Epilogue 2 de Dix Petits nègres : Une nouvelle bouteille à la mer...
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Une lettre manuscrite retrouvée flottant au large de l’Île du Nègre par une touriste française, à l’intérieur d’une bouteille en octobre 2017.
Il fallait, décidément, que j’aie une imagination incurablement romanesque pour coucher ma vraie histoire sur papier, et pour la jeter, à mon tour, à la mer, des années après avoir fait remettre à Scotland Yard l’improbable fausse confession, prétendument rédigée par le vieux Wargrave, que tout le monde connaît ; et qui, malgré sa profonde invraisemblance, fait encore les délices des amateurs d’énigmes policières.
Comment, à Scotland Yard, ont-il pu gober cette histoire, et ne pas avoir fait davantage de recherches sur l’entourage du patron du chalutier qui a, si opportunément, retrouvé cette fameuse bouteille ? Il est vrai que nous n’avons pas de lien de parenté direct, et qu’il leur aurait fallu consulter les registres de la paroisse pour découvrir qu’il avait une filleule, et remonter jusqu’à moi. Personne n’y a pensé. Il faut croire qu’ils étaient si soulagés de pouvoir donner à leurs supérieurs et au public une explication, même bancale, qu’ils n’ont pas voulu trop regarder dans les détails. Mais, quand même, le dispositif par lequel Wargrave est censé se tuer.... pas crédible pour un sou. Sans compter que, comme ils l’ont tous dit à propos d’Anthony Marston, le juge n’était pas du genre à se suicider. Ils n’ont même pas fait authentifier l’écriture. Celle de Wargrave était plutôt facile à imiter, mais quand même, je ne suis pas une faussaire professionnelle... Un expert aurait tout de suite vu l’arnaque. Il faut croire qu’ils ne voulaient pas avoir à reprendre l’enquête.
Les choses devaient être plus simples... Le climat anglais en a décidé autrement. Je n’ai vraiment pas eu de chance sur ce coup-là, les orages de cette violence sont rares en été. Il a fallu beaucoup, beaucoup improviser. Contrairement à ce vieux renard de Wargrave, je n’éprouve pas un plaisir particulier à tuer, et mon but n’était pas de provoquer une telle hécatombe. Il n’y en avait qu’un, un seul, que je voulais voir mourir. Les autres, c’était pour brouiller les pistes. La majorité devait pouvoir retraverser sans encombre, à la nage ou en bateau. Mort ou vivant, Wargrave serait resté un coupable idéal ; il n’aurait de toute façon rien pu faire pour prouver son innocence. Mais il y a eu la tempête. Le vrai meurtrier, dans cette histoire, c’est cette satanée tempête. Je ne voulais la mort que d’un seul.
J’ai été privée de père depuis mon adolescence à cause du faux témoignage de cette ordure ; j’ai donc eu tout le temps de mûrir mon plan, en attendant des circonstances favorables. J’ai eu tout le temps de trouver des assassins impunis, et de construire ma liste autour du nom de celui dont je voulais la mort, en graissant la patte à plusieurs détectives véreux dans son genre. Nom facile à retrouver : c’est le seul, sur l’enregistrement du gramophone, à ne pas être à la bonne place dans l’ordre alphabétique. Là aussi, la police aurait pu se demander pourquoi. Personne n’y a pensé.
A force de frayer avec les malfrats, l’assassin de mon père ne s’était pas fait que des alliés. Un des membres du gang, en particulier, Peter B. (son nom importe peu), était très proche de mon père et ne lui a jamais pardonné d’avoir envoyé son ami à la mort. Il a continué à veiller sur ma mère et sur moi, et nous a toujours juré que, dès que le meurtrier ne serait plus protégé en haut lieu, il paierait pour son crime. Quinze ans après, le Parrain a passé l’arme à gauche, et c’est Peter qui a pris la tête du gang. Je suis retournée le voir, et je lui ai parlé de mon plan. Il faut croire que lui aussi avait une imagination romanesque, car il a renoncé, pour moi, à la méthode un peu frustre et expéditive par laquelle ils ont l’habitude de se débarrasser des fâcheux : douze balles dans la peau au détour d’une ruelle sombre.
Ne jouissant pas de l’impunité d’un membre actif de la mafia, je préférais, pour ma part, noyer le poisson, et qu’ils ne puissent pas remonter jusqu’à moi. Je me suis toujours dit qu’il n’y avait rien de mieux qu’une bonne histoire de serial killer monomaniaque pour détourner les policiers d’une simple vengeance personnelle sur fond de règlement de comptes crapuleux, et j’ai commencé à échafauder le scénario que tout le monde connaît. Ayant souffert d’aussi près des dysfonctionnements de la Justice des hommes, l’idée de punir tous ceux que la loi ne pouvait condamner me séduisait. Pour ses « affaires », et sous son pseudonyme habituel, Peter venait de faire acheter par son avocat véreux, Morris, une île isolée. L’île du nègre. Il me proposa de l’utiliser. La comptine ornait déjà les murs des chambres de la maison ; je me suis donc efforcée d’y faire correspondre les morts. Toujours mon goût du romanesque.
Ce n’est pas la première énigme où le coupable le plus évident est très vite écarté. Que le majordome ait fait le coup, c’est, comme le disait Van Dyne à la 11e de ses règles du roman policier, une solution bien trop facile pour qu’on la retienne. Alors, a fortiori, la femme du majordome... Les invités de ma petite sauterie meurtrière mettraient un point d’honneur à trouver une solution beaucoup plus ingénieuse. Et, comme je le pensais, ils m’ont tous d’emblée prise pour une petite chose apeurée, insignifiante et sans cervelle, incapable de concevoir un tel plan. Dommage pour eux. La vérité est toujours plus simple et moins brillante que dans les romans.
Quant à la manière de simuler ma mort, c’est la littérature qui me l’a soufflée : Je prendrai la même drogue que Juliette, à la fin de la tragédie de Shakespeare. Atropa Belladona. Tout le monde me penserait morte. Comment en douter, puisque tout le monde, y compris un médecin, m’aurait découverte, au petit matin, glacée et le cœur arrêté ? Au final, après m’être renseignée, mon choix s’est porté sur la tetrodoxine, extraite du fugu, le poisson japonais – plus précise et moins risquée si on la dose bien, mais avec les mêmes effets.
Il n’a pas été très difficile de convaincre les Rogers de collaborer : Nous avions de quoi les faire chanter, nous leur offrions une somme rondelette en dédommagement ; et, de toute façon, les propositions faites par le gang sont de celles qu’on ne refuse pas. Je me ferais passer pour sa femme – dont, par chance, le physique était assez proche du mien[1]. Elle resterait cachée par nos soins, à proximité de l’île, pendant tout le temps de l’opération. Rogers ne se doutait évidemment pas qu’il ne quitterait pas l’île vivant, et que les hommes de main de Peter, sur l’autre rive, s’occuperaient de sa femme pendant ce temps-là.
À mon réveil, après mon coma artificiel provoqué par la tetrodoxine, j’ai eu toute liberté pour agir – et je retournais jouer la morte, sous mon drap, dès que l’envie prenait aux autres de fouiller la maison. Il n’y avait aucune raison qu’ils vérifient de près si vraiment les cadavres ne respiraient plus – et ils m’ont facilité les choses en couchant mon bien-aimé mari auprès de moi, dans la chambre, après son malencontreux « accident » de hache. Délicate attention, qui a évité aux survivants de se demander pourquoi mon corps était le seul à ne pas dégager une odeur de mort.
Blore devait mourir en quatrième position. La piqûre d’abeille. Mais Emily Brent m’a vue en train de me faufiler dehors. Elle était en train de devenir folle, je crois qu’elle m’a prise pour Beatrice Taylor ; mais je ne pouvais pas risquer qu’elle en parle aux autres. Du coup, je n’étais pas préparée pour les morts suivantes, qui n’auraient pas dû avoir lieu. Wargrave, comme je l’explique dans sa fausse confession, a eu la mauvaise idée de simuler sa mort avec la complicité d’Armstrong, pour amener le meurtrier à se dévoiler. Il a donc fallu se débarrasser de lui, il devenait impossible de le surveiller. Armstrong a tellement paniqué lorsqu’il a découvert que Wargrave était vraiment mort qu’il a tenté de fuir à la nage, malgré la houle. Évidemment, il s’est noyé, l’imbécile. Morte de peur également, persuadée qu’elle tenait le meurtrier, Vera a tué Lombard alors que je parvenais enfin à écrabouiller le crâne de Blore. Quant à Vera, je ne pensais pas qu’elle se tuerait vraiment. La corde dans sa chambre était une pure mise en scène, pour confirmer le scénario du tueur-justicier en série. Mais il faut croire qu’elle ressentait plus de culpabilité qu’elle en avait l’air. Tant pis pour elle. Laisser un enfant se noyer, c’est monstrueux. Quand même, quel gâchis.
Narracott avait ordre de rappliquer avec les secours, et le corps de la vraie Mrs Rogers dissimulé dans son bateau[2], dès qu’un SOS proviendrait de l’île. Comme prévu, ils m’ont ramenée avec les autres, bien sagement étendue sous mon drap, et prenant garde de ne pas respirer trop fort. Je me suis glissée dans la cabine pendant qu’ils étaient occupés à débarquer les premiers brancards, et que Narracott et son frère mettaient le cadavre de Mrs Rogers à ma place, sous le drap. Elle a été identifiée par la police, comme tous les autres morts, lors de l’enquête, et personne ne s’est douté de rien.
Je vais lester la bouteille dans laquelle je mettrai cette lettre avec un poids. La bouteille remontera à la surface si jamais le nœud se détend – vraisemblablement bien après que j’aurai moi-même quitté ce monde. Je ne regrette rien. L’assassin de mon père a payé pour ses crimes. Et j’ai débarrassé ce monde, au passage, de plusieurs autres salauds dans son genre.
EMMA JANE LANDOR, 81 ans.
Pour citer cet article :
Caroline Julliot, "Epilogue N°2 : encore une bouteille à la mer...", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire des Dix Petits nègres ", N°001, Décembre 2019. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/theywerenone/solution-caroline-julliot.html. Consulté le 22 mars 2020.
Notes :
[1] Je tiens de ma mère, décrite par Agatha Christie comme a thin slip of a woman with a worried face p. 173. C'est dans cette page que l'auteur révèle aux lecteurs attentifs mon existence.
[2] p. 22 Narracott précise que son bateau à moteur peut contenir au moins quinze personnes. Il y a donc la place pour y cacher un corps, sous un tas de couvertures par exemple.
14 commentaires
Commentaire de Heml’os posté le 11 octobre 2023 à 11:40
“Comment, à Scotland Yard, ont-il pu gober cette histoire, et ne pas avoir fait davantage de recherches sur l’entourage du patron du chalutier qui a, si opportunément, retrouvé cette fameuse bouteille ?” Et moi je me demande surtout pourquoi avec un plan aussi bien filé Emma Landor prendrait le risque avec une lettre aussi nulle de ruiner tous ses efforts pour brouiller les pistes... Trop intelligente. Elle aurait inventé une meilleure histoire que celle de ce juge vengeur au suicide improbable. “(...)pas crédible pour un sou.” ; si elle-même sait que cette histoire est totalement invraisemblable pourquoi ne pas avoir travaillé à un meilleur scénario pour faire le travail bien jusqu’au bout?
Commentaire de Caroline Julliot posté le 11 octobre 2023 à 11:47
Cher(e) enquêteur(trice),
Vous soulevez sans conteste un point intéressant. Je passe sur le fait que vous jugiez la fausse lettre du juge "nulle" - Que nous en ayons dévoilé les nombreuses failles à Intercripol n'empêche pas qu'elle ait paru totalement satisfaisante à l'écrasante majorité des lecteurs, depuis plus de 80 ans, et à Agatha Christie elle-même. Des goûts et des couleurs, même en matière d'élégance dans la solution, il est difficile de discuter. Restons-en donc aux arguments de pure logique.
Miss Landor, son ultime confession le dit, a dû beaucoup improviser à cause de la tempête. Qu'elle ait lancé cette fausse piste un peu à la va-vite, sans avoir le temps de peaufiner un scénario parfait, ne me semble pas incompatible avec l'intelligence que vous lui prêtez. Elle avait vraisemblablement en tête, dès le début, de faire porter les soupçons sur Wargrave, même s'il n'y avait eu que les trois morts prévues ; elle a juste essayé de recomposer l'ensemble en intégrant les événements qu'on connaît, et qui lui ont largement échappé.
Il s'agissait juste d'un écran de fumée, qui n'avait pas besoin d'emporter totalement l'adhésion des policiers - simplement de proposer une narration suffisamment séduisante pour les empêcher d'en concevoir une autre, plus proche de la vérité. Elle n'y peut rien si tout le monde y a cru. Quant aux risques pris dans l'affaire, ils sont relativement calculés : même si Scotland Yard avait pensé à établir un lien entre elle et le patron du chalutier, cela ne prouvait pas grand-chose, étant donné qu'elle n'était pas censée être sur l'île et que le cadavre de la vraie Mrs Rogers avait été retrouvé.
N'oublions pas, de plus, que notre meurtrière, titillée par l'inénarrable "démon de la perversité" (qui veut qu'un génie du crime ne puisse résister à se faire reconnaître pour ce qu'il est, un artiste), écrit sa "vraie" confession dans sa vieillesse - et que le jugement sans appel dénigrant sa propre solution ("pas crédible pour un sou") a pu très bien émerger petit à petit, avec le recul, dans son esprit. Certainement qu'à l'époque, encore jeune, où elle l'a rédigée, elle la trouvait suffisamment convaincante pour détourner les soupçons de la police.
L'honnêteté m'oblige à vous dire qu'il y a des objections bien plus percutantes contre la solution proposée dans cette lettre - ma générosité n'ira pas jusqu'à les révéler. Je l'ai effectivement trouvée dans une bouteille au large de l'île du nègre, mais rien ne dit qu'il ne s'agit pas d'un nouvel apocryphe rédigé par le véritable assassin, pour, encore plus, brouiller les pistes...
Cordialement, votre grande enquêtrice.
Commentaire de Heml’os posté le 11 octobre 2023 à 11:57
Blessé dans mon estime je tiens à vous notifier, Grande Inspectrice, que ce n’est pas la seule invraisemblance que j’ai relevée dans votre théorie.
Pour commencer : l’étrangeté de l’usage de la tetrodoxine. Cette méthode est peu vraisemblable... Ce poison pour qu’il ne soit pas mortel doit être dosé par des mains expertes, et mélangé à du datura (comment votre Emma s’est procurée de tels produits??). C’est un risque énorme qu’elle aurait pris là; quelques milligrammes en trop et c’est la mort. Pourtant Emma ne semble pas plus suicidaire que Marston, alors pourquoi un si grand risque quand elle touche au but de tout une existence? Vous vous dites sans doute que mes arguments sont encore un peu simplets je suppose? Patience, j’en arrive au meilleur : la tetrodoxine une fois ingérée, et si l’on suppose qu’elle a minutieusement été dosée avec exactitude, plonge la personne dans un état de mort clinique pour une durée variant entre deux et quatre jours : or votre Emma se réveille comme une fleur dès le lendemain de la prise du mortel breuvage pour aller butter MacArthur. Impossible. De plus, il n’est pas logique qu’elle laisse Armstrong lui administrer la veille du trional comme sédatif en plus du poison qu’elle s’apprète à prendre ou qu’elle a déjà pris (les effets de la tetrodoxine n’apparaissant que quelques heures après sa prise et non immédiatement). Si une personne ingérait ces deux éléments chimiques ensembles c’est la mort assurée. Je le répète : impossible.
Ah, et aussi; pourquoi tuer Morris? Un type qui a toujours bien bossé, même s’il est véreux, la mafia en général c’est véreux donc bon, il est juste dans son élément... Peter décide soudain de tuer son avocat sous prétexte qu’il faille dix nègres à sa protégée? Peu vraisemblable encore.
Les empreintes également : le personnage de Mrs Rogers ne porte pas de gants du temps de son vivant. Emma a forcément laissé des empreintes dans la maison, ou ne serait-ce que quelques cheveux dans son “lit de mort”: la police serait incompétente au point de passer à côté de tels détails? Vous n’allez pas nous faire croire qu’Emma, tuant pour la première fois, est déjà un parfait Dexter féminin...
Parlons maintenant des qualités d’actrice de votre meurtrière présumée. C’est admirable! Elle joue la terreur avec brio ! Fascinant. Mais... à moins d’être magicienne, ou d’avoir déjà inventé le blush à couleur évolutive, je ne comprends pas bien comment une actrice, aussi douée soit-elle, arrive à blêmir et verdir sur demande... Il faut qu’elle me donne le numéro de son professeur de théâtre.
Enfin, une figurine disparaît après la mort de Marston alors qu’Emma est dans sa chambre. C’est Rogers qui constate cette disparition, seul et à haute voix, quand tous les autres invités dorment à l’étage. Emma n’a pas pu toucher la figurine. Puis aussi ; pourquoi seul, sans personne pour tenir compte de ses paroles, Rogers constaterait quelque chose dont il serait complice??
Bref. Votre théorie est admirable en bien des points, je dois le reconnaître, mais elle est aussi discutable sur certains autres. Je ne prétends pas avoir relevé toutes les failles de celle-ci, je vous présente juste celles que j’ai pu remarquer de mon humble œil d’inspecteur amateur...
Bien cordialement, Heml’os.
Commentaire de Caroline Julliot posté le 11 octobre 2023 à 11:57
Cher inspecteur(trice) de toute évidence pas si amateur(trice) que ça,
Quelques réponses possibles à cette avalanche on ne peut plus pertinente d'objections.
1/ La tétrodoxine : Nous n'avons aucun élément sur la profession d'Emma ; rien n'empêche de lui attribuer une formation poussée en toxicologie. Précepte N°1 de la critique policière : tout est possible dans les blancs du texte, pourvu qu'on n'entre pas en contradiction avec sa lettre. Si Emma n'a aucune compétence en matière de poison, la mafia, qui fait son beurre de trafics de drogues synthétiques diverses, ne manque pas de chimistes compétents et zélés à même de doser d'avance, au microgramme près, le poison. Bien sûr, c'est un pari risqué, mais se retrouver sur une île coupée du monde, avec des types aussi dangereux que Blore et Lombard, l'est de toute façon. Cette Emma, de toute évidence, n'a pas froid aux yeux et est prête à tout pour se venger.
Quant au sédatif donné par Armstrong, si j'ai bonne mémoire il n'a pas été injecté mais bu. Je n'irai pas jusqu'à reprendre l'idée séduisante de notre secrétaire perpétuel Maxime Decout, qu'il y a complicité voire romance entre ces deux personnages, car notre président d'honneur bien-aimé a déjà opposé à mon document authentique de première main moultes remarques goguenardes sur le fait que cette version fasse intervenir un peu trop de complices - et que cela nuisait grandement à son élégance (à laquelle en homme de goût et gentleman, il tient particulièrement). Rien n'indique, en revanche, que la prétendue Mrs Rogers n'a pas fait semblant de boire le somnifère - le recrachant dès que le bon docteur a eu le dos tourné. A ce stade, celui-ci n'avait aucune raison de se méfier et de vérifier scrupuleusement qu'elle l'a effectivement bu. Et persuader son faux mari qu'elle dort à poings fermés ne me semble pas relever d'un art de la simulation particulièrement ardu. Il suffit de ronfler ostensiblement.
La question de la durée de l'effet de la tetrodoxine, en revanche, comme dirait Boris Vian, n'est pas "de celles qu'on écarte". J'avoue n'avoir trouvé aucun élément probant sur la question, sinon que la durée des effets du poison était variable selon les individus et la précision du dosage. Il se trouve même des cas de mort clinique où les sujets restent conscients du début à la fin (Cf les zombies haïtiens). Il n'est pas exclu qu'Emma ait fait quelques tests en amont pour s'assurer que le poison n'agisse que le temps d'une nuit. Cette femme était prête à tout, je vous dis.
2/ Les qualités de comédienne : Emma n'a eu qu'à simuler son évanouissement lors de l'épisode du phonographe - ce qui est à la portée de la première venue. Qu'elle reprenne des couleurs au moment où elle boit du whisky est un effet physiologique inévitable, qui ne suppose aucune feintise (pensez à moi la prochaine fois que vous serez rougeaud(e) malgré vous, après un verre ou deux en bonne compagnie). Pour le reste, malgré sa détermination et son courage, elle est vraiment terrorisée. Terrorisée de se retrouver face à des criminels, terrorisée d'affronter l'assassin de son père, terrorisée d'être démasquée et tuée. Elle n'en est que plus romanesque. Le courage n'est pas l'absence de peur, mais la capacité de le vaincre, disait Nelson Mandela, cité en premier par le Dieu Google quand j'ai cherché une citation d'autorité pour appuyer mon hypothèse.
3/ La figurine : Elle l'a enlevé de la table plus tôt dans la soirée, pendant qu'elle débarrassait la table avec Mr Rogers et que tout le monde se trouvait au salon. Elle s'est tout simplement arrangée, dans les allers et venues des deux domestiques, pour être la dernière dans la salle à manger. Encore une fois, ce n'est pas trop compliqué, son mari a dû s'affairer pour préparer les digestifs et tisanes au salon pour les invités.
4/ Les empreintes : rien n'indique que les policiers soient allés jusque là dans leurs recherches, puisqu'il ne pouvait y avoir personne d'autre sur l'île. De plus, identifier Emma supposerait qu'elle soit déjà fichée par les services de Scotland Yard comme criminelle - rien n'est moins sûr. Quant aux cheveux compromettants... Nous sommes en 1939, et les analyses adn ne sont pas encore apparues. J'ai beaucoup de respect pour nos honorables confrères de Scotland Yard, mais de là à leur prêter des méthodes d'investigation de police scientifique par anticipation... Soyons sérieux, comme dit notre président.
5/ Morris : Emma n'avait pas envie d'entrer dans les détails, mais il semble évident que Morris avait mécontenté d'une autre façon le Parrain, Peter B, qui a profité de cette affaire pour se débarrasser de lui. Et notre président d'honneur, pardon, le chef de la mafia non identifié de cette fiction, n'aime pas beaucoup qu'on essaie de l'arnaquer.
Quoi qu'il en soit, cher(e) inspecteur(trice), vos objections me confirment dans l'idée que la critique est aisée, mais l'art est difficile. Nous attendons donc de pied ferme votre propre rapport sur cette affaire. Et je vous encourage à critiquer de façon aussi énergique les propositions de nos autres agents.
Cordialement, votre grande enquêtrice.
Commentaire de Heml’os posté le 11 octobre 2023 à 11:58
Chère Grande Enquêtrice,
Je vois bien que vous tâchez de défendre votre précieuse théorie tant bien que mal, et c’est tout à votre honneur ! Mais, fidèle à vous même, vous n’avez résisté à l’envie d’y fondre quelque fantaisie... Le souci, Madame la Grande Enquêtrice, est que cette part de vous dans votre théorie la rend tout simplement impossible. Votre poison directement importé d’Asie, cela ne tient pas debout. Je vais vous exposer les trois raisons à cela. Maudissez-moi si vous le désirez par la suite mais, et vous serez bien d’accord avec moi, la vérité avant tout.
Tout d’abord, pourquoi si Emma emporte avec elle sur l’Ile du Nègre de la tétrodoxine s’encombre-t-elle d’autres poisons? Apprenez que la tétrodoxine est cent fois plus toxique que le cyanure de potassium, qui sert pourtant bien de poison pour Marston et Brent. Ce n’est pas logique. Bien-sûr vous pourriez me rétorquer que peu hydrosoluble, la tétrodoxine n’aurait pu être aisément mélangée sans être détectée au whisky de Marston. Je vous répondrais qu’anhydre cette molécule possède le goût du sucre de canne et l’apparence du sucre blanc. Elle aurait donc pu aisément couronner un dessert, être légèrement parsemée sur du pain, et quand bien même elle n’aurait pu tout à fait former une solution homogène avec le whisky, la si faible quantité de cette molécule nécessaire pour tuer aurait très bien pu passer inaperçue dans le fond d’un verre...
Mais ce n’est pas tout. Vous me disiez n’avoir rien trouvé au sujet du temps qu’il fallait pour un sujet ayant ingéré de la TTX pour sortir de sa mort clinique. Si le sujet attend de se réveiller de lui même, c’est bien plusieurs jours qui seront nécessaires pour se “réveiller”. Je vous laisserai mes source à la fin de mon commentaire pour que vous puissiez ressortir quelques connaissances bien intéressantes de ma critique, et ne pas seulement vous borner à dire que je ne suis qu’un jean-foutre (pardonnez moi le vocabulaire), mais je vous fais confiance, les connaissances en toxicologie sont choses très utiles dans notre profession et je vous pense assez intelligente pour avoir la bonne idée de suivre mes conseils.
Enfin pour terminer d’avec ce poison fascinant, son ingestion par un sujet X provoque des réactions physiques, des symptômes plus qu’alarmants. Flux salivaire accru, vomissements, diarrhée, puissants maux de tête... Même si votre Emma semble quelque peu s’étourdir lors de son ultime soirée en compagnie de nos invités, de tels symptômes ne se font pas observer. Nous n’avons, si l’on en croit Armstrong, pas non plus affaire à un cadavre baveux. Pas de soucis d’odeur dans la chambre non plus...
Enfin, je crois bien là avoir porté un coup fatal votre théorie, vous m’en voyez sincèrement désolé. Vous pourrez toujours rejeter mes sources, dire furieusement que “C’est de la poudre au yeux !” mais il me semble que la seule poudre qui aura plongé nos éventuels lecteurs dans un brouillard opaque, c’est votre tétrodoxine.
Ne vous en faites pas, Heml’os ira chercher la petite bête aux autres théories dès qu’il trouvera le temps de les creuser ... pour y déterrer un os qui sait?
Salutations sincères,
Votre dévoué Heml’os.
https://www.aquaportail.com/definition-2931-tetrodotoxine.html
Commentaire de Caroline Julliot posté le 11 octobre 2023 à 11:58
Cher(e) Heml'os,
Notre petit échange et votre acharnement à démonter ce précieux témoignage - quelle théorie ? je n'y peux rien si je ne peux pas me promener sur un rivage sans tomber sur une confession d'assassin machiavélique dans une bouteille, sachez que moi aussi j'aimerais parfois passer des vacances tranquille sans être en permanence sollicitée par des tueurs en série - vous aura au moins rendu(e) aussi spécialiste en toxicologie qu'Emma. Je vous en félicite.
Si vous préférez l'atropa belladonna, qui paraît-il a aussi un goût délicieux, j'abandonne volontiers le fugu. Je suis plutôt arrangeante.
Une dernière chose, néanmoins. Admettez, cher(e) confrère(sœur), qu'il serait vraiment idiot de n'emporter que de la tetrodoxine, avec tout ce qu'on a dit de la nécessité de le doser au microgramme près. Il est bien plus raisonnable et bien moins risqué de prévoir une dose unique pour simuler la mort, et pour le reste un délicat poison au goût d'amande amère qui a fait ses preuves et qui est moins difficile 1/ à trouver 2/ à manier. Je trouve que ça se tient, mais je comprendrais que vous ne soyez toujours pas convaincu(e).
En tout cas toutes ces histoires de toxines sucrées et délicieuses m'ont donné faim. Donc si vous permettez je vais vous laisser pour ce soir, et aller me préparer un petit sushi paralysant.
Commentaire de Hirtz Mathieu posté le 11 octobre 2023 à 11:59
Je ne peux m'empêcher de saisir le 1er paragraphe de Caroline Julliot pour exposer une de mes théories : une enquête bâclée, et une confession qui, malgré son invraisemblance, est priée d'être acceptée comme telle, et de ne donner lieu à aucune nouvelle enquête.
Si l'on replace la chronologie de "Dix Petits Nègres" dans la chronologie réelle, il devient normal que la police britannique n'ait pas pu mieux enquêter après la découverte de l'hécatombe sur l'île du Nègre, et tout à fait compréhensible que l'invraisemblance de la confession du juge n'ait pas donné lieu à une nouvelle enquête pour en vérifier la véracité.
Pour rappel, l'ensemble des meurtres ont été commis entre le 8 et le 11 Août 1939, les premiers secours sont arrivés les 12 Août et ont pu constater l'hécatombe et l'ont logiquement immédiatement signalée. La police a donc dû être dépêchée sur l'île dans la foulée, et on peut supposer que l'enquête a commencé le 13 Août au plus tard.
Seulement, nous sommes en Août 1939, la menace d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne se précise. Après avoir réarmé le Reich, remilitarisé la Rhénanie, annexé l'Autriche, puis démantelé et conquis la Tchécoslovaquie, Hitler se montre désormais menaçant envers la Pologne, vis à vis de laquelle il commence à exprimer des revendications territoriales.
La France et la Grande-Bretagne, après s'être laissé duper à Munich, sont désormais déterminées à entrer en guerre contre l'Allemagne si celle-ci venait à agresser la Pologne.
La menace de guerre se fera d'ailleurs de plus en plus forte au cours de l'enquête, avec en point d'orgue la nouvelle de la signature du Pacte germano-soviétique le 23 Août, soit une dizaine de jours après le début de l'enquête.
Dans ce contexte, Scotland Yard n'a pu mener l'enquête qu'avec des effectifs et des moyens limitées. En effet, la police britannique est déjà fort occupée par ailleurs à commencer à mettre en place des mesures en prévision d'une guerre de plus en plus probable.
Les inspecteurs Maine et Leege ont sans doute dû recevoir par ailleurs la consigne de mener cette enquête et de la clore le plus discrètement et le plus rapidement.
En effet, même si l'ampleur du massacre ne peut être cachée aux habitants à proximité immédiate de l'île, tout doit être fait pour qu'une sordide affaire de meurtres en série ne viennent ajouter de l'inquiétude ou du trouble (de quelque nature que ce soit) à une situation déjà bien tendue.
Ajouté à cela que sont impliqués dans la série de meurtre un général, un ex-inspecteur de police, un médecin ayant pignon sur rue sur Harley Street, et l'un des magistrats le plus réputé de Grande-Bretagne, on ne comprend que mieux que les autorités britanniques veillent à ce qu'aucune publicité ne soit fait autour du massacre de l'île du Nègre.
Quant à la confession, à en croire le texte, elle est fortuitement retrouvée et remise à la police environ un mois après les meurtres.
Nous sommes alors aux alentours du 15 Septembre 1939.
La guerre a bel et bien éclaté : le 1er Septembre, Hitler a attaqué la Pologne, et en réaction,le 3 Septembre, après un ultimatum, la France et la Grande-Bretagne ont déclaré la guerre à la l'Allemagne. Pour l'heure, le Reich n'a pas lancé d'attaque à l'ouest, mais les troupes allemandes déferlent sur la Pologne et y remportent victoire sur victoire.
De plus, le 17 septembre, l'URSS envahit à son tour la partie orientale de la Pologne. Tout le monde comprend alors que le Pacte germano-soviétique engage davantage l'URSS aux côtés du Troisième Reich qu'on ne pouvait le croire. C'est évidemment une très mauvaise nouvelle pour les franco-britanniques qui comprennent que la guerre contre l'Allemagne sera encore plus dure que prévue.
L'Angleterre étant alors en guerre, la presse est soumise à la censure.
Compte-tenu du contexte militaire et géopolitique, la censure ne laissera sûrement pas publier une telle confession : ça ne ferait que déterrer une affaire qu'on avait déjà voulu rendre la plus discrète possible avant que la guerre n'éclate (et rappelons que des personnalités relativement importantes comptes parmi les victimes).
De la même façon, même si les inspecteurs de Scotland Yard se montrent très dubitatifs quant à l’authenticité et la véracité de cette confession, ils n'auront pas la permission de rouvrir l'enquête, encore moins de retourner su l'île, car ça ne pourrait qu'attirer l'attention sur cette affaire.
Ainsi, que Scotland Yard accepte cette confession comme l'explication de la série de meurtres (et donc à rendre le juge coupable de meurtres qu'il n'a pas commis) pourrait tout simplement se résumer à "mieux vaut une injustice qu'un désordre"... surtout en temps de guerre !
Commentaire de Caroline Julliot posté le 11 octobre 2023 à 12:00
Cher Matthieu,
Merci de faire entrer dans nos débats un point (Godwin) fort intéressant. En effet, si les événements fictifs qui ont eu lieu sur une île fictive au large des côtes anglaises se sont bien passés l'année de la date de parution, 1939 (ce que la rigueur intellectuelle nous oblige à considérer comme une hypothèse non assumée à l'intérieur de la diégèse), la menace nazie justifie qu'on étouffe l'affaire. Ce qui, vous l'admettrez, n'est certainement pas une raison pour nous contenter de cette pseudo-solution et ne pas chercher, aujourd'hui qu'Hitler est mort depuis bien longtemps (quoique... le nombre effarant de fictions qui prétendent le contraire pourrait également instiller le doute sur cette question, mais c'est une autre histoire. Je vous renvoie par exemple à "La Mort d'A.H.", de George Steiner, pour une investigation plus fouillée), la vérité. Intercripol est un organisme indépendant qui place au-dessus de tout le triomphe de la justice, et ne saurait céder aux mêmes pressions diplomatiques que la police en tant de guerre. Nous attendons donc votre rapport avec la plus grande impatience.
Je tiens néanmoins à réitérer que je ne suis personnellement pas responsable des allégations présentes dans cette lettre, que j'ai retrouvée par hasard en me promenant sur une plage du Devon.
Commentaire de Mathieu Hirtz posté le 11 octobre 2023 à 12:01
Chère Caroline (si vous me permettez de vous appeler ainsi),
Tout d’abord, je vous remercie d’avoir pris le temps de lire mon commentaire, et de l’avoir trouvé pertinent.
Je suis heureux aussi de votre encouragement à livrer mon propre rapport, ce que je ferai dès que j’aurai eu le temps de le rédiger et de le finaliser entièrement.
Je dois vous avouer que ce n’est qu’après avoir lu votre réponse que je me rends compte que mon hypothèse ne tient que si l’on prend pour acté que l’action se déroule pendant l’été 1939, année de parution du roman (et que j’ai fait un amalgame sans doute un peu trop hâtif).
Si toutefois vous acceptez ce postulat, et que vous êtes d’accord sur le fait que la guerre puisse justifier que les autorités britanniques étouffent cette affaire, je suis bien entendu tout aussi d’accord avec vous que cela n’empêche en rien la recherche de la vérité. D’ailleurs, une fois la guerre terminée, les inspecteurs de Scotland Yard, frustrés de ne pas avoir pu enquêter sur une affaire aussi insolite et mystérieuse (mystère épaissi par la confession des plus douteuses du juge), auront tout loisir de ré-ouvrir le dossier et de mener une seconde enquête.
Cependant, il est bien évident que cette seconde enquête ne pourra être menée aussi efficacement en 1945 que si elle l’avait été en 1939.
Compte-tenu de sa situation (proche du rivage, donc facile à ravitailler, …sauf en cas de tempête…) et de son orientation (tournée vers le sud, autrement dit, vers la Manche dont les Allemands tiennent l’autre rive depuis Juin 1940), l’île du Nègre constitue un excellent poste de défense avancé pour prévenir une éventuelle tentative de débarquement allemand, dans la foulée de la défaite de la France. Il est donc fort probable que l’île et la maison aient été réquisitionnées par l’armée britannique et que celle-ci rendra le théâtre du crime méconnaissable : après tout, avec une menace d’invasion allemande, la défense de la patrie importe autrement plus que la préservation d’une scène de crime en vue d’une hypothétique future enquête… Quitte à extrapoler, je m’aventurerais même à formuler l’hypothèse que, le plan d’invasion allemand (Opération Seelöwe) impliquant la destruction préalable par la Luftwaffe des défenses côtières du sud de l’Angleterre, l’île du Nègre a très bien pu être bombardée, transformant la maison en une ruine encore plus méconnaissable.
Mais même en supposant que l’île du Nègre ait par miracle été épargnée par la guerre, cela signifie que pendant près de six ans, l’île et la maison auront été à l’abandon, et que le froid, le vent et l’humidité auront rendu illisibles les traces des meurtres.
Quant aux cadavres, rien ne dit ce qu’ils sont devenus, mais je doute qu’avec les moyens médico-légaux de l’époque, une quelconque autopsie, susceptible d’apporter des vérifications ou des indices supplémentaires, soit réaliste six ans après les meurtres.
Tout ça pour dire que Scotland Yard pourra certes ré-ouvrir l’enquête, mais que pour découvrir la vérité, les enquêteurs ne pourront confronter la lettre du juge qu’avec les éléments qu’ils avaient rassemblés lors de la première enquête, et devront faire preuve d’une puissance intellectuelle comparable à celle d’Hercule Poirot.
Le détective belge a certes relevé le défi de découvrir le véritable meurtrier (meurtrière en l’occurrence) 16 ans après le crime dans « Cinq petits cochons », mais il disposait encore de témoins oculaires capables de se remémorer les faits, et c’est en confrontant leurs différentes versions qu’il a pu confondre la meurtrière.
Ici, la tâche s’annonce encore plus ardue, car tous les témoins de ce qui s’est passé sur l’île du Nègre entre le soir 8 Août (dernière venue de Narracott) et l’après-midi du 12 Août (retour de Narracott) sont morts ou supposés l’être. Ils ne pourront donc faire plus qu’avec ce qu’ils avaient déjà récolté six ans auparavant, et les seuls témoignages dont ils disposent sont les notes qu’ont pris les protagonistes avant de mourir (ou de disparaitre dans une solution alternative). D’ailleurs, si l’on part du principe que la confession du juge est un faux, rien ne permet d’écarter l’hypothèse que certaines de ses notes sont aussi mensongères et destinées à tromper les enquêteurs, et de fait, on ne peut leur accorder qu’un crédit très limité.
Une autre piste de réflexion que je trouve intéressante porte sur les deux personnages auxquels le roman attache le plus d’importance : le juge Wargrave et Vera Claythorne.
Pour commencer, ils sont (si l’on s’en tient à la solution d’Agatha Christie) les deux derniers à mourir sur l’île, chacun par suicide.
Ce sont aussi ces deux personnages que l’auteur met le plus en lumière. C’est sur le juge que s’ouvre et se referme le roman, c’est lui qui semble prendre le mieux en main la situation jusqu’à sa mort simulée, et c’est lui enfin qui est présenté comme coupable.
Quant à Vera Claythorne, ce sont ses pensées qui sont les plus ouvertes au lecteur, et la façon dont elle se remémore le stratagème qu’elle avait usé pour éliminer Cyril Hamilton constitue presqu’une histoire parallèle à la série de meurtres commise dans le même temps. On sent dès le début de l’histoire que la culpabilité d’avoir tué un enfant en l’envoyant à une noyade certaine n’a cessé de la hanter depuis, même si, visiblement, elle n’éprouvait au fond d’elle-même que peu d’affection pour Cyril : « Horrible petit morveux, geignard et à qui on passait tous ses caprices ! ». Ce sentiment de culpabilité ne fait que croître tout au long du roman, et s’assortie d’un sentiment de terreur. Elle pique une véritable crise de panique lorsqu’elle sent l’algue la frôler, puis, après avoir causé une seconde mort en tuant Philip Lombard (cette fois-ci, elle se croyait en situation de légitime défense), il ne faut pas plus que de lui présenter le décors d’une potence pour qu’elle se passe elle-même la corde au cou, fasse basculer la chaise, et se suicide ainsi par pendaison. On peut d’ailleurs noter que la façon dont meure Vera Claythorne s’apparente parfaitement à la deuxième possibilité des meurtres en chambres closes décrite par John Dickson Carr dans « Trois cercueils se refermeront » : il s’agit d’un meurtre, mais la victime a été amené à se suicider (victime rendue folle, hypnotisée…). Dans le cas présent, Vera Claythorne aura bien été rendue folle par sa propre culpabilité, par l’algue, et par le fait d’avoir tué Philip Lombard, puis hypnotisée à la vue « d’une corde avec un nœud coulant tout prêt, et une chaise pour grimper dessus… une chaise qu’il suffirait ensuite de culbuter d’un coup de pied ».
Ce qui est alors intéressant de mettre en parallèle, c’est que ces deux personnages sont aussi les seuls à qui le meurtre n’aura à aucun moment tiré profit.
C’est une constante chez Agatha Christie : le crime ne profite jamais (si l’on excepte le cas particulier du « Crime de l’Orient Express »). Toutefois, dans « Dix petits nègres » (comme dans certains autres romans ou nouvelles de l’auteur), certains meurtriers ont pu parvenir à leur fin et à rester impunis pour une durée plus ou moins longue.
Il en va ainsi pour le général Macarthur qui s’est vengé de l’amant de sa femme en l’envoyant à une mort certaine sur le front, et des Rogers qui ont touché leur part d’héritage en faisant trainer la prise en charge de leur ancienne patronne.
William Blore n’avait pas d’intention criminelle à proprement parler, mais il a envoyé en prison un innocent qui n’y a pas survécu, en livrant un faux témoignage, qui lui a fait toucher l’argent de la corruption.
La situation de Philip Lombard est plus complexe, et je ne m’y attarderai pas ici.
Enfin, Antony Marston, le Docteur Armstrong et Emilie Brent n’ont tiré aucun bénéfice des morts qu’ils ont causées, mais il n’y avait pas d’intention criminelle.
Vera Claythorne et le juge Wargrave attendaient en revanche tout deux bien tirer profit de leur meurtre, mais sans y parvenir.
Vera Claythorne espérait qu’une fois Cyril mort, Hugo, l’oncle du petit garçon et second après lui dans la succession, toucherait enfin l’héritage qu’il aurait dû recevoir, et qu’ainsi, une fois riche, il serait libre de l’épouser. Il n’en a rien été puisque Hugo a démasqué le stratagème de Vera, et ne lui a jamais pardonné d’avoir tué son neveu qu’il aimait. Ainsi, Vera Claythorne aura tué Cyril pour rien, et même si elle sera reconnue non coupable, le souvenir de son acte criminel ne cessera de la hanter.
Le juge Wargrave quant à lui espérait tirer une gloire posthume de sa série de meurtres. Il commencerait par mettre la police en incapacité de trouver une solution plausible à ses meurtres, l’affaire ne manquerait pas d’être largement médiatisée, de susciter une intense curiosité dans toute l’Angleterre, de connaitre des rebondissements… Jusqu’au jour où la bouteille avec sa confession serait retrouvée, le faisant alors entrer dans l’Histoire comme l’impitoyable justicier qui aura réglé le compte de dix meurtriers jusque-là impunis, tout en commettant une série de crime impossible à résoudre. Or, si la menace, puis la survenue de la guerre justifie que les autorités britanniques étouffent l’affaire, il aura lui aussi raté son objectif. Même une ré-ouverture de l’enquête après la guerre n’aura que peu de chance de faire malgré tout parler de lui. Si, l’affaire a été étouffé en 1939, et qu’elle n’aura donc pas déclenché l’intérêt fébrile qu’espérait le juge, pourquoi sa révélation six ans plus tard déclencherait-elle des passions dans une Angleterre qui panse ses plaies au sortir de la guerre ? Bien sûr, il se peut que par la suite, cette affaire suscite un regain d’intérêt (la preuve est qu’elle fait encore couler beaucoup d’encre 80 ans après) et que le juge Wargrave finisse par se faire connaitre comme à la fois le meurtrier et le justicier de l’île du Nègre, mais pas avec la même rapidité, et la même effervescence que si sa série de meurtre avait été révélée d’emblée au public et avait bénéficié dès le début d’un fort impact médiatique.
Commentaire de Mathieu HIRTZ posté le 11 octobre 2023 à 12:02
Chère Caroline,
Je suis bien conscient, comme vous me l’avez rappelé, que vous n’êtes pas responsable des allégations dans la lettre que vous avez trouvée dans une bouteille ramassée au hasard d’une promenade sur une plage du Devon.
Le contenu de cette lettre permet tout de même de pointer un élément important que je voulais développer dans mes hypothèses, et qui selon moi, va dans le sens d’une culpabilité du juge Wargrave : la difficulté d’un(e) autre meurtrier(ère) à contrefaire de manière crédible son écriture.
De plus, pour rebondir sur un échange que vous avez eu avec autre contributeur, la confession du juge, qu’elle soit ou non authentique, est en effet loin d’être « nulle », puisque, comme vous le dites si bien, elle aura réussi à berner l’écrasante majorité des lecteurs d’un des romans policiers les plus vendus au monde, avant qu’Intercripol ne montre ses nombreuses failles, voire ses invraisemblances (même si, encore une fois, selon moi, elle ne peut pas pour autant être balayée d’un revers de main). Pour ma part, si je m’en tiens à la solution que vous proposez à travers la confession de la véritable meurtrière, je conçois tout à fait que, si son plan initial ne prévoyait pas de tuer tous les convives de l’île du Nègre, mais qu’elle en ait été contrainte parce que les évènements lui ont échappés, notamment à cause de la tempête prolongée, elle ait dû improviser. Pour justifier l’ampleur de l’hécatombe, sans que la police n’enquête de trop près, en lui livrant « sur un plateau » une explication plausible au premier abord, il est normal que compte-tenu du temps qui pressait, la meurtrière ait dû rédiger cette prétendue confession rapidement, sans pouvoir s’attarder à vérifier si elle serait crédible point par point. Et il est normal qu’elle y ait repensé par la suite, en se rendant compte peu à peu des nombreuses faiblesses. J’ajouterais cependant (sans m’y attarder ici, mais comme j’espère pouvoir le faire rapidement) que la meurtrière que vous nous livrez à travers sa propre confession, ou un(e) autre meurtrier(ère) d’une autre solution alternative, qui ne visait à éliminer qu’une victime particulière, les autres morts ne servant qu’à « noyer le poisson », à l’instar du scénario de « ABC contre Poirot », aurait pu faire beaucoup plus simple. En effet, une fois avec tous ces cadavres sous les bras, le (la) meurtrier(ère) avait deux bouc – émissaires tout désignés pour guider la police vers une solution acceptable, susceptible de clore rapidement l’enquête (surtout quand on voit à travers l’épilogue que les inspecteurs Maine et Legge tentent d’élucider la série de meurtres en cherchant à déterminer qui a pu être la dernière personne en vie sur l’île du Nègre).
Mais pour en revenir au début de la confession de la véritable meurtrière, il lui aurait été en effet très difficile de contrefaire l’écriture du juge. Le roman d’Agatha Christie se conclut sur la signature de la confession du juge, authentique ou non, et rien n’est dit de ce que Scotland Yard en fera par la suite. On peut donc supposer que le roman se termine en suspens (c’est aussi une théorie que j’espère avoir l’occasion de développer). Mais, imaginons que la police soumette, ce qui semble être le minimum, la lettre du juge à un expert en écriture, celui-ci aurait très vite découvert la supercherie, même à supposer que l’écriture du juge ne soit pas difficile à imiter.
On peut rappeler que dans « La mystérieuse affaire de Styles », Agatha Christie insiste sur le fait qu’Evelyn Howard a dû s’entraîner, en prenant son temps, à contrefaire de façon crédible l’écriture de John Cavendish pour imiter sa seule signature sur le registre des poisons de la pharmacie, et lui attribuer une courte lettre pour le faire passer pour coupable.
On mesure alors la quasi impossibilité pour la meurtrière (ou tout(e) autre coupable d’une solution alternative) de rédiger une confession de plusieurs pages en imitant du début à la fin l’écriture du juge de façon suffisamment satisfaisante, pour que même un expert n’y décèle à aucun moment une supercherie.
Si, comme vous le dites en réponse au commentaire d’un autre contributeur, la meurtrière avait dès le début l’idée de faire porter la culpabilité au juge, elle aurait dû prévoir cette difficulté, d’autant qu’il y avait préméditation de longue date, et donc possibilité d’examiner les différents problèmes susceptibles de se poser et de réfléchir à la meilleure manière de les résoudre. Ceci est d’ailleurs vrai pour toute autre solution alternative d’un(e) meurtrier (ère) réussissant à quitter l’île vivant(e) et ayant dans l’idée de livrer un(e) coupable à la police via une fausse confession. Car, dans une série de meurtre prémédité, l’assassin aurait aussi dû envisager l’hypothèse que la tournure des évènements aurait rendu impossible de faire porter la culpabilité à un(e) de ses victimes désigné(e) d’avance, et qu’il lui aurait fallu pointer un(e) autre coupable, dont il aurait aussi fallu imiter à la perfection l’écriture.
Il existait pourtant un moyen très simple de contourner cette difficulté : il suffisait à l’assassin de rédiger la prétendue confession au moyen d’une machine à écrire. De cette façon, il devenait impossible à la police d’en faire vérifier l’authenticité par un expert en écriture.
Si la série de meurtres était préméditée de longue date, et que le (la) meurtrier(ère) et a pu, comme le précise le roman, procéder à différents aménagements/installations sur l’île du Nègre en prévision des meurtres, il lui aurait été très facile d’y faire introduire une machine à écrire. Sa présence n’aurait rien eu de suspecte sur une île où les services d’une secrétaire sont supposés être requis.
L’assassin aurait alors très bien pu rédiger la prétendue confession, du juge ou d’un(e) autre petit nègre, sans s’embarrasser le moins du monde des problèmes d’imitation d’écriture. Il (elle) aurait juste dû penser à porter des gants pour ne pas laisser d’empreintes compromettantes sur les touches de la machine et sur les feuilles tapées.
Ainsi, si la confession a été rédigée de façon manuscrite par un(e) coupable autre que le juge Wargrave, la supercherie aurait forcément été découverte, et aurait donné lieu à une nouvelle enquête plus approfondie (j’écarte cette fois l’hypothèse d’une enquête contrariée par la survenue de la Seconde Guerre mondiale). Dans le cas contraire où le manuscrit aurait suffi à convaincre un expert en écriture de son authenticité, sans qu’il n’y voit à aucun moment des indices de supercherie, au point de ne pas juger nécessaire de pousser plus loin les investigations, et il est alors très difficile de concevoir que cette confession ait pu être rédigée par une autre personne que le juge lui-même.
Ce qui m’amène à considérer un tel élément comme à charge en faveur de la culpabilité du juge…
Un autre point qui attire mon attention, et qui, selon moi, contrarie très fortement la confession que vous avez retrouvée dans la bouteille échouée sur une plage du Devon, est que la meurtrière aurait bénéficié de la complicité de Fred Narracott.
Comme l’ont déjà souligné d’autres contributeurs d’Intercripol (ainsi que Pierre Bayard si je peux révéler cet élément sans spolier son travail), Agatha Christie livre au lecteur certaines pensées et réflexions interne des protagonistes. Si dans la littérature policière les personnages peuvent mentir, feindre, ou s’arranger par n’importe quel moyen pour fausser la réalité, il serait quand même surprenant (et même très insolite) qu’ils en viennent à falsifier leurs pensées ou à se mentir à eux-mêmes. Ce n’est toutefois pas impossible, et cela se produit d’ailleurs dans certains passages de « Dix petits nègres », mais uniquement dans le cas où le personnage est en proie à la folie et devient victime d’hallucinations.
Maxime Decout a ainsi fait des passages qui révèlent l’intériorité des personnages une mise à nue de la vérité, et avec lesquels il est impossible de transgresser. Dans son article, il a ainsi entrepris de retirer de la liste des suspects ceux dont les pensées internes ne laissent guère de doute sur leur innocence, du moins selon lui.
Dans la confession que vous nous livrez, vous pointez très justement que de tous les protagonistes du roman, Ethel Rogers est la seule à laquelle l’auteur ne nous donne aucun accès à ses pensées internes. Certes, elle semble nerveuse, apeurée et très émotive, mais c’est une attitude qu’elle peut tout à fait feindre. Le fait que nous ne sachions à aucun moment ce qu’elle pense réellement laisse en effet place à un large spectre d’hypothèses, y compris celle qu’elle ne serait pas la véritable Ethel Rogers, mais un substitut ayant pris sa place, se faisant passer pour morte par un stratagème très risqué mais pas impossible, pour ensuite procéder à l’exécution de sa véritable victime, et de certaines (toutes en définitive) victimes collatérales pour brouiller les pistes.
En revanche, il devient très difficile, voire impossible, de supposer une quelconque complicité de Fred Narracott dès lors qu’Agatha Christie nous a donné accès à ses pensées pendant la traversée en bateau au moment où il transporte la majeure partie du groupe vers l’île. A noter que rien n’indique qu’il ne soit pas parfaitement sain d’esprit.
Au cours de cette traversée, il est perplexe et ne cesse de s’étonner de la composition du groupe qu’il convoie, qui ne correspond en rien aux invités habituels de l’île du Nègre. Le texte précise clairement qu’il était habitué à des personnages d’aspect richissime, éventuellement fantaisistes, d’où sa surprise de voir un groupe aussi hétéroclite de gens « ordinaires » à bord de son canot. Pour quelle raison s’étonnerait-il de la composition du groupe si d’une manière ou d’une autre s’il était complice de ce qui s’apprête à se passer, et qu’il sait donc qui sont ces personnages et connait la véritable raison de leur présence ?
De même, il est taraudé par la question de savoir qui sont ces mystérieux O’Nyme, qui n’ont encore jamais été vus et qui ont tout entrepris par un intermédiaire, et il trouve ça pour le moins bizarre. Là encore, s’il était complice, pourquoi se poserait-il des questions sur Monsieur et Madame O’Nyme dont il sait qu’ils n’existent pas ? Et il n’aurait en tous cas aucune raison de trouver ça bizarre.
On peut donc déduire de ce paragraphe au cours duquel les pensées internes de Narracott sont révélées sans équivoque possible, qu’il est clairement en dehors du coup, et qu’il n’a pas la moindre idée de ce qui se trame.
La supposée coupable dont vous avez retrouvé la confession a donc, d’après ce qu’elle relate, mis en place un stratagème complexe et habile (et très osé quand on voit comment elle se fait passer pour morte), mais que ce stratagème qui implique une complicité de Fred Narracott est battu en brèche une fois les pensées internes du matelot révélées, sauf à transgresser le texte, ou à considérer que les protagonistes peuvent aller jusqu’à falsifier leurs pensées…
Avec toute ma considération.
Mathieu HIRTZ
Commentaire de Caroline Julliot posté le 11 octobre 2023 à 12:02
Cher Matthieu,
Pour la beauté de la spéculation intellectuelle (puisque encore une fois je ne me sens nullement tenue de défendre l'authenticité d'une lettre trouvée par hasard et dont j'admets moi-même volontiers qu'elle est peut-être tout autant un leurre que celle attribuée au juge Wargrave à la fin du roman), je vais tenter de vous répondre.
Emma Jane, telle qu'elle apparaît à travers la lettre reproduite sur cette page, n'avait pas l'intention de procéder à une telle hécatombe - et prévoyait que les choses s'arrêteraient dès que la seule victime dont elle voulait se venger serait morte. Son idée était donc de suggérer l'acharnement d'un serial killer maniaque - qui aurait été, très logiquement, désigné par les autorités à leur arrivée sur l'île (qui aurait eu lieu bien avant, s'il n'y avait pas eu cette tempête), parmi les survivants. Comme vous l'évoquez fort justement, et comme le souligne le Chevalier Dupin chez Poe, la police dans un roman à énigme fait son travail et enquête de façon honnête, mais sans l'inventivité d'un grand criminel - ce qui explique qu'elle soit impuissante à arrêter les génies du mal. Il suffisait donc de les laisser tirer eux-mêmes la conclusion la plus évidente, celle à laquelle aboutissent naturellement les personnages eux-mêmes : puisque personne ne peut se cacher sur l'île et que personne n'a pu y accoster ou en partir, l'assassin est parmi les dix petits nègres (en éliminant évidemment ceux qui ne peuvent être coupables pour cause de mort). Emma a tout fait pour que les soupçons portent sur Wargrave, en jouant notamment sur le ton très juridique de l'enregistrement du gramophone et en tablant sur sa réputation de pourvoyeur d'échafaud, mais n'importe quel autre personnage aurait pu faire l'affaire.
Elle ne pensait donc en aucun cas qu'il lui faudrait rédiger cette fameuse lettre - ce qui explique qu'elle n'ait pas prévu d'emmener une machine à écrire pour la rédiger. Tout s'est donc fait dans la précipitation et l'improvisation, puisqu'elle n'a réussi à tuer Blore qu'in extremis et qu'il ne lui restait plus personne à qui faire porter le chapeau.
Quant à Narracott, votre remarque est très juste mais elle ne me semble pas remettre en cause l'ensemble de son histoire : Narracott est un complice, certes, mais un simple exécutant. Il n'est évidemment pas au courant de la totalité du plan et de ses tenants et aboutissants. Comme le veut la plus élémentaire prudence quand on conçoit un plan aussi risqué, il n'a été informé que du strict minimum : un intermédiaire s'est contenté de lui préciser qu'il devrait convoyer les invités des nouveaux propriétaires de l'île, Mr et Mrs O'Nyme ; puis, qu'il devrait être le premier à y revenir, dès que des appels au secours seraient lancés ou que quelqu'un s'en enfuirait, en transportant un corps dans sa barque, et faciliter la substitution avec le corps d'une femme bien vivante, lui permettant ainsi de s'échapper. Il est d'ailleurs très possible que la deuxième partie de sa mission ne lui ait été communiquée qu'après qu'il a déposé les dix petits nègres, pour être sûr qu'il n'éveille pas les soupçons des dix invités par une attitude suspecte ou nerveuse.
Narracott ne savait pas ce qui allait leur arriver, tout simplement - ni que lorsqu'il débarquerait à nouveau, ce serait pour découvrir avec les secours un monceau de cadavres. Il est donc totalement logique que ses pensées intimes, alors banalement innocentes, n'éveillent pas non plus les soupçons du lecteur ou de la lectrice. Tous les services secrets le savent : le meilleur moyen de ne pas être trahi par ses agents est de ne jamais leur donner accès à plus d'éléments qu'il n'en ont besoin pour servir votre cause. Principe pragmatique de bon sens, que je pratique d'ailleurs avec succès dans la gestion d'Intercripol (dont les membres ne découvriront qu'en temps voulu dans quel galère ils se sont embarqués).
Pourquoi Narracott n'a-t-il pas révélé le peu qu'il savait à Scotland Yard en découvrant le massacre ? On peut compter sur la mafia pour lui avoir donné d'excellentes raisons de ne pas se mêler de ses affaires...
Commentaire de Mathieu Hirtz posté le 11 octobre 2023 à 12:03
Chère Caroline,
Tout d’abord je tiens à vous féliciter de la façon dont vous m’avez démontré que Fred Narracott n’a pu être qu’un exécutant enrôlé à son insu et non un véritable complice agissant dès le début en connaissance de cause. De ce fait, la mise à jour de ses pensées et réflexions quant au groupe qu’il convoie lors de la première traversée et ses interrogations sur ces mystérieux O’Nyme ne vient pas compromettre la solution alternative que vous avez retrouvée dans la bouteille sur une plage du Devon…
Et il va de soi qu’une fois informé au fur et à mesure du véritable rôle qu’il joue dans une histoire de meurtres en série orchestrée par la mafia, il préfèrera se taire, faire « celui qui ne sait rien », et ne rien révéler devant des menaces de mort (éventuellement assorties d’une somme rondelette en dédommagement) qu’il ne peut que prendre au sérieux !
La mini-série tournée en 2015 montre d’ailleurs un Narracott bien différent de celui du roman : il se montre d’emblée désagréable avec les membres du groupe, puis une fois accosté sur l’île du Nègre (rebaptisée l’île du Soldat dans la série en question), il commence par aider à porter les bagages, mais arrivé à une centaine de mètres de la maison, il pose brutalement les deux valises et fait demi-tour pour rejoindre son embarcation, en disant : « ne comptez pas sur moi pour faire un pas de plus » (« mes prestations s’arrêtent ici » dans la version anglaise). Comme si il devinait, voire qu’il avait compris que des choses pas très catholiques étaient sur le point de se produire sur l’île, mais qu’il ne voulait pas y être associé au-delà de sa simple fonction de convoyer le groupe de la côte jusqu’à l’île.
Je reste en revanche plus dubitatif quant au moyen mis en œuvre par Emma Jane (ou par un(e) meurtrier(ère) d’une autre solution alternative), même en le mettant sur le compte de la nécessité d’improviser dans la précipitation, en raisons des éléments imprévus, force est d’admettre que c’est pas l’imagination qui lui manque quand il s’agit d’improviser dans la précipitation…
Si le (la) meurtrier(ère) ne cherchait qu’à éliminer un(e) protagoniste particulier(ère), les autres petits nègres n’ayant pour utilité que de servir de victimes collatérales pour donner l’impression d’une série de meurtres et « noyer le poisson » aux yeux de la police, comme dans « ABC contre Poirot », et qu’il (elle) voulait avant tout que la police puisse conclure rapidement son enquête, sans pousser trop loin ses investigations en examinant les différents meurtres, pourquoi lui avoir d’emblée compliqué la tâche en lui présentant une scène de crime sans coupable évident ?
La prétendue confession du juge peut certes apparaitre comme une explication acceptable dont les enquêteurs pourraient se contenter, mais elle n’est « livrée sur un plateau » que plusieurs jours après la découverte de la scène de crime invraisemblable et une première enquêtes où les inspecteurs Maine et Legge font chou blanc, mais ont bien tenté de déterminer qui pourrait être le (la) coupable, et ont donc commencé à examiner chaque meurtre séparément (ce que le (la) meurtrier(ère) voulait précisément éviter…).
Comme vous le soulignez à juste titre, la police mène son enquête de façon honnête, mais sans grande imagination, et elle ne semble pour le moins pas déroger à ce principe dans « Dix petits nègres ». Les deux policiers font en tous cas bien plus penser à un inspecteur Japp ou à un capitaine Hasting qu’à un Hercule Poirot…
Comme vous me le rappelez aussi dans votre réponse, Emma Jane voulait aiguiller les soupçons vers le juge Wargrave, mais en définitive, n’importe quel autre personnage aurait pu faire l’affaire.
C’est là que je me risque à avancer (je sais que je dois m’attendre à ce que vous me montriez que je me trompe, mais ça n’en est que plus stimulant !) que je ne partage pas votre point de vue quand vous dites que, n’ayant réussi qu’à tuer Blore in extremis, il ne lui restait plus personne à qui faire porter le chapeau. Selon moi, au moins deux, et même trois boucs-émissaires s’offraient à elle : Philip Lombard, Vera Claythorne, et éventuellement le docteur Armstrong.
En effet, contrairement au lecteur, la police ne sait quasiment rien de ce qui s’est passé sur l’île du Nègre entre le dernier trajet de Narracott, et la découverte du carnage par ce même Narracott, et n’a bien entendu à aucun moment accès aux pensées internes des protagonistes. Les deux policiers cherchent à mettre un nom sur le (la) coupable en essayant de déterminer qui a pu être la dernière personne vivante sur l’île et donc à avoir pu commettre tous les meurtres avant de se suicider. Certes, Emma Jane (ou tout(e) autre meurtrier(ère) alternatif) ne pouvait pas aller jusqu’à prévoir quel raisonnement adopterait la police pour élucider l’affaire, mais encore une fois, pourquoi lui avoir compliqué la tâche si il (elle) voulait que l’enquête se conclut rapidement ?
Pourquoi donc avoir remis la chaise sur laquelle Vera Claythorne était montée pour se pendre contre le mur ? En laissant la chaise telle qu’elle était, renversée sous ses pieds, les enquêteurs auraient très bien pu accepter la solution selon laquelle elle aurait tué tous ses compagnons (elle en a la force physique et pourquoi pas la détermination) avant de se suicider par pendaison.
Si le (la) meurtrier(ère) avait jugé Philip Lombard comme coupable plus crédible, il lui suffisait de lui remettre le revolver dans les mains ou juste à côté de lui, en veillant à ce que ses empreintes y figurent bien, et la police aurait très bien pu conclure qu’il aurait tué tous ses compagnons (il est celui qui a le plus de force physique, et ce ne sont pas ses antécédents sulfureux qui plaident en sa faveur…) avant de se suicider en se tirant une balle en plein cœur (même si je concède que dans le cas d’un suicide, une balle dans la tête est plus crédible).
Enfin, il restait la possibilité de faire paraitre le docteur Armstrong coupable en replaçant son cadavre sur le rocher entre deux-eau d’où Vera et Lombard l’avaient dégagé pour faire croire qu’après avoir tué tous ses compagnons, il se serait soit suicidé en se jetant du haut de la falaise, ou plus simplement noyé en tentant de rejoindre la côte à la nage ?
Encore une fois, je veux bien croire que dans la nécessité d’improviser rapidement une solution acceptable par la police, le (la) meurtrier(ère) se soit lancé(e) dans la prétendue confession du juge, mais je m’étonne qu’il (elle) n’ait pensé à aucune de ces trois solutions plus simples, plus faciles à faire accepter par la police quand on voit comment elle procède pour élucider la série de meurtre, si il (elle) voulait avant tout que l’enquête se close rapidement, sans que la police ne s’attarde sur les différents meurtres, et qu’en définitive, peu lui importait à quel(le) protagoniste il (elle) ferait endosser la culpabilité.
En extrapolant encore un peu, le (la) meurtrier(ère) pouvait désigner non pas un mais deux coupables : Philip Lombard et Vera Claythorne, qui une fois tous les meurtres commis se seraient chacun suicidé, respectivement par balle et par pendaison.
D’une part, cette solution peut sembler plus crédible aux enquêteurs : le rapport de force aurait été de deux contre huit, et non d’un seul contre neuf, et par ailleurs, en remettant la main sur les mystérieuses invitations, il ne leurs échappera sans doute pas que les victimes ont été invitées sur l’île par Mr ET Mme O’Nyme, ce qui plaide en faveur de deux coupables.
D’autre part, aiguiller les enquêteurs vers une telle solution me plait assez, car elle rejoindrait beaucoup d’œuvres les plus célèbres d’Agatha Christie où le(s) meurtre(s) ont été commis par deux complices (La mystérieuse affaire de Styles, Mort sur le Nil, Meurtre au soleil…)
Avec toute ma considération
Mathieu Hirtz
Commentaire de Caroline Julliot posté le 11 octobre 2023 à 12:03
Cher Matthieu,
Vous avez incontestablement raison, il y avait des façons plus simples de s'en sortir. Néanmoins, vous m'accorderez, je pense, qu'il ne s'agit pas là de la première tueuse en série de fiction à avoir un esprit un peu tortueux et, même lorsqu'elle est obligée d'improviser dans l'urgence, à refuser de céder à la facilité. C'est aussi parce que ces cerveaux criminels refusent les solutions simples que les enquêteurs de base sont incapables de les attraper. Il y avait de tout façon plus simple que toute l'opération sur l'île du nègre, surtout quand on est en cheville avec un parrain de la mafia. Il aurait été beaucoup plus simple, notamment, d'envoyer directement un petit comité d'accueil armé jusqu'aux dents au domicile de Blore ; mais à ce rythme là vous pouvez invalider 99% (statistique dûment scientifique et vérifiée) des intrigues policières à énigme (et des solutions alternatives proposées dans ce dossier).
Et puisqu'elle-même dans sa confession avoue qu'elle a un esprit incurablement romanesque, il ne faut pas s'étonner qu'elle se complique la tâche...
Commentaire de HIRTZ Mathieu posté le 11 octobre 2023 à 12:04
Chère Caroline,
Tout d’abord, je vous adresse mes meilleurs vœux pour la nouvelle année.
Je suis évidemment d’accord avec vous sur le fait que du fait de son esprit romanesque, Emma Jane ne puisse résister à la tentation de présenter une scène de crimes impossible (ou du moins très difficile) à résoudre à la police quand ce sont des enquêteurs « de base » qui se chargent de l’enquête.
Et effectivement, cette dissymétrie entre des meurtriers ingénieux qui savent, et aiment, faire très compliqué quand ils pourraient faire simple, et des policiers honnêtes mais sans grande imagination qui voudraient faire simple pour s’épargner la difficulté d’avoir à poser puis tester des hypothèses plus compliquées pour finir enfin par arriver à la vérité.
D’où ma réflexion : que n’aurait donné Hercule Poirot pour pouvoir enquêter sur la série du meurtre de l’île du Nègre ? Ou même, que n’aurait-il donné pour faire partie des invités ? Certes, il n’aurait pas pu être invité comme « meurtrier impuni », puisqu’il n’a jamais commis de crime, mais rien ne permet non plus de qualifier le juge Wargrave de meurtrier dans l’affaire d’Edouard Seton, dans la mesure où il aurait volontairement condamné à mort un accusé qu’il savait innocent, ou même simplement, commis une erreur judiciaire. Si Edouard Seton était coupable, le juge n’a fait que convaincre le jury de prononcer le bon verdict. C’est d’ailleurs l’un des éléments qui rapproche sans doute le juge du détective belge : combien de fois Hercule Poirot a-t-il été le seul à ne pas se laisser berner par le(la) meurtrier(ère) ? Bon nombre de protagonistes et de lecteurs de romans ou de nouvelles d’Agatha Christie ont été médusés par les révélations finales du détective où celui-ci démontre la culpabilité de celui(celle) (ou de ceux) dont tous étaient convaincus de son (leur) innocence.
De même, rien ne dit que les Rogers aient réellement fait trainer la prise en charge de leur ancienne patronne. Thomas Rogers a très bien pu courir aussi vite que possible pour chercher le médecin, et on ne peut reprocher à Ethel Rogers qui n’a aucune qualification d’infirmière de n’avoir pas pu procéder aux premiers secours pendant ce temps. Quant au nitrite d’amyle évoqué par le Docteur Armstrong, il s’agissait certes d’une molécule d’utilisation courante pour ses propriétés vasodilatatrices dans des troubles cardiaques de type crise d’angor (angine de poitrine), mais son administration était loin d’être sans risque, surtout si la patiente souffrait d’autres pathologies cardio-vasculaires, et d’ailleurs, rien ne dit que les Rogers avait une ampoule de nitrite d’amyle à leur disposition (pour information complémentaire, le nitrite d’amyle a provoqué de nombreux décès par overdose lors d’utilisations festives, et cette molécule a été retirée de la pharmacopée depuis plusieurs décennies). Bref, les Rogers pouvaient être parfaitement innocents…
Tout ça pour dire qu’Hercule Poirot aurait pu être invité « par erreur » sur l’île, et je ne peux m’empêcher de penser à quel point la situation serait devenue cocasse pour le(la) meurtrier(ère) (qu’il s’agisse du juge Wargrave, d’Emma Jane, ou de tout autre meurtrier de solutions alternatives). Le détective belge, avec ses petites cellules grises, aurait sans doute été presque dès le début des meurtres un insupportable « empêcheur de tuer en rond » contre lequel le (la) meurtrier(ère) le plus ingénieux(euse) aurait été incapable de rivaliser et se serait fait démasqué(e).
Je reconnais que je m’éloigne, mais exposer l’idée d’un scénario du (de la) meurtrier(ère) face à Hercule Poirot me plait…
Mais pour en revenir à l’enquête proprement dite, en y réfléchissant (en fait, l’idée m’était venu dès ma première lecture de « Dix petits nègres », et avant même d’avoir connu Intercripol), je pense que si les inspecteurs Maine et Legge avaient obligatoirement dû désigner un(e) coupable, ils pouvaient se raccrocher (sans jeu de mots) à l’hypothèse que Vera Claythorne se serait pendue après avoir tué tous les autres protagonistes (même si pour le lecteur, cette solution est bien entendu impossible). Ils écartent cette hypothèse dans la mesure où la chaise avec ses empreintes de pieds était alignée contre le mur au lieu d’être renversée sous la morte. Mais si ils avaient poussé un peu plus la réflexion, ils auraient pu en arriver à se poser une question différemment.
Certes, la chaise ne pouvait pas revenir toute seule s’aligner contre le mur, pas plus que le révolver n’aurait pu se téléporter du corps de Lombard jusqu’à la chambre du juge, et pas plus que le cadavre du Docteur Armstrong n’aurait pu s’échouer au delà de la zone de balancement des marées. Et pour William Blore, on ne peut que se ranger de l’avis des policiers : personne ne s’est jamais suicidé comme ça, et de plus, pour faire tomber le bloc de marbre sur lui, il aurait dû le manipuler avec une cordelette qui aurait été visible.
Mais concernant Vera Claythorne, les enquêteurs auraient pu arriver à une conclusion plus ou moins acceptable si ils avaient abordé le problème différemment.
Au lieu de se demander qui a pu replacer la chaise alignée contre le mur, ils auraient dû se demander si cette chaise était réellement nécessaire au suicide par pendaison. En effet, le texte ne précise pas à quelle hauteur du sol se trouvaient le nœud coulant, mais l’auteur livre tout de même un indice en précisant qu’il s’agit d’une maison des années 1930, de style Art Nouveau, et lorsqu’elle est aperçue la première fois par les protagonistes, elle est décrite comme « basse, carrée, cintrée ». On peut donc en déduire que les plafonds ne sont pas très hauts, et que pour se pendre, Vera Claythorne n’a en réalité pas eu besoin de la chaise, et qu’elle n’est montée dessus que pour y poser ses empreintes de pieds avec des fragments d’algues dans le seul but de compliquer la tâches aux enquêteurs et/ou faire croire qu’elle n’était pas la dernière survivante sur l’île, et donc pas la coupable. En tant que professeur de gymnastique, dotée d’une bonne force physique, il ne lui aurait pas été difficile ensuite de se livrer à un saut en hauteur, d’attraper la corde au dessus du nœud coulant, s’y hisser, passer sa tête dans le nœud puis se laisser retomber et mourir bel et bien par strangulation.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais avec un petit effort d’imagination supplémentaire, et sans se lancer dans des hypothèses compliqués, les inspecteurs Maine et Legge auraient pu en arriver à cette conclusion et la présenter comme un tant soit peu acceptable.
Bien à vous
Mathieu HIRTZ