Il s'est écarté : enquête sur la mort de François Paradis

8 - François Paradis

                                  

Deux éminents membres d'Intercripol-Québec ont rouvert l'enquête (éditions Nota bene, 2019) au sein d'un des monuments du patrimoine Canadien-français : Maria Chapdelaine, de Louis Hémon. Ecrivain, de notoriété publique, sourd d'une oreille - resté manifestement sourd, aussi, à l'appel de la justice.

A la suite de plusieurs cinéastes, nos enquêteurs ont exhumé le corps de François Paradis, amant de l'héroïne, pudiquement évacué de la diégèse par une simple et énigmatique mention : "Il s'est écarté". Alors, qu'est-il vraiment arrivé à ce personnage ? Laissons la parole à nos agents du Grand Nord, pour relancer ce dialogue de sourds qu'est l'acte critique :

                    

Rien ne doit mourir

 

« Privilégier […] le dialogue de sourds, ce n’est pas refuser d’écouter l’autre, c’est écouter dans chaque texte, au croisement de deux histoires perdues, ce qui est le plus spécifique à sa propre personne et à son histoire. Car ce qu’il s’agit finalement d’établir en retrouvant l’harmonie avec soi, c’est, si l’on peut dire, le même texte que soi-même ». Par ces mots se termine l’ultime chapitre d’Enquête sur Hamlet de Pierre Bayard (p. 167), avant que le lecteur ne découvre ce qui s’est réellement passé à Elseneur.

Or, comme le suggèrent ces lignes, ce qui compte ultimement, ce n’est pas tant l’identité du meurtrier de l’oncle d’Hamlet, mais l’idée même que cette identité n’est pas stable. De lecteur en lecteur, elle peut fluctuer, se renverser, se contredire. Il ne s’agit pas pour autant d’un subjectivisme à tout vent, mais, au contraire, d’une forme d’exigence méthodologique devant la réelle complexité des œuvres d’art. Le texte – tout texte – n’a de sens que s’il permet au lecteur d’être à l’écoute de ses intuitions, d’être au diapason de sa propre vie intérieure, qui est la médiation première de toute œuvre. Cette leçon exige des lecteurs critiques le retour du soupçon. Bayard lisait le tragique d’Hamlet avec un nouveau protocole et invitait par ce geste à ce que le canon qui maquillait de pathétique et de fatalité ce qu’aujourd’hui on nommerait « crime » soit détourné au profit de la justice.

 

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François Paradis s’est écarté, lit-on simplement dans Maria Chapdelaine pour expliquer la disparition du héros. Il semblerait que la formule soit convaincante, car aucune exégèse n’avait jusqu’ici jugé bon de la mettre en doute. Dans les bois sans limites, tentant de rejoindre les villages pour fêter le Nouvel An, le prétendant élu par la belle et jalousé par tous les autres ne réapparut jamais, sans que nul ne s’en étonne … Comment, donc, aborder cette mort expéditive qui fait tout pour conserver son mystère ? Parmi les scénarios envisageables, nous avons tenté de suivre jusqu’au bout trois hypothèses : celle du tragique, celle du pathétique et, bien sûr, celle du crime. Ces trois pôles de suspicion balisent notre enquête, dont le geste herméneutique est tributaire des avancées critiques de la lecture policière.

 

En dépit du consensus qui plane au-dessus de l’œuvre et de son patrimoine, il était naturel de considérer le texte de Louis Hémon à la fois comme incomplet et pluriel. Grâce à une formation critique qui insiste moins sur la vérité cachée et le sens du texte que sur la définition même des notions de « sens » et de « vérité » nous est venue l’intuition que Maria Chapdelaine, écrit à la hâte par un voyageur tourmenté aux malles remplies de romans jamais publiés, ne pouvait être le véhicule d’une seule histoire.

 

Les espaces « sans limites » dont les marges du texte ne sont que le commencement nous inquiétèrent cependant. Il nous appartenait d’en arrêter le périmètre, de circonscrire la scène de crime – surtout, de ne pas (trop) s’écarter pour rejouer le drame de François Paradis. Le ruban jaune a donc prudemment été tiré du cœur du texte jusqu’à l’écran de cinéma.

 

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« La démarche que nous prônons […] donnera droit de cité et de parole à ces êtres improbables que sont tous les Hamlet produits par la critique, en leur offrant une chance d’immigrer dans notre monde et d’y occuper une place. Opération qui est le mouvement même de la lecture et qu’il est du devoir de la critique d’encourager et non d’annuler » (id.), dit aussi le narrateur bayardien, à la fin de son apologie du « dialogue de sourds ». De tels êtres improbables ne sont toutefois pas l’apanage de la critique. Le cinéma aussi sait proposer ses personnages équivoques et suspects, à l’instar des François Paradis de Gilles Carle, du Lorenzo Surprenant de Marc Allégret ou de l’Eutrope Gagnon de Julien Duvivier.

 

Les adaptations, ici comme ailleurs, ne résolvent pas les ambiguïtés du texte ni n’expliquent ses non-dits. C’est précisément l’inverse qui se produit, comme notre enquête tente de le montrer : chaque nouvelle apparition de Maria Chapdelaine à l’écran ne fait que semer le doute, rouvrir une plaie oubliée, relancer un débat ancien. Comme nos consœurs et confrères d’Intercripol, nous croyons que la sensibilité intermédiale doit être au centre de toute critique policière, car elle brouille le référent commun de l’œuvre et, par là, ouvre la voie pour l’enquête.

 

Adaptation, hypermédialité et transfiction sont les extensions du domaine du crime.

 

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Aujourd’hui, la critique policière ne connaît plus de limites. Même dans cet espace apaisé, ce Pays de Québec où « rien ne doit mourir, rien ne doit changer » comme l’énonce fièrement le narrateur à la fin de Maria Chapdelaine, ça meurt – et il nous appartient à nous, critiques, de reconnaître que la lecture est bien ce qui change les choses.

 

David Bélanger et Thomas Carrier-Lafleur.

Image tirée de La Mort du bûcheron, de Gilles Carle (1973)

Pour commencer votre propre contre-enquête sur cette triste affaire, vous pouvez découvrir les premières pages du livre sur Fabula en allant sur cette page

Vous pouvez également écouter David Bélanger présenter l'ouvrage en vous rendant sur le site de Radio-Canada

 

Par David Bélanger et Thomas Carrier-Lafleur

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