2023 : L'union de l'oignon et du lapin

 

Le millésime 2022 de la production bayardienne, issu de la cuvée « critique quantique » dont c’est le troisième opus, nous invitait à réfléchir à ce qui serait advenu si les Beatles n’étaient pas nés. Preuve s’il en fallait encore une de l’absolue prescience de notre président d’honneur, l’année se clôt avec la sortie en streaming d’un des films policiers les plus attendus de l’année – un film qui, justement, n’aurait pu voir le jour sans le groupe de Liverpool.

 

 

Le titre, Glass onion, fait en effet directement référence au titre d’une de leurs chansons, qui elle-même ne serait pas née si les Beatles étaient restés un groupe obscur et totalement éclipsé par les Kinks (comme cela se passe dans l’un des univers parallèles où vit Pierre Bayard).

 

 

« Glass Onion », parue dans l'album blanc (1968), est un pur produit de la beatlemania : elle exprime l’exaspération de John Lennon, à l’époque où les Fab Four étaient, selon ses propres déclarations, plus célèbres que Jésus-Christ, face à l’exégèse de leurs fans – enragés à chercher un sens caché aux paroles de leurs chansons, paroles certes infiniment énigmatiques lorsqu’on ne les écoute pas avec le même taux de stupéfiants dans le sang que n’en comptaient leurs créateurs au moment de les composer. Délire d’interprétation qui avait atteint des sommets l'année précédente et allait se poursuivre encore longtemps – lorsque, analyse minutieuse des paroles et des pochettes d’album à l’appui, se répand la rumeur que son comparse Paul McCartney était mort dans un accident de voiture depuis 1966, et avait, depuis, été remplacé par un sosie. 

 

Here’s another clue for you all, balance, méprisant, la voix métallique de Lennon, avant d'enchaîner un chapelet d’énoncés absurdes censés éclairer le sens de titres parus l’année précédente. Pas de mystères à élucider, pas de trésor herméneutique à découvrir : vous aurez beau vous creuser la tête, vous ne trouverez rien, tout simplement parce qu’il n’y a rien à trouver. 

 

Comme la chanson, le film de Rian Johnson, suite du très classique À couteaux tirés (Knives out, 2019) est  en réalité un whodunit en trompe-l’œil, conçu pour se briser en mille morceaux dès qu’on le touche. Sous-titré A knives out mystery, il aurait aussi bien pu s’appeler Knives out of mystery : on y retrouve tous les éléments distinctifs du polar à énigme, exhibés jusqu’à la parodie – une île isolée, propriété d’un excentrique milliardaire, comme dans Ils étaient dix (And then They were none), une murder party écrite sur commande par un auteur célèbre de romans policiers qui tourne au massacre comme dans Dead man’s folly (Poirot joue le jeu), une lettre compromettante cachée à la vue de tou-te-s comme chez Poe (The Purloined letter), et surtout une brochette de suspect-e-s aussi exaspéré-e-s qu’haut-e-s- en couleur, ayant toutes et tous d’excellentes raisons d’en vouloir au maître de céans ; tous les éléments du polar, sauf un : le mystère à débrouiller.   

 

Le vrai crime de Glass onion, c’est l’assassinat prémédité et virtuose par le scénariste de toute velléité d’investigation – qui culmine métaphoriquement avec le feu de joie du tableau le plus célèbre du monde, celui qui incarne le mieux le concept de mystère (et qui n'en est pas à un attentat près).

 

 

 

Le détective Benoît Blanc interprète ainsi le titre du film, et métaphore de cette histoire dont la solution ne pourra être que transparente : « J’épluche, couche après couche, et quand j’ai tout épluché, je ne trouve que du vide ». Les toutes premières minutes le proclament déjà : chaque personnage reçoit une boîte et, s’attachant à résoudre la série de casse-tête sophistiqués qui leur permettra de l’ouvrir et d’accéder, enfin, au message qu'elle contient (l'invitation à se rendre sur l'île grecque qui constituera le décor de chambre close de l'enquête à venir).

 

 

Tou-te-s jouent le jeu, sauf pour la dernière boîte : l’ultime invitée se contente de la pulvériser à coups de marteau, ce qui lui permet aussi bien de récupérer le précieux carton. Bref, avis aux amateurs d’énigmes complexes : inutile ici de se creuser les méninges. Comme pour un autre succès récent de la même plateforme, Don’t look up (Adam McKay, 2021) , l’urgence, après le traumatisme, tout prêt à être réactivé aux prochaines élections, de la présidence Trump, est de briser le miroir et de traverser l’écran de verre de la fiction ; et, à rebours du cliché constitutif du genre policier, celui du meurtrier machiavélique, génie du mal, alter ego du héros-enquêteur, d’affirmer haut et fort que les criminels qui font le plus de mal, milliardaires sans scrupules et irresponsables entendant plier le monde à leurs lubies, peuvent parfaitement se révéler être de parfaits idiots. 

 

Face à un tueur sans panache, la méthode bourrin (foncer dans le tas et tout casser) a certes son efficacité, mais elle ne saurait totalement contenter un détective lui-même amateur d’énigmes retorses. C’est pourquoi, dans Glass Onion, l’art de la machination se déplace du côté du détective – garant, dans son impeccable ensemble de plage short-chemisette coordonné à rayures, de l’élégance requise par le genre : ce sera à lui de concocter un puzzle capable non seulement de démasquer le meurtrier, mais aussi de stimuler les cellules grises des spectateurs et spectatrices avides de trouver dans leur petit soulier télévisuel une intrigue digne de ce nom, avec le quota minimal de rebondissements prévu par les syndicats.

 

 

Fin 2022, le polar à énigme est mort ; début 2023, vive le polar à énigme. 

 

Intercripoliens, intercripoliennes, que ceci soit une leçon pour vous : si la solution proposée vous déçoit, rien ne vous empêche, vous, de maintenir le niveau et de pratiquer distinction et raffinement intellectuel dans votre enquête. 

 

 

L’année à venir sera l’année du lapin, non pas de verre, mais d’eau. Tant qu’il est vivant, ce charmant petit rongeur ne fait pas bon ménage avec l’oignon – qu’il ne peut ingérer sans risquer de sévères complications digestives ; mais, une fois qu’il est trépassé, les deux, suffisamment caramélisés et mijotés, se marient parfaitement. J’en veux pour preuve cette recette d’Alain Ducasse, qui mettra l’eau à la bouche à tou-te-s les non végan-e-s dont le foie n’a pas encore crié grâce après les excès des réveillons. 

 

Comme quoi, en cela comme en toute chose, tout est question de perspective. 

 

BONNE TRAQUE !

 

 image : couverture du roman de Lars Kepler, Le Chasseur de lapins, Actes Sud, 2018.

 

Par Caroline Julliot

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