans cette nuée de personnages et de narrateurs qui tournoient autour de Langlois, Saucisse apparait donc bien comme la plus crédible.

 

 

(3)  Saucisse, enfin, est le seul personnage et narrateur de l’histoire dont on sait qu’il a aimé sincèrement Langlois. Certes, elle semble éprouver pour lui une amitié amoureuse, qui s’exprime à plusieurs reprises et n’est pas, par définition, dépourvue d’ambiguïté, mais sa loyauté à son égard paraît sans faille. Le chœur des vieillards souligne ainsi que le point de vue positif sur Langlois, tel qu’il a été transmis par la mémoire régionale, provient directement de la parole de Saucisse (p. 515) :

 

A un moment donné, après la conclusion tragique de l’histoire que je vous raconte, cette femme surnommée Saucisse arriva à un point où elle ne put plus contenir son chagrin et elle parla d’abondance pour se soulager, pour faire revivre. Elle parla de Langlois ; et, le ton qu’on a pour parler de Langlois maintenant : ce ton amical, somme toute, que j’ai pour vous en parler, vient en grande partie de tout ce qu’a raconté finalement cette femme surnommée Saucisse. 

 

Les villageois, eux, sont surtout fascinés par Langlois : ils l’observent sans cesse, lui et son cheval (p. 508), posent des questions à son sujet et scrutent avec sensualité ses évolutions physiques, (« il y avait toujours sa très fine, très soyeuse et très souple petite moustache », p. 515)Finalement, ils cachent mal leur ambivalence à son égard : « Si on avait été méchants, je vous assure qu’on n’aurait pas manqué de raisons de méchanceté » (p. 513)Ce qui explique sans doute pourquoi Saucisse se méfie de leurs manifestations d’amour pour Langlois :

 

Ce qu’on arrivait pas à lui faire comprendre, surtout, c’est que, nous aussi nous aimions Langlois. (p. 546) 

 

Finalement, si le lecteur croit comme nous que l’amour est plus fidèle à la vérité que l’envie, il suivra le regard de Saucisse orientant notre attention, entre les lignes, vers le geste apparemment anodin de Delphine qui, quelques jours avant que Langlois ne fume le bâton fatal, veilla à ranger soigneusement ses cigares.

 

Au terme de ces développements, il nous paraît donc établi que Langlois a été assassiné par sa jeune épouse. Les motifs de cet acte, certes, doivent encore être élucidés[14] – ainsi que doivent être élucidées, au demeurant, l’identité des narrateurs successifs comme ce qui motive et relie leurs paroles,  la raison qui a poussé Delphine à accepter d’épouser Langlois sans l’avoir vu ou encore les liens qui unissent Langlois à son groupe d’amis disparate. Mais ces considérations relèvent de la psychologie et même de la morale, domaines qui n’appartiennent pas à notre champ de compétence, strictement technique.

 

**

 

Dans une interview fameuse accordée à Gilbert Ganne dans le cadre de l’émission radiophonique La minute de vérité en 1965, Giono eut ces quelques mots à propos de la mort :

J'ai vu mourir des quantités de gens qui sont morts de mort naturelle. C'est à dire qui sont morts à un moment où la vie s'est arrêtée chez eux, ils ne sont pas morts de maladie, ils sont morts de vieillesse. C'était des morts logiques, c'était des morts normales, j'aimais beaucoup cette façon de mourir.

 

Dans l’esprit de Giono, il y a donc les morts naturelles et celles qui ne le sont pas, que nous pourrions qualifier de morts violentes. Le suicide et le meurtre sont au nombre de ces morts violentes, ce qui pourrait conduire à les amalgamer. Simplement, comme le droit le reconnaît, il s’agit de deux types de morts bien distincts qui emportent des effets différents pour la société. Pour des raisons qui lui sont propres, sans doute relatives au brio littéraire, Giono a choisi d’envelopper la vérité dans un tissu de références psychologiques et de feuillage automnal. Il nous a semblé important, nous qui ne sommes ni écrivaine ni historienne, mais seulement attachée à l’établissement de la vérité, de faire connaître ce qui s’est passé, cent soixante-dix après les faits, conformément à la volonté de Saucisse.

 

Cette référence à la volonté de Saucisse, qui fera peut-être sourire le lecteur, n’est pas anodine. Nous entendons en effet déjà les reproches de ceux qui nous accuseront d’enfermer Delphine dans le carcan de la jeune épouse séduisante, opportuniste et manipulatrice. Nous partageons leur avis au sujet du destin qui est réservé à Delphine mais renvoyons, sur ce point, à la responsabilité du romancier qui a seul choisi de donner naissance à ce personnage. Quant à nous, nous nous sommes contentée d’écouter plus attentivement la voix de Saucisse, véritable héroïne de ce récit.

 

Une piste, que nous n’avons pas suivie [15] en raison, sans doute, de notre sympathie spontanée pour Saucisse, conduirait d’ailleurs à voir dans le dépit amoureux de celle-ci et la jalousie qu’elle nourrit pour Delphine – d’autant plus forte qu’elle l’a elle-même choisie – le motif du crime. C’est en réalité Saucisse qui, ne supportant pas la vie conjugale qui s’étalait sous ses yeux et la nouvelle respectabilité de Delphine (appelée « commandante », p. 601), aurait maquillé un bâton de dynamite en cigare et se paierait le luxe, des années après, de révéler le modus operandi du crime tout en accusant, entre les lignes, Delphine pour laquelle elle continue de nourrir un ressentiment tenace. Cette hypothèse doit être considérée avec sérieux. Nous croyons toujours cependant que Saucisse, qui avait appris la maîtrise de soi dans les «  sous-préfectures » et « villes de garnison » (p. 482) où s’était déroulée sa carrière, était incapable de tuer Langlois, qu’elle aimait – et surtout qu’elle respectait.

 

 

Marie-Nil Chounet.

 

 

 

Pour citer cet article :

Marie-Nil Chounet, "Un Roi sans divertissement : les fausses preuves du roman", Intercripol - Revue de critique policière,"Investigations solitaires", N°002, Déc 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/un-roi-sans-divertissement-les-fausses-preuves-du-roman.html. Consulté le 24 Mai 2020.

Edition de référence : 

 Jean Giono, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 4 t., 1977.

Notes :

[1] Il s’agit du premier roman publié par Giono après la seconde guerre mondiale, période pendant laquelle il a été incarcéré à deux reprises, et qui semble marquer, dans son œuvre, un infléchissement vers une plus grande noirceur (quoiqu’il s’en défende). Sur ce point, voir par exemple la préface de Denis Labouret au tirage spécial de la PléiadeUn roi sans divertissement et autres romans.

[2] Ces qualificatifs sont de Giono lui-même. Voir p. 1295 et p. 1299, Œuvres complètes, tome III, Pléiade, Sur la notion de « chronique » chez Giono, voir la notice de Robert Ricatte, p. 1279-1295.

[3] Terme utilisé dans Noé, t. III, p. 617.

[4] Clara est le nom de Saucisse dans le film. Le personnage est édulcoré à l’écran.

[5] Sur le plan psychologique, un élément nous semble cependant affaiblir l’hypothèse selon laquelle Langlois prendrait soudainement en horreur sa propre violence, qu’il sentirait monter en lui d’une manière inédite. Il a en effet participé aux campagnes d’Algérie (p. 550) et Saucisse nous apprend même qu’il s’y est distingué. On peut imaginer, sans trop se risquer, qu’il a été, dans ce cadre, confronté à la brutalité, à la mort et même au meurtre. Certes, la guerre n’est peut-être pas le crime, mais Langlois est bien un homme d’expérience, un capitaine de gendarmerie aguerri qui a déjà été confronté dans sa vie à un niveau élevé de violence. En revanche, il est vrai que l’expérience de l’ennui est peut-être inédite pour lui.

[6] Ces articles ont été introduits par la loi n°87-1133 du 31 décembre 1987, notamment à la suite de l’émoi provoqué par la publication en 1982 de l’ouvrage Suicide, mode d’emploi, rédigé par C. Guillon et Y. Le Bonniec.

[7]  Voir, par exemple, P. Ayrault, Traité des procès faits aux cadavres, aux cendres, à la mémoire, aux bêtes, aux choses inanimées et aux contumax,1591. L’auteur s’y interroge sur la pertinence de ce type d’action juridique. Montesquieu critique également la pénalisation et l’interdiction du suicide dans les Lettres persanes, LXXIV (1721).

[8] Des délits et des peines, traduction et édition par P. Audegean, Lyon, Ens Éditions, p. 257.

[9] Ces différents éléments ont été trouvés dans les revues et ouvrages suivants : La mort, jurisclasseur civil, LexisNexis, B. Beigner ; Histoire du suicide, G. Minois ; La disposition par l’individu de son corps, S. Prieur, « Les procès au cadavre dans l’ancien droit français », J-M. Rico, Critère, 4, p. 231-254. 

[10] « Sur mon V. de 1843 rien ; pas un mot. Sazerat cependant connait l’histoire. Tout le monde la connait. Il faut en parler, sinon l’on ne vous en parle pas. Sazerat m’a dit « C’est par délicatesse. On l’a considéré comme un malade, un fou. On s’arrange pour que ça ne fasse pas époque » (p. 458)

[11]  Noé, t. III, p. 624.

[12] A noter que Pascal, figure tutélaire du roman, ne développe pas de pensée du suicide comme telle. Le divertissement a précisément pour fonction de « nous faire arriver insensiblement à la mort » (§171 Brunschvicg). Dans le fragment « Divertissement », constitué d’une phrase, Pascal résume sa pensée : « La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril ». (§ 166 Brunschvicg).

[13] « 43 (1800 évidemment) », p. 458, Idem. La précision sous-entend que l’année 1943 est passée. A noter que, dans Noé, Giono précise que c’est en 1920 qu’il imagine qu’on lui raconte l’histoire de M.V et Langlois (p. 613, NoéŒuvres complètes, tome III, Pléiade).

[14] Quoiqu’on puisse s’avancer un peu : Delphine, qui a été arrachée à sa vie urbaine, n’est-elle pas emmurée vivante, pour toujours, dans l’ennui de ce bongalove de montagne, auprès d’un mari absent et de ses amis jaloux ? Delphine a peut-être imaginé que la mort de Langlois lui offrirait la possibilité d’hériter et de s’échapper.

[15] Piste que nous devons à l’œil perspicace de Caroline Julliot, que nous remercions ici.

Par Marie-Nil Chounet

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