Mais qu'a donc "vu" Alain Robbe-Grillet ?

 

En 1989, Alain Robbe-Grillet accorde à Renaud Camus pour France Culture une série de dix entretiens dans lesquels il évoque sa famille, ses sources d’inspirations ou encore son rapport à la philosophie. Dans son second entretien, il explique que certaines des scènes qu’il décrit dans ses romans lui apparaissent comme des “visions”. Il les voit parfaitement se dérouler devant ses yeux, comme si elles appartenaient à sa propre histoire personnelle.

 

Il cite notamment un passage de son roman Djinn [1], publié en 1981 dans lequel un petit garçon qui jaillit d’un vieil immeuble de la rue Vercingétorix va buter sur un pavé disjoint (terme qui va donner le sous-titre au livre), et tomber sans connaissance. Cette “vision” est la seule évocation de ce roman au cours de ces entretiens radiophoniques  mais elle n’est pas sans soulever quelques interrogations. En effet, ce passage a souvent été interprété par les lecteurs de Robbe-Grillet comme un hommage à un épisode du Temps retrouvé[2] de Marcel Proust dans lequel le héros bute, sans chuter, « contre des pavés mal équarris » dans la cour de l’hôtel de Guermantes. Cette presque chute déclenche chez le narrateur ce qu’il avait déjà pu ressentir plus tôt dans le roman en mangeant une madeleine, un surgissement rassurant du passé, un temps retrouvé.

 

Malgré l’évidence du lien qui unit ces deux textes, Robbe-Grillet assure qu’à l’époque où il écrivait Djinn, il n’avait pas encore lu Le Temps retrouvé et ignorait donc tout de cet épisode. “Vision”, réminiscence, Robbe-Grillet n’explique pas cette coïncidence. Mais ce court extrait du second entretien suffit à mettre en lumière un roman qui, loin de se laisser dompter dès la première lecture, propose bien des mystères à élucider.

 

Djinn présente une structure énonciative particulière. Le prologue est rédigé par un narrateur dont on ignore l’identité. Ce dernier évoque à la première personne les prémisses d’une enquête concernant la découverte d’un manuscrit. Ces « quatre-vingt-dix-neuf pages dactylographiées[3] » que l’on va découvrir à travers les huit chapitres qui vont suivre ont été retrouvées sur le bureau d’un certain Simon Lecœur, professeur de français, suite à ce qui ressemble à une perquisition effectuée dans son appartement. Le narrateur anonyme ignore la vraie nature de ce texte qui s’apparente à un manuel de français mais qui pourrait très bien être une fiction inspirée de faits réels.

 

L’histoire est assez fantasque, en un sens : Simon Lecœur répond à une petite annonce qui va le mener à être malgré lui (?) recruté par une organisation terroriste menée par une certaine « Djinn », Jean prononcé à l’américaine, une jeune femme aussi mystérieuse qu’attirante pour Lecœur. Ce dernier va ensuite faire la connaissance de deux enfants, Jean et Marie, sans doute frère et sœur, qui vont être ses guides dans les simulacres de mission qui vont lui être confiées et le mèneront finalement à une issue plus qu’incertaine pour lui comme pour le lecteur. L’épilogue, dans lequel le narrateur initial reprend la parole, clôture les faits en laissant beaucoup de questions en suspens et un mystère irrésolu.  Ce roman est jalonné de scènes qui se répètent avec les mêmes personnages qui semblent vivre (ou jouer) l’intrigue pour la première fois. Le passage cité par Robbe-Grillet se situe au chapitre 2 et se répète au chapitre 7. Jean, le petit garçon chute au milieu de la rue, Lecœur se précipite vers lui, c’est ainsi que la rencontre a lieu entre ce héros malgré lui et les enfants, c’est l’instant où sa réalité va être en quelque sorte compromise. Au chapitre 7, la scène est identique excepté un élément, Lecœur lui-même, qui la vit aveuglé aux côtés du jeune garçon. Il ressent d’ailleurs comme une sensation de déjà-vu ou de déjà-vécu dans son cas, sans pouvoir clairement situer dans ses souvenirs ce moment qui, si l’on suit la chronologie des chapitres, a eu lieu la veille. On peut donc sans difficulté imaginer le fil tendu entre Djinn et l'œuvre de Marcel Proust dans laquelle le héros est à la recherche de ces instants où son passé va resurgir sans qu’il puisse le prévoir ni même le reconnaître.

 

Mais alors, que sont ces pavés disjoints ? Sont-ils simplement des “madeleines de Proust” ou bien y a-t-il autre chose à prendre en compte dans ces bouleversements chronologiques? Et si, dans le cas Lecœur, nommons-le ainsi pour le moment, il fallait plutôt s’intéresser à un autre élément de la scène, un personnage qui lui aussi est lié à un dysfonctionnement du temps, le petit garçon Jean?

 

Jean a une particularité, selon sa sœur, il lui arrive de mourir pendant quelques heures puis de se réveiller. Lorsque Simon Lecœur apprend cela au début du roman, il n’y prête pas forcément attention, les enfants sont très joueurs et il imagine que c’est une ruse pour le manipuler. C’est lors de la répétition de la scène de la chute sur les pavés que la particularité de Jean va être expliquée. Lorsque Lecœur transporte le petit garçon inconscient dans un vieil appartement d’un immeuble de la rue, il n’y découvre pas Marie, la sœur de Jean comme au chapitre 2, mais Djinn, qu’il voit comme une sorte d’apparition un peu fantomatique.

 

Cette dernière lui explique que l’enfant possède une sorte de don :

Il se rappelle, avec une précision extraordinaire, ce qui n’est pas encore arrivé : ce qui lui arrivera demain, ou même ce qu’il fera l’année prochaine. Et vous n’êtes ici qu’un personnage de sa mémoire malade. Quand il se réveillera, vous disparaîtrez aussitôt de cette pièce, dans laquelle, en fait, vous n’avez pas encore pénétré…[4]

 

C’est à ce moment-là du roman, lorsque l’on quitte une simple enquête sur la disparition d’un professeur de français membre d’un groupe contre le machinisme, que nous proposons de débuter nos propres investigations dans ce roman, devenu récit fantastique. Le prologue évoque « une cause secrète[5] » qui serait à l’origine de la destinée de Lecœur et dont la découverte pourrait éclaircir toute l’affaire. Mais il reste à savoir où trouver la clé de ce mystère.

 

Lorsque l’on s’intéresse d’un peu plus près au prologue qui introduit le récit de Simon Lecœur intitulé "Le Rendez-vous", on retrouve tous les éléments d’une enquête policière. On y parle dès les premières ligne de preuves à fournir, de suspicion. On y évoque également une perquisition menant à la découverte de fausses pièces d’identité. Et c’est d’ailleurs sur cet élément là que le narrateur pique la curiosité du lecteur. En effet, avant même que les faits nous soient présentés, on constate que l’identité ainsi que les origines du héros ne sont pas si faciles à déterminer. Il semble endosser plusieurs rôles, notamment celui de Robin Körsimos, professeur de français littéraire moderne, qui se fait appeler Simon Lecœur par ses collègues et Ján par ses élèves. Ses papiers d’identité, assurément faux, attestent qu’il est né à Kiev mais son patronyme indique plutôt des origines hongroises, finlandaises ou bien grecques. Le prologue du roman ajoute encore de nouvelles pistes étrangères en nous informant que des investigations ont lieu à Anvers ou à Amsterdam. L’enquête menée par les autorités interroge même le genre de notre héros tant la ressemblance entre sa description physique et le corps d’une jeune femme retrouvé dans un entrepôt est grande. Le personnage de Simon Lecœur est insaisissable. Aucun témoin ne semble le connaître réellement. La seule certitude qu’il reste aux lecteurs et au narrateur inconnu du prologue et de l’épilogue de Dijnn, c’est que le professeur de français vient d’ailleurs, d’un ailleurs indéterminé dont l’existence reste à prouver et qu’il semble avoir déjà rejoint. Tout est donc réunit dans ces quelques pages d’introduction à ce récit pour laisser penser aux lecteurs qu’ils sont eux aussi capables de découvrir la preuve qui va permettre de résoudre l’enquête.

 

Voilà le but que nous nous fixons, débusquer cette fameuse cause mystérieuse qui se trouve dans un ailleurs plus qu’indéfini pour le moment. Le roman d’Alain Robbe-Grillet se présente comme une fiction enchâssée dans une autre, en tout cas un récit, "Le Rendez-vous" contenu dans un monde fictionnel dont on ignore tout, peuplé d’enquêteurs se livrant à des investigations parallèles à celles de la police et qui semblent en savoir plus que ce qu’ils veulent bien dire. Si la solution se trouve ailleurs, il faut donc que notre recherche s’oriente vers un autre monde fictionnel, vers un autre roman, dont l’intrigue pourrait mettre en lumière un nouvel aspect dans l’interprétation de Djinn.

 

DUOS FICTIFS

 

Après relecture du prologue et de l’épilogue, nous avons pu constater que Robbe-Grillet nous avait laissé quelques pistes pour nous tourner vers un ailleurs littéraire. Le but maintenant est de traquer d’autres indices semés ici et là par l’auteur qui pourrait nous conforter dans notre voyage hors du récit de Simon Lecœur.

 

 Au chapitre 4, ce dernier se trouve dans un café avec Jean et Marie. Les enfants sont en train de manger tout en discourant sur les liens qui les unissent tous les trois. La petite fille imagine qu’ils ont tous deux été enlevés par des bohémiens dans un cirque et Lecœur, qui est en fait leur père, tente par tous les moyens de les retrouver. Une fois son histoire terminée, Marie fait une demande à Simon : « Elle veut – c’est catégorique – une "histoire d’amour et de science-fiction [6] ». Choix étrange dans un roman qui ne répond pas à cette catégorie littéraire.

 

Lecœur, hésitant et mal à l’aise, entame un récit concernant la rencontre entre un robot et une jeune femme qui tombe éperdument amoureuse de lui tout en ignorant qu’il n’est pas un homme. Ce récit, qui tient davantage du fantastique que de la science-fiction n’est pas sans rappeler un texte fantastique d’E.T. Hoffmann paru en 1817 dans le recueil Contes Nocturnes intitulé "L’Homme au sable"Dans ce conte, un homme tombe amoureux d’une jeune femme qui est en fait un automate fabriqué par celui qui dit être son père. Le récit de Lecœur et le conte fantastique partagent tous les deux une scène commune, celle dans laquelle les deux personnages dansent ensemble pour la première fois.

 

Nous nous retrouvons donc une nouvelle fois face à une évocation du style fantastique dans le roman Djinn d’Alain Robbe-Grillet. Et si nous continuons nos investigations dans ce sens le début du roman peut encore nous aiguiller vers cet ailleurs tant recherché. Revenons du côté du titre, ou plutôt du sous-titre, Un trou rouge entre les pavés disjoints, qui évoque l’idée qu’entre les pavés s’est créé un espace. Cet espace, il en est question dans les premières lignes du prologue qui affirme que le texte que l’on va lire, le récit de Lecœur, est « instable, lacunaire, ou comme fissuré (…) ». Il existe donc des fissures entre les lignes, des espaces entre les mots que nous, lecteurs et enquêteurs, devons bien sûr explorer. Robbe-Grillet nous invite donc à nous engouffrer dans une brèche ouverte pour nous et qui va nous conduire ailleurs vers un autre roman, un autre texte.   

 

La piste que nous choisissons de suivre est donc celle du récit fantastique, l’histoire racontée par Lecœur semble être l’indice pour effectuer ce pas de côté nécessaire pour une nouvelle interprétation du roman. Et puisque la particularité de Djinn tient en partie dans le fait que les scènes se dédoublent, qu’elles se répètent identiques mais toujours un peu différentes, pourquoi ne pas partir à la recherche d’un autre roman qui ferait office de doublon au texte de Robbe-Grillet ?

 

Un peu plus haut, nous avons utilisé le terme « brèche », qui n’est pas sans rappeler le titre d’un roman de Philip K. Dick, La Brèche dans l’espace écrit en 1966Dans cette œuvre de science-fiction (qui satisferait sûrement la jeune Marie), la surpopulation de la Terre oblige les autorités à envisager une migration vers une autre planète de millions d’humain qui ont fait le choix de la cryogénisation dans l’attente d’une destination pour leur nouvelle vie. Suite à un problème technique, un translateur, une machine permettant de se téléporter, ouvre une brèche vers une planète à priori inconnue que des scientifiques vont aller explorer. Ils vont vite comprendre que cet ailleurs est en réalité la Terre qui aurait évoluée de manière totalement différente de la nôtre. En pensant trouver un nouveau paradis, ils vont découvrir une terre hostile peuplée d’individus difformes et belliqueux. On retrouve donc chez Dick, la volonté de donner à voir une autre version d’un environnement, d’une ou de l’Histoire, comme dans le roman de Robbe-Grillet.

 

Depuis le début de notre enquête, nous avons cheminé des pavés mal équarris de Proust, au trou entre des pavés disjoints pour arriver à une brèche dans l’espace. Mais notre but n’est pas encore atteint. Alain Robbe-Grillet nous a laissé des indices qui nous ont permis de nous diriger du côté du fantastique voire de la science-fiction en convoquant, selon nous, l’auteur Philip K. Dick. On l’a dit plus haut, le roman La Brèche dans l’espace a été écrit en 1966 ; or, la même année, ce dernier commence à rédiger une de ses œuvres devenues culte aujourd’hui, Ubik [7]. Les deux textes partagent le principe de cryogénisation et une notion récurrente dans l’œuvre de Dick, celle de la confusion temporelle. L’intrigue se déroule en 1992 dans un monde où une partie de la population possède des capacités psychiques hors-norme. Joe Chip travaille dans l’entreprise de Glen Runciter chargée de surveiller et de contrer l’utilisation de certains télépathes pour l’espionnage industriel. Employés pour un gros contrat, les deux hommes réunissent une équipe de neutraliseurs et se rendent sur la Lune afin de réaliser la mission qui leur a été confiée. En arrivant, ils tombent dans un piège et Runciter est tué. Son corps est ramené sur Terre, auprès de celui de sa femme et associée Ella, afin d’être maintenu en semi-vie par un système de cryogénisation qui permet aux personnes décédées de conserver une conscience. Dès leur retour, les membres de l’équipe subissent des bouleversements temporels, leurs aliments pourrissent immédiatement, les cigarettes tombent en poussière. Ils commencent également à être atteints physiquement, se sentent fatigués et ont très froid, certains finissent même par mourir en se desséchant. Très vite, ils réalisent que le temps régresse pour atteindre l’année 1939. Joe Chip tente de comprendre ce qu’il leur arrive et avec l’aide de plusieurs manifestations étranges de Runciter finit par comprendre qu’en réalité son patron est vivant et que c’est eux qui sont maintenus en semi-vie. Chip conclut également que dans le monde dans lequel il se trouve, deux forces s’affrontent, celle qui veut le voir mourir et l’autre qui lui permet de survivre.

 

Pour l’instant, rien ne laisse penser que ces deux romans sont liés d’une quelconque façon. Mais rapidement, au chapitre 2 du roman de Philip K. Dick, deux éléments nous permettent de penser que nous sommes sur la bonne voie. Tout d’abord, c’est la description d’Ella Runciter qui attire notre attention, voici comment elle se présente à la vue de son mari : « Debout dans son cercueil transparent, enrobée dans un effluve de brume glacée [8] ». Cet « effluve de brume glacée » nous fait immédiatement penser à l’apparition de Djinn au chapitre 7 du roman de Robbe-Grillet : « Dressée ainsi dans sa robe blanche vaporeuse, presque immatérielle, on l’aurait prise pour un archange qui veillait sur le repos d’un cœur en peine. [9] ».

 

Un peu plus loin dans le chapitre d’Ubik, un autre élément semble connecter les deux œuvres. Lorsque Ella est « réveillée » par son mari elle lui dit : « Je rêvais, (…). Je voyais une lumière rouge qui fumait, une lumière horrible. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de marcher vers elle. [10] ». Aurait-elle aperçu le trou rouge entre les pavés disjoints de Robbe-Grillet ? La brèche entre la réalité et la fiction ? Ou dans son cas, entre la semi-vie et la mort ?

 

Il est aussi intéressant de noter que l’organisation terroriste gérée par Djinn se bat contre le machinisme. Cet extrait de son discours du chapitre 5 explicite davantage ses pensées : « Les hommes croient que les machines travaillent pour eux. Alors que ce sont eux, désormais qui travaillent pour elles. De plus en plus, les machines nous commandent, et nous leur obéissons.[11] ». On peut également voir ici un écho à la société futuriste dans laquelle vivent les personnages de Philip K. Dick, où le machinisme, en tout cas la mécanisation, semble donc avoir pris le dessus sur l’homme, comme le prévoyait Djinn dans son discours. Par exemple, au début du roman, Joe Chip est confronté à un problème :

 

(…) il se dirigea d’un pas décidé vers la porte du conapt et appuya sur le bouton commandant la libération du verrou.

 La porte refusa de s’ouvrir et déclara :

-       Cinq cents, s’il vous plaît.

À nouveau il chercha dans ses poches. Plus de pièces ; plus rien.

-       Je vous paierai demain dit-il à la porte. (…) je ne suis pas obligé de vous payer.

-       Je ne suis pas de cet avis, dit la porte. Regardez dans le contrat que vous avez

signé en emménageant dans ce conapt.[12]

 

Ces détails ne peuvent pas suffire à envisager Ubik comme un bon candidat pour le dédoublement de Djinn, car, il faut le rappeler, le roman de Robbe-Grillet répond à des règles ou des contraintes d’écritures énoncées dans le prologue. Les verbes, la conjugaison, les temps, les modes ou encore l’utilisation des pronoms relatifs, chaque élément apparaît dans un ordre préétabli et progressif qui suit l’ordre des chapitres. Pour Ubik, comme pour ses autres romans d’ailleurs, Philip K. Dick n’utilise pas de contrainte, il a une écriture libre.

 

Cependant, dans la biographie de l’auteur, intitulée Je suis vivant et vous êtes morts, rédigée par Emmanuel Carrère et publiée en 2012, on peut se mettre à douter de la méthode d’écriture de Dick. On le sait, l’auteur américain était un grand consommateur de médicaments. Il en prenait pour dormir, pour rester éveiller et écrire, pour ne plus avoir peur, pour calmer ses bouffées délirantes et ses épisodes de paranoïa. Dans le chapitre qui parle de la période de sa vie où il a écrit Ubik, on peut voir que Dick avait une sorte de routine d’écriture. En 1966, il a déjà écrit une trentaine de romans, et écrire est devenu un simple gagne-pain. Emmanuel Carrère affirme même qu’il a du dégoût pour son propre style, « syntaxe pauvre, répétitive, purement logique, syntaxe d’androïde ; (…) des lettres qui se déversaient mécaniquement sur la page et s’assemblaient par réflexe plutôt que par dessein, (…) les membres d’une termitière gazée qui, même agonisants, reproduisent les figures programmées par leurs gênes.[13] ».

 

Concernant le roman Ubik, il ajoute également que Dick utilise les mêmes ressorts pour « mettre un livre en pilotage automatique ». Il a donc commencé à écrire l’histoire de Joe Chip et Glen Runciter comme ses dix dernières autres histoires en respectant une sorte de trame, en choisissant le nom de ces personnages pour en faire soit des héros, soit des losers ou encore en ajoutant des descriptions pour gagner quelques pages. On ne peut évidemment pas parler ici de contraintes d’écritures, mais la biographie écrite par Emmanuel Carrère peut nous faire penser que le travail de Dick n’était pas, au début de sa rédaction en tout cas, si libre qu’il en a l’air.

 

C’est fort de ces premières hypothèses que nous allons parvenir à établir la connexion entre le roman d’Alain Robbe-Grillet et celui de Philip K. Dick. Pour cela, il faut, comme nous l’avons envisagé plus haut, s'intéresser au personnage de Jean, issu du roman Djinn, qui semble être à l’origine des bouleversements temporels qui jalonnent les différents chapitres.

 

Le garçon est une sorte de voyant, de télépathe, qui manipule le temps ainsi que les réalités des uns et des autres. Ce rôle décrit ici est sans doute familier aux lecteurs d’Ubik. En effet, à la fin du roman, Joe Chip comprend que la force contre laquelle il se bat se joue de lui comme pourrait le faire un enfant. Cette force se trouve au moratorium, le lieu où les proches des personnes en semi-vie peuvent venir converser avec elles. Depuis quelques temps, les visiteurs ont remarqué la présence d’une sorte d’interférence. Jory Miller, un autre semi-vivant, s’invite régulièrement dans les entretiens privés. Il possède une force psychique qui dépasse celle des autres en les affaiblissant petit à petit. Lorsque Joe Chip le rencontre, il comprend que ce jeune homme est à l’origine de la mort de ses compagnons. Il l’interroge sur le fait qu’un autre personnage ne se rend pas compte de sa présence et voici ce que répond Jory : « Le Dr Taylor est un produit de mon imagination (...) Comme tout ce qu’il y a dans ce pseudo-univers.[14] ». Jory possède donc la même capacité psychique que Jean, celle que le mathématicien Bertrand Russell rend possible en affirmant dans son essai Analyse de l’esprit [15] en 1921:

 

Il n’y a aucune impossibilité logique à admettre que le monde n’existe que depuis cinq minutes, qu’il ait surgit tel qu’il est actuellement, avec une population ayant le souvenir d’un passé tout à fait irréel.

 

Comme dans Djinn, le héros de l’histoire se retrouve donc pris dans le piège tendu par un adolescent dans une réalité alternative aux contours très diffus.

 

Dès la lecture du titre du roman de Robbe-Grillet nous aurions pu effleurer un début d’indice. En effet, le terme djinn n’est pas que la retranscription écrite de la prononciation d’un prénom, il peut également faire référence à une créature surnaturelle des mythologies musulmane et païenne. Un djinn est un génie, bon ou mauvais, capable de manipuler psychiquement un être humain. Lorsqu’il s’attaque à un enfant, il a souvent été observé que celui-ci devenait colérique et perdait conscience à la moindre contrariété. Jean, tout comme Jory, pourrait donc être possédé par un djinn, ce qui expliquerait ses malaises.

 

Ce doublon composé de Jean et Jory permettrait donc de connecter Djinn à Ubik. Alain Robbe-Grillet semble donc avoir semé des indices à travers son roman qui nous permettent à présent de remonter le fil des mots dans chacun des deux textes.

 

Ainsi, nous décidons donc d’employer la même méthode afin de déceler les échos qui se propagent d’un roman de science-fiction écrit en 1966 à un texte appartenant au Nouveau Roman publié en 1981. Et puisque nous avons parlé des djinns, ces êtres surnaturels, pourquoi ne pas nous intéresser aussi à Djinn elle-même ? De Jean le petit garçon, nous passons donc à Jean/Djinn la femme fatale. Ou même à Jean, la djinn elle aussi. Car dans les chapitres 1 à 7 du roman de Robbe-Grillet, cette dernière semble totalement inatteignable et pas seulement à Simon Lecœur. Elle n’est jamais là où on l’attend, au début du roman elle est dissimulée sous l’aspect d’un mannequin de cire et plus tard, Simon et d’autres hommes grimés en aveugle pensent assister à un de ces discours alors qu’elle n’est qu’une voix diffusée grâce à un haut-parleur.

 

Ce n’est que lorsqu'a lieu la seconde chute du petit Jean que Simon peut enfin la voir et la toucher bien qu’il la décrive ainsi : « Ses grands yeux verts, encore élargis par la pénombre, brillaient d’un éclat étrange, “comme ceux d’une fille qui serait venue d’un autre monde ” [16] », et plus tard « on eût dit qu’elle parlait d’ailleurs, de très loin dans le temps, qu’elle se tenait dans une sorte de monde futur, au sein duquel tout serait déjà accompli.[17] ».

 

Djinn serait-elle comme Jean? Un être capable de voyager dans le temps, de faire et défaire les mondes ?

 

Il est aussi important de noter que l’apparition de Djinn au chapitre 7 est un détail changeant dans la répétition de la scène rue Vercingétorix. Djinn prend ici la place de Marie, la sœur de Jean. Mais alors, qui appartient au temps vécu par Simon Lecœur? Est-ce Djinn, l’adulte ? Ou Marie, la jeune fille? Ne peuvent-elles pas être une seule et même personne ? Car il y a un détail concernant les deux enfants que nous n’avons pas encore signalé, Simon Lecœur est surpris par leurs tenues vestimentaires qui semblent provenir du début du siècle. Dans le prologue, il est d’ailleurs signalé que lors de sa dernière apparition, Marie est « toujours en robe 1880 ». Cet élément ne peut que nous conforter dans l’idée que Jean, Marie et peut-être Djinn voyagent à travers les temps.

 

Maintenant que la situation est plus ou moins clarifiée chez Robbe-Grillet, il nous faut trouver le doublon correspondant à ce duo féminin Djinn/Marie chez Dick. Et, la meilleure candidate à nos yeux est Pat Conley. Cette jeune fille d’à peine vingt ans fait son apparition dans l’histoire d’Ubik au moment où Glen Runciter et Joe Chip obtiennent le contrat sur la Lune. Elle est présentée à Joe Chip comme la dernière recrue de l’entreprise Runciter et ce dernier est chargé de tester l’étendue de son champ psychique. Pat Conley possède une capacité encore jamais observée par Chip, elle peut remonter dans le temps. Elle est donc capable de modifier le passé pour que l’enchaînement des événements futurs soit différent. Considérée comme très dangereuse par Joe Chip, elle est accusée dès le début du roman de ne pas avoir utilisé son pouvoir au moment de la mort de Runciter et plus tard, d’être à l’origine de la régression subie par le groupe de neutraliseurs. Elle a toutes les cartes en main pour être la manipulatrice de tous les événements, comme Djinn, en ce qui concerne l’organisation terroriste anti-machinisme ou comme Marie qui donne les ordres dans les “missions” de Simon Lecœur.

 

Si on s’intéresse au chapitre 8 de Djinn, on peut aussi facilement y voir une démonstration du pouvoir de Pat Conley. En effet, ce chapitre est différent de ceux qui le précèdent car c’est Djinn qui en est la narratrice. Pas la Djinn du début du roman, une Djinn plutôt banale, jeune femme américaine arrivée en France il y a peu et qui répond à une annonce concernant la garde de deux enfants (qu’on suppose être Jean et Marie). Elle rencontre alors un autre postulant, un certain Simon Lecœur, un jeune homme un peu fantasque et plein d’imagination. On a donc devant nous une autre version possible de l’histoire que nous venons de lire dans laquelle les rôles s’inversent quelque peu. Mais on peut également imaginer au regard du livre Ubik, que Djinn a volontairement rebroussé le temps pour revenir au début de l’histoire et tout recommencer différemment.

 

C’est d’ailleurs ce qu’évoque Marie lors de sa discussion avec Lecœur dans un café : « Plus tard, je veux faire des études pour devenir héroïne de roman. C’est un bon métier, et cela permet de vivre au passé simple.[18] ». Cette phrase, qui peut faire office de mise en abyme, un personnage de roman qui s’imagine en personnage de roman, laisse à penser que Marie entretient un lien fort avec le passé qu’elle pourrait préférer à l’instant présent. La dernière phrase de l’épilogue sous-entend même un retour « à la case départ » donc, un nouveau retour dans le passé et une nouvelle version de l’histoire à jouer.

 

Dans notre recherche des jumeaux dickiens des personnages de Djinn, il ne nous reste plus qu’à débusquer le double du “héros” de l’histoire, l’insaisissable Simon Lecœur. Il faut d’abord noter que comme Djinn, il semble y avoir deux versions bien différentes de Lecœur: la première, celle dont nous parle le narrateur inconnu de l’épilogue et Djinn dans le chapitre 8, correspond à un homme énigmatique, fantasque comme peuvent l’être Jean et Marie, qui est capable de détourner l’attention pour disparaître ou réapparaître. La version que nous connaissons en tant que lecteur des sept premiers chapitres du roman est tout autre. Simon Lecœur, le narrateur, y semble manipulé, un peu perdu voire carrément dépassé.

 

Il traduit d’ailleurs son sentiment en ces termes: « Je me vois déjà dans une chaise de paralytique, aveugle, muet, sourd, … que sais-je encore? [19] ». Une des réponses à ce « que sais-je » pourrait être la suivante : en semi-vie, dans la peau de Joe Chip.

 

Le héros du roman de Robbe-Grillet trouve donc son alter ego en la personne du héros de Dick, quoi de plus simple? L’évidence est telle qu’on peut noter deux passages similaires chez les deux auteurs, comme si les personnages vivaient une scène commune. Dans le chapitre 6 de Djinn, Simon Lecœur commence à revivre les scènes du passé, il s’étonne de légères impressions de déjà-vu au café où il s’est rendu une première fois avec les deux enfants. Mais c’est une pièce particulière du café qui retient ici notre attention:

 

Il descendit au sous-sol, où se trouvaient des toilettes malodorantes. Les murs, peints de couleur crème, servaient aux habitués pour y inscrire leurs opinions politiques, leurs rendez-vous d’affaires et leurs fantasmes sexuels. Simon se dit que, peut-être, l’un de ces messages s’adressait à lui ; par exemple, ce numéro de téléphone qui revenait avec insistance, tracé au crayon rouge, dans tous les sens [20]

 

Lecœur s’attend donc à recevoir un message. De qui ? Et surtout pour quelle raison quelqu’un lui laisserait un message tracé en rouge sur le mur des toilettes d’un café dont il n’a quasiment aucun souvenir ? Cette certitude peut évidemment émaner des souvenirs inconscients qu’il semble avoir conservé de ce qui lui est arrivé la veille, son appartenance à un groupe secret terroriste, les “missions” qu’il a effectuées. Mais nous proposons une autre explication à ce passage en citant cette fois-ci Philip K. Dick :

 

Il (Al Hammond) s’arrêta devant la porte gratuite des toilettes pour hommes et, avec l’aide de Joe, l’ouvrit pour disparaître à l’intérieur. (...) Al réapparut.

-       Qu’est-ce que c’est ? fit Joe en voyant l’expression qu’il avait.

-       Regardez ça, dit Al. (Il conduisit Joe à l’intérieur et lui montra le mur du bout). Des graffiti. Des mots griffonnés, comme on en trouve toujours dans les toilettes. Lisez ça.

Les mots, tracés au crayon à bille rouge, formaient l’inscription :

SAUTEZ DANS L’URINOIR POUR Y CHERCHER DE L’OR.

JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS. [21]

 

Joe Chip ne cherchait pas de message et pourtant, Runciter parvient à le contacter pour lui apprendre la vérité qu’il pressentait déjà, c’est lui qui est mort sur la Lune et non son patron. Et cette sentence n’est pas sans rappeler le chapitre 7 du roman de Robbe-Grillet dans lequel on apprend que Djinn et Simon Lecœur sont peut-être en réalité déjà morts au moment où se déroulent les faits. Nous voilà donc avec deux héros manipulés par une force inconnue qui viennent à douter de leur existence et du temps présent dans lequel ils se trouvent. Et il est également intéressant de noter que c’est à la fin du texte qu’un nouveau doute survient mais cette fois-ci pour nous lecteurs, quant à l’identité et au rôle joué par le héros de l’histoire qu’il se nomme Joe Chip ou Simon Lecœur. En effet, l’épilogue de Djinn laisse à penser que ce Simon Lecœur utilisait sans doute un ou plusieurs pseudonymes. Sa disparition ne fait donc qu'accroître les doutes sur sa personnalité changeante et imprévisible. En ce qui concerne Joe Chip, un détail dans les dernières lignes du roman nous amène à envisager que ce dernier était peut-être celui qui a manipulé tout le monde depuis le début puisque son visage apparaît sur des pièces de monnaie que Runciter utilise. Cette apparition renvoie au début du roman lorsque le portrait de Runciter est découvert par Joe Chip sur l’argent qu’il tente d’utiliser dans le monde en régression dans lequel il se trouve. C’est d’ailleurs cet élément qui le fait douter de la supposée mort de son patron.

 

Ubik apparaît donc comme un bon candidat pour une connexion avec Djinn. Tout est plutôt évident et semble même comme anticipé: Alain Robbe-Grillet, et avant lui ses lecteurs, relient un passage du chapitre 2 à un roman antérieur, Le Temps retrouvé de Marcel Proust. Le roman Djinn lui-même nous indique à chaque page que nous sommes en train de lire une histoire qui pourrait être totalement différente tout en finissant de la même manière. La répétition des scènes de certains chapitres ainsi que la personnalité complexe des personnages et leur ressemblance parfois troublante ne font que renforcer l’idée que le livre lui-même est en train de se dédoubler sous nos yeux. Est-ce que tous ces éléments mis ensemble ne sont pas, en quelque sorte, des indices semés ici et là pour que nous lecteurs, puissions envisager à un moment donné l’existence d’un autre roman antérieur qui ferait de Djinn la seconde version d’une histoire déjà écrite ?

 

“VISIONS” DOUBLES

 

C’est donc du statut de ces deux romans mis face à face qu’il va falloir parler maintenant. Sont-ils des miroirs l’un pour l’autre ? Et peut-on espérer trouver chez Philip K. Dick une réponse au mystère de Djinn ? Mais dans un premier temps, il faut effectuer un petit retour en arrière dans notre exposé, revenir aux origines, à ce terme de “vision” employé par Alain Robbe-Grillet. Il nous semble que ce phénomène vécu par l’auteur pourrait être la clé pour aborder correctement le couple Ubik/Djinn.

 

On l’a dit, les héros des deux romans se sentent manipulés par une force au départ inconnue. Ils font face à des situations inédites et quelque peu perturbantes les menant même à douter de ce qu’ils sont en train de vivre. Ils questionnent donc en permanence leur propre réalité, ce qu'ils voient, entendent ou ressentent. Robbe-Grillet explique dans son entretien avec Renaud Camus qu’il voit, comme s’il l’avait réellement vécue, la scène du petit Jean qui trébuche sur un pavé disjoint. N’est-ce pas ce qui arrive aussi en quelque sorte à son héros, Simon Lecœur ? Au début du chapitre 6, Simon se réveille, après avoir été assommé, dans l’entrepôt dans lequel il a rencontré Djinn pour la première fois. Vont alors suivre plusieurs coïncidences qui vont le mener à refaire exactement le même trajet effectué avec les enfants dans les chapitres précédents. Très régulièrement, Lecœur va ressentir des impressions de déjà-vu ou bien avoir le sentiment qu’il doit se trouver là où il doit être. Ce qu’il vit prend alors la forme d’une sorte de souvenir, d’une évidence teintée d’hésitation et de questionnement. Robbe-Grillet semble avoir ici retranscrit cette impression qui s’empare de lui lors de l’écriture de ses romans.

 

Ce terme de “vision” ne nous semble pas choisi au hasard, et c’est par le prisme d’Ubik qu’il semble prendre tout son sens. En effet, rappelons que le monde décrit par Dick est peuplé d’individus ayant développé des pouvoirs psychiques comme la télépathie ou encore la précognition. Dans un langage un peu plus vulgaire, on pourrait dire que l’équipe réunie par Runciter et Chip regroupe des personnages qui ont des visions, qu’elles émanent du passé ou bien de l’avenir. Evidemment, ce ne sont pas les mêmes “visions” que Robbe-Grillet mais un passage du début du roman de science-fiction pourrait nous faire douter.

 

Tippy Jackson est une anti-télépathe faisant partie de l’équipe envoyée sur la Lune. Au début du roman, lors d’un de ses sommeils simulés, elle fait un rêve étrange où elle se retrouve face à des frères jumeaux, (énième dédoublement), dont l’un est télépathe et l’autre précog. Lors de leur conversation, l’un des frères prononce un passage de la pièce Richard III de Shakespeare dont elle parvient à citer la suite. A son réveil, elle réalise qu’elle n’a jamais lu cette pièce de théâtre et qu’elle ne peut donc pas connaître les répliques qu’elle a parfaitement retranscrites. Souvenir inconscient, vision, quel nom peut-on donner à ce phénomène ? Tout comme Robbe-Grillet, elle donne vie à un souvenir qu’elle ne peut pas avoir vécu et l’impose à la réalité.

 

Détail sans importance ou pas, il est également intéressant de noter un élément du roman Djinn qui pourrait venir se greffer à ce qui précède. Le nom de la rue dans laquelle Jean trébuche est présentée ainsi par Lecœur : « Cependant, une plaque bleue, à l’entrée, portait un nom de rue véritable, c’est-à-dire à double issue: “Rue Vercingétorix III”. J’ignorais l’existence d’un troisième Vercingétorix, et même celle d’un second...[22] ». Une rapide vérification confirme bien le doute émis par Lecœur, il n'existe aucun Vercingétorix II et donc pas de Vercingétorix III. Le chef gaulois ne semble même pas avoir eu de descendance. Alors, pourquoi ce choix étrange de Robbe-Grillet d’ajouter ce “III” au nom de la rue où tout se joue ? Peut-on y trouver une allusion inconsciente au Richard III de Philip K. Dick ? Si tel était le cas, un autre fil serait tendu entre les deux romans imposant ainsi la notion de “vision” comme piste à suivre dans notre enquête.

 

Il nous semble également que ce terme de “vision” peut aussi se rapprocher de celui de la vue (un des cinq sens). Il est à noter que chez Dick beaucoup de personnages possèdent ce qu’on pourrait appeler un don de double vue alors que chez Robbe-Grillet, Simon Lecœur se voit involontairement puis volontairement dans la seconde partie de l’histoire, aveuglé, donc privé de la vue. Si les deux auteurs se renvoient ainsi la balle, on peut aussi remarquer que malgré leurs pouvoirs psychiques surdéveloppés, aucun neutraliseur d’Ubik n’a été en mesure d’entrevoir le futur, c’est-à-dire, l’explosion qui allait tous les tuer. On retrouve cette ambivalence dans Djinn lorsque Lecœur, grimé en aveugle et guidé par Jean, assiste à une réunion et qu’il constate en réussissant à décaler légèrement ses lunettes noires, qu’il est entouré de jeunes hommes aveugles accompagnés eux aussi d’un enfant. Cette scène nous laisse penser que son histoire est en train de se jouer ailleurs, dédoublée, comme si Simon Lecœur possédait le don d’ubiquité. On a donc affaire à des télépathes incapables d’anticiper ce qui va leur arriver et à un aveugle capable d’être à plusieurs endroits différents en même temps. La vue qu’elle soit double ou bien entravée semble être totalement inutile aux personnages. Il est aussi intéressant de signaler que Lecœur vit l’aveuglement à deux reprises, la première fois sa situation lui est imposée par les enfants, il est contrôlé. La seconde, il se grime lui-même en aveugle, comme un jeu. Dans les deux cas, l’histoire se termine de la même façon. On peut donc imaginer que ce même schéma s’applique à Ubik et que les pouvoirs de certains personnages n’auraient rien changé au scénario initial.

 

Enfin, il faut envisager le terme de “vision” dans un sens un peu plus sceptique, tout du moins plus négatif. Avoir des visions, c’est aussi croire ce que l’on voit naïvement. C’est être leurré par nos sens et se laisser tromper par des faux-semblants. Et, c’est finalement le ressenti de Lecœur et de Chip. Ils subissent une histoire dont ils ne sont que des personnages, des pantins qu’une force peut contrôler à sa guise. Cette force, nous pouvons la désigner : Jean dans le roman Djinn ou bien Jory pour Ubik. Mais on peut même tenter de remonter plus haut dans la hiérarchie des décideurs et nommer Alain Robbe-Grillet et Philip K. Dick, les auteurs eux-mêmes.

 

Simon Lecœur ne s’y trompe pas d’ailleurs, au chapitre 4, il écoute les deux enfants parler et se rend soudain compte d’une chose : « Il y a ensuite un très long silence qui me paraît comme un trou dans le temps, ou comme un espace blanc entre deux chapitres. Je conclus que du nouveau va sans doute se produire. J’attends.[23] ». Il est spectateur de sa propre situation, de son propre statut de personnage de fiction. Cette phrase aurait pu être prononcée par nous, lecteurs d’un roman en train de se jouer sous nos yeux.

 

Puisque nous évoquons la responsabilité des auteurs dans ces deux scénarios, il est peut-être temps d’essayer de comprendre les liens qu’entretiennent leurs deux romans. Un peu plus haut, nous avons évoqué l’idée que Djinn pourrait être une seconde version d’Ubik. Guidés par la chronologie, nous ne pouvons qu’imaginer Robbe-Grillet en train de s’inspirer d’une œuvre antérieure. Cependant, ces deux romans nous prouvent à plusieurs reprises que le temps ne répond pas toujours à un déroulement linéaire, qu’il est fait d’instants cachés, de soubresauts vers l'avenir et parfois même de retours en arrière. C’est donc assez naturellement que nous choisissons de mettre le duo Ubik/Djinn à l’épreuve d’une notion inventée par l’Oulipo et largement approfondie par Pierre Bayard, celle du plagiat par anticipation. Mais très vite, nous nous heurtons à une évidence, pas de plagiat par anticipation entre Dick et Robbe-Grillet.

 

En effet, dans son essai Le Plagiat par anticipation[24], Pierre Bayard propose de débusquer ce type de plagiat en définissant un texte mineur et un texte majeur, c’est-à-dire, un texte dont le passage étudié se trouverait là de manière incongrue, ne correspondrait pas à l’œuvre générale de l’écrivain, serait « en avance sur son temps. » et qui serait considéré comme mineur par rapport à l’autre, parfaitement intégré dans l’ensemble des écrits de son auteur. Or, dans le cas qui nous occupe, pas de texte mineur ou de texte majeur. Ubik peut-être considéré comme une extension de plusieurs autres romans et nouvelles de Dick comme Les Chaînes de l’avenir ou bien Rapport Minoritaire. En ce qui concerne Robbe-Grillet, on retrouve ce même rapport au temps dans le roman Les Gommes qui reprend également le thème de l’aveugle.     

 

C’est dans le chapitre intitulé “La création aléatoire” de l’essai de Pierre Bayard que nous parvenons à trouver un début de réponse. Ce dernier se réfère à une notion enseignée au Collège de France par l’écrivain, poète et philosophe Paul Valéry, la poétique. La poétique propose d’étudier la Littérature en se libérant « de faits accessoires » comme le nom d’un auteur apposé au titre de son œuvre ainsi que sa biographie et les événements de sa vie. Valéry explique que les auteurs puisent dans une source commune à tous, celle du langage. Peu importe donc qui signe une œuvre puisqu’un autre aurait pu lui donner naissance à un autre moment. Il s’affranchit donc également de la chronologie et du rapport au temps, les textes, déjà écrits, attendant simplement d’être révélés. Il parle également de l’aspect aléatoire de la succession des œuvres littéraires, des auteurs, des mouvements, etc.

 

La création littéraire serait donc, pour Paul Valery et selon le prisme de la poétique, affaire de hasard. Et cela n’est pas sans rappeler une autre notion qu’Alain Robbe-Grillet évoque dans son troisième entretien avec Renaud Camus, celle du hasard objectif. Le hasard objectif est une notion qui a vu le jour au milieu des expérimentations du mouvement surréaliste. Elle propose de s’intéresser aux événements réellement vécus par quelqu’un et qui peuvent être considérés comme des coïncidences troublantes. Elle peut s’expliquer par un lien entre notre inconscient, qui agit à chaque instant, et les nécessités extérieures. Le terme “objectif” est là pour rappeler que ces coïncidences reposent sur des faits avérés par une preuve comme une photographie par exemple. André Breton, qui en fait régulièrement l’expérience, va même écrire trois romans reposant sur ce principe, Nadja en 1928, Les Vases communicants en 1932 et L’Amour fou en 1938. Et c’est en relisant le premier roman de ce triptyque que nous trouvons un passage qui pourrait nous faire penser que nous sommes dans la bonne direction. Breton débute son roman Nadja par un questionnement sur lui-même, il cherche à savoir ce qui le différencie des autres, ce qui donnerait donc un sens à son existence. Il dit ceci : 

 

La représentation du « fantôme » avec ce qu’il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences d’heure et de lieu, vaut avant tout, pour moi, comme une image finie d’un tourment qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu’une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j’explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j’ai oublié.[25]

 

Comment ne pas voir dans ce passage une description de l’état d’esprit du doublon Simon Lecœur/Joe Chip ? Le premier qui se bat contre le temps en répétant peut-être malgré lui ce qui s’est déjà produit et le second, fantôme en semi-vie, dont le temps régresse vers une époque qu’il n’a pas connue mais qu’il semble malgré tout reconnaître.

 

Notre hypothèse de départ faisant de Djinn une seconde version d’Ubik nous semble plutôt erronée à présent. Il faut s’inspirer de Paul Valéry et ne pas penser ces deux œuvres de manière chronologique. Elles puisent dans la même source, celle du langage, rien d’étonnant donc à ce qu’elles se ressemblent. Nous nous retrouvons alors comme André Breton lors de ses rencontres avec l’énigmatique Nadja, contraints de constater, avec preuves à l’appui, que le hasard fait plutôt bien les choses.

 

 Nous avons donc pu mettre un nom, et même deux, sur les liens qui unissent ces romans. Nous avons ainsi constaté qu’il n’existe aucune hiérarchie entre eux. L’un n’est pas le reflet de l’autre, ils ont chacun une existence propre et leurs connexions, qu’elles tiennent de la poétique ou du hasard objectif, ne nous permettent pas de préférer Ubik à Djinn ou inversement. SI l’on s’émancipe de la chronologie littéraire, les deux histoires que l’on peut y lire pourraient très bien se dérouler simultanément, dans deux mondes fictionnels possibles. Et c’est peut-être grâce à cette idée là que la « cause secrète » qui semble régir les aventures de Simon Lecœur pourrait être découverte.

 

Dans son essai L’Affaire du chien des Baskerville[26]Pierre Bayard évoque la question de l’autonomie des personnages de fiction. Il différencie le monde fictionnel et le monde réel mais insiste sur le fait que la frontière entre ces deux mondes est parfois poreuse. Certains personnages, comme Sherlock Holmes par exemple, ont acquis une existence dans le monde réel par le biais de leurs lecteurs. Bayard affirme donc qu’il existe « un monde intermédiaire propre à chacun, plus ou moins investi selon les sujets, et qui exerce une fonction de transition entre l’illusion et la réalité.[27] ».

 

Nous retrouvons donc ici un argument qui tend à affirmer davantage nos duos, pas si fictifs, entre Djinn et Ubik. Mais, au-delà même des connexions concernant les personnages, ce monde intermédiaire pourrait également laisser passer des notions comme celles de la poétique ou du hasard objectif. Simon Lecœur fait même une assez bonne description de cette dernière notion lorsqu’il évoque la fameuse rue Vercingétorix.

 

C’est assez fréquent que nous croyions ainsi à des choses tout à fait fausses : il suffit qu’un fragment d’un souvenir venu d’ailleurs s’introduise à l’intérieur d’un ensemble cohérent resté ouvert, ou bien que nous réunissions inconsciemment deux moitiés disparates, ou encore que nous inversions l’ordre des éléments dans un système causal, pour que se constituent dans notre tête des objets chimériques, ayant pour nous toutes les apparences de la réalité…[28]

 

Et cette description n’est pas sans rappeler la situation particulière que vit Joe Chip et toute son équipe dans le monde créé par Jory. Mais si nous suivons cette logique, il nous semble que nous avons laissé de côté depuis le début de notre enquête un élément primordial dans le roman de Philip K. Dick, l’élément qui constitue tout l’environnement du roman et qui donne son titre au livre, l’Ubik.

 

Qu’est-ce que l’Ubik ? Il est plus simple de le lui demander :

 

Je suis Ubik

Avant que l’univers soit, je suis.

J’ai fait les soleils.

J’ai fait les mondes.

J’ai créé les êtres vivants et les lieux qu’ils habitent ; je les y ai transportés, je les y ai placés.

Ils vont où je veux, ils font ce que je dis.

Je suis le mot et mon nom n’est jamais prononcé, le nom qui n’est connu de personne.

Je suis appelé Ubik, mais ce n’est pas mon nom.

Je suis.

Je serai toujours. [29]

 

Cette présentation qui ouvre le dernier chapitre est l’ultime rebondissement du livre. Jory n’était qu’un pion manipulé par une autre force, une force sans nom, imbattable et éternelle, Ubik. Cette force, d’abord présentée comme le “remède” à la déchéance de Joe Chip, semble finalement être celle qui manipule tout le monde. Pourquoi ne pas imaginer qu’Ubik manipule également le scénario d’un roman comme Djinn par exemple ? On l’a montré plus haut, les doublons se multiplient entre les deux œuvres et Simon Lecœur subit sa situation tout autant que Joe Chip. Ubik pourrait être la « cause secrète » évoquée dans le prologue du roman d’Alain Robbe-Grillet. On peut d’ailleurs voir un clin d’œil au terme Ubik dans la scène de la conférence donnée par Djinn et suivie par des dizaines d’hommes identiques à Lecœur accompagnés par un petit garçon comme Jean et qui laisse penser que dans toute la ville, au même moment, le même duo se déplace vers un but commun, illustrant ainsi le terme d’ubiquité. Ubik est donc un élément qui voyage à travers les textes au sein du monde fictionnel. Et si l’on se reporte à tout ce qui a été dit précédemment, nous irions même jusqu’à penser que l’Ubik s’apparente au hasard objectif de Breton.

 

Qu’est-ce qui a permis à l’Univers de se créer ? Le hasard de la dilatation trop rapide d’un brouillard de particules, le Big Bang.

 

Qui a fait les soleils, les mondes ? Le hasard d’une ou plusieurs collisions dans l’Espace.

 

Qui a créé les êtres vivants ? Le hasard de la rencontre entre deux cellules.

 

Qu’est-ce qui nous guide ? Bien souvent le hasard de nos rencontres.

 

On peut donc imaginer que le hasard objectif, issu du monde réel, ait glissé via le monde intermédiaire évoqué par Bayard, dans le monde fictionnel en prenant une nouvelle appellation, Ubik. Nous vivons ce hasard en permanence, il est à l’origine de tout et nous ne manquons pas de preuve pour l’affirmer. Ubik est donc la solution au roman Djinn de Robbe-Grillet. Ce terme explique en partie la disparition de Simon Lecœur et les rôles endossés par chacun. 'Nous ne sommes donc pas étonnés du contenu de l’épilogue du roman qui évoque l’idée que l’histoire va se rejouer encore et encore à l’image de celle de Philip K. Dick. Mais Ubik est également la version fictionnelle du hasard objectif étudié par André Breton et les surréalistes. Le monde réel a envahi le monde fictionnel contrairement à ce que décrit Jorge Luis Borges dans sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius [30]dans laquelle les préceptes d’un univers fictif vont littéralement remplacer ceux de la société la faisant ainsi reposer sur un passé plus qu’illusoire. Mais là aussi, l’Ubik pourrait être la solution.

 

En 1989, Alain Robbe-Grillet emploie le terme “visions” pour décrire un sentiment que d’autres auteurs doivent connaître également.

 

En 1966, Philip K. Dick intitule le roman qu’il est en train d’écrire, Ubik.

 

Ajoutons à cela qu’en 1954, Richard Matheson, un des écrivains fondateurs de la science-fiction affirme dans une nouvelle intitulée L’Homme qui avait créé le monde [31] que « N’importe qui peut fabriquer un monde. Il faut simplement de l’ingéniosité pour cela et faire croire ensuite aux gens qui l’occupent qu’il existe depuis des millions d’années ».

 

Sans oublier en 1947, Jorge Luis Borges qui ajoute un post-scriptum à sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius écrite sept ans plus tôt pour affirmer que Tlön s’est imposé à la réalité. Ou encore la phrase citée plus haut de Bertrand Russell écrite aux environs de 1921.

 

Il manque sûrement beaucoup d’autres références entre les dates citées ici et il faudrait sûrement continuer ce retour en arrière pour qu’apparaissent encore cette même notion fictionnelle que nous avons choisie de désigner par le terme de Philip K. Dick. L’Ubik est assurément un élément à prendre en compte pour les lecteurs mais également pour les auteurs car il semble se propager rapidement à travers les pages des uns et des autres. Il offre en tout cas une clé au mystère contenu dans Djinn d’Alain Robbe-Grillet qui, à travers ses “visions”, semble lui aussi à la recherche de ce « mot (...) connu de personne. »

 

 

 

Marie Gallimardet.

 

Pour citer cet article :

Marie Gallimardet, "Mais qu'a donc vu Alain Robbe-Grillet ?", Intercripol - Revue de critique policière, N°003, "Investigations solitaires, Février 2022. URL : .http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/mais-qu-a-donc-vu-alain-robbe-grillet.html. Consulté le 7 Juin 2021.

 

Notes :

[1] Alain Robbe-Grillet, Djinn, Un trou rouge entre les pavés disjoints, Lonrai, Les Editions de Minuit, [1981].

[2] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, p. 7.

[3] Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 9.

[4] Ibid.,p. 108.

[5] Ibid., p. 7.

[6] Ibid., p. 49.

[7] Philip K. Dick, Ubik, La Flèche, 10/18, [1969].

[8] Ibid., p. 17.

[9]  Alain Robbe-Grillet, op. cit,, p. 107.

[10] Philip K. Dick, op. cit., pp. 19-20.

[11] Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 74.

[12] Philip K. Dick, op. cit., pp. 34-35.

[13] Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, Paris, Éditions du Seuil, 2012.

[14] Ibid., p. 261.

[15] Bertrand Russell, Analyse de l’esprit, Paris, Editions Payot, 2006, p. 148.

[16] Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 104.

[17] Ibid., pp. 105-106.

[18] Ibid., pp. 52-53.

[19] Ibid., p. 59.

[20] Ibid., p. 89.

[21] Philip K. Dick, op. cit., p. 162.

[22] Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 25.

[23] Ibid., p. 53.

[24] Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Editions de Minuit, coll. Paradoxe, 2009.

[25] André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1928], p. 10.

[26] Pierre Bayard, L’Affaire du chien des Baskerville, Paris, Les Editions de Minuit, coll. “double”, 2010.

[27] Ibid., p. 129.

[28] Alain Robbe-Grillet, op. cit., pp. 94-95.

[29] Philip K. Dick, op. cit., p. 284.

[30] Jorge Luis Borges, Fictions, Tlön Uqbar Orbis Tertius, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1944].

[31] Richard Matheson, Nouvelles, Tome 2/1953-1959, L’Homme qui avait créé le monde, Paris, Editions J’ai lu, 2003, p. 221.

Par Marie Gallimardet

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