Petit éloge de la contre-enquête

 

Il arrive qu’un homme en train de lire ne soit pas tout à fait convaincu par les solutions proposées par le récit. Et que ses doutes s’épaississent quand quelque chose de filandreux larde la démonstration, quand une zone grise s’obstine, un blanc tient tête, une incohérence fissure le texte. Voltaire, qui avait quelques siècles d’avance et pas mal d’à‑propos, faisait partie de ces lecteurs circonspects. Dans sa « Lettre contenant la critique de l’Œdipe de Sophocle », nous le voyons dubitatif et même révolté face aux conclusions de peu de bon sens du héros‑enquêteur. Comment expliquer, proteste-t-il, qu’Œdipe soit si insoucieux d’entendre Phorbas, l’unique témoin du meurtre, celui qui, contre toute vraisemblance, a juré que Laïos avait été assassiné par des voleurs et non par un homme seul ? Si Voltaire n’y voit qu’une contradiction et une extravagance de plus, nous pouvons, nous, nous demander si Phorbas ment et pour quelle raison. Car s’il dit vrai, l’affaire n’est pas classée et Œdipe n’est peut-être pas le coupable. Il ne vous reste plus qu’à reprendre le dossier, ce que Voltaire, lui, ne daigne pas faire. Mais il n’avait assurément pas lu Poe et son enquête sur un meurtre réel grâce à une fiction dans « Le Mystère de Marie Roget ». Une nouvelle qui nous souffle ceci : pourquoi ne pas enquêter nous-mêmes sur des meurtres fictionnels ? D’autant que, par cet amoncellement d’invraisemblances, que fait Voltaire sinon jeter le discrédit sur le texte qui est célébré au XXe siècle comme l’archétype du roman policier ? Après une telle invalidation, n’est‑on pas amenés à douter que Dupin, Holmes, Poirot et consorts aient tout à fait raison ? N’est‑ce pas maintenant leur excès de rationalisation et leur acharnement à nous démontrer la vérité qui nous semblent suspects ? En tout état de cause, leur intégrité n’est pas absolue, ils se passionnent pour les malfaiteurs et sont attirés par le crime, leurs méthodes d’enquête ne sont nullement objectives ni entièrement honnêtes. Il y a peut‑être là, pour nous, une opportunité de régler enfin nos comptes avec eux en les surpassant par notre perspicacité…

Portrait du lecteur en Sherlock Holmes

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Il faut donc s’interroger sur ce que nous disent ces gênes de lecteur et ces incohérences des enquêtes. Principalement ceci : que l’erreur, au fondement de l’épistémologie et plus largement de la pensée philosophique, saluée par les sophistes comme le pivot de nos raisonnements, est aussi une question pour les œuvres. Dans la Grèce antique, ceux-ci enseignaient l’éloquence et l’art de la persuasion, et c’est contre eux que les philosophes ont voulu poser les bases de la logique, comme Aristote avec ses Réfutations sophistiques. Mais si la littérature ne tient pas vraiment de discours sur le sophisme, elle pourrait commencer avec lui. C’est que, en présence de l’enquête, le sophisme n’est jamais loin. L’incohérence veille. La méprise guette. Mais ces flottements nous poussent à faire cas de l’erreur, en tant que phénomène incitatif, élément moteur dans la lecture, potentiellement créateur. On pourrait presque aller jusqu’à aménager les propositions de Popper dans son avant-propos à Conjectures et réfutations, qui démontrent que la falsification d’une théorie est nécessaire pour relancer la dynamique de la pensée.


Falsifions donc les théories. Sur les enquêtes, menons des contre‑enquêtes. D’autant que ces invalidations des lectures attendues, programmées ou reconnues, par le détective, par le récit ou par l’écrivain, le roman policier y a été sensible très vite, délitant les certitudes mises au jour, sapant l’empire de la vérité, favorisant notre incrédulité, intensifiant même notre rivalité avec le détective. Dans Le Crime de l’Orient‑Express, Agatha Christie titre son ultime chapitre « Poirot expose ses deux solutions » : le détective belge y forge deux hypothèses pour élucider le meurtre de Mr Ratchett, laissant ainsi le doute s’embraser comme une traînée de poudre. Idem pour le personnage de Serval dans le roman La Crypte à l’intérieur de « 53 jours » de Perec, qui nous assène, au moment de dénouer l’affaire, non la solution mais deux explications, mutuellement exclusives et qui ne seront pas départagées1. Ambivalence emblématique : Perec savait que les conclusions des romans policiers sont parfois viciées.Borges a lui aussi été saisi de frissons face aux épilogues hâtifs, boiteux ou résolument mensongers des romans policiers. Dans « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », le lecteur peut mettre la main sur une autre clef de lecture de l’enquête narrée dans l’un des romans d’Herbert Quain : « une fois l’énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : Tout le monde crut que la rencontre des joueurs d’échecs avait été fortuite. Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur, inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre une autre solution, la véritable. Le lecteur de ce livre singulier est plus perspicace que le détective2. » Mais Borges, évidemment, ne nous dira pas laquelle. Peut-on de fait acquiescer aux solutions des récits policiers, ceux de Borges en particulier ? Rien n’est moins sûr…


On peut ainsi en conclure deux choses. D’abord que ce type de récits, aussi minutieusement arrangés soient‑ils, laisse toujours des failles. Failles où une deuxième solution peut se profiler. Failles qui ne sont pas simplement des défauts de construction mais qui participent du fonctionnement des textes, qui en font de véritables « machines à lire »3. Et qui éveillent un désir qui nous est propre : un désir d’enquête, mimétique, contagieux et nécessaire à la lecture de l’enquête. Toute investigation dans l’intrigue requiert une vérification et même une enquête chez le lecteur. Plus exactement elle nous somme de mener d’abord une investigation parallèle, main dans la main avec le détective, mais aussi une deuxième enquête, une contre-enquête à la fois pendant l’intrigue et après la révélation finale, pour avérer ou contrecarrer les déductions effectuées. Deuxième conclusion : ces contre‑enquêtes, si elles répondent au dispositif policier en lui-même, si elles sont appelées par lui, placent le lecteur dans la peau d’un Sherlock Holmes des textes alors que le récit policier tend plus fortement à le renvoyer au statut subalterne, voire accessoire, d’un Watson ou d’un Hastings.
C’est ainsi depuis les insatisfactions du lecteur et son refus de rester un simple témoin de l’intrigue que naît la contre-enquête en tant que mode de lecture. On en connaît plusieurs, menées par d’habiles analystes. Dans le premier volet de sa trilogie policière (Qui a tué Roger Acroyd ?Enquête sur HamletL’Affaire du Chien des Baskerville), PierreBayard a soupçonné Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie de ne pas jouer franc‑jeu puisque la sœur du narrateur pourrait être la coupable que son frère protégerait en nous mentant4. De la même manière, « La Lettre volée » de Poe et Le Motif dans le tapis de James5 ont suscité plus d’un doute. Daniel Hoffman, dans Poe Poe Poe Poe Poe Poe Poe, même s’il ne mène pas une réelle contre‑enquête à partir du texte, avance que la lettre volée pourrait être un billet galant de Dupin à la Reine et que le détective serait, à la surprise générale, le fils du ministre6. Jean‑Claude Milner s’intéresse quant à lui à plusieurs paramètres non expliqués dans l’intrigue, qu’il considère comme des indices justement parce qu’ils ne sont pas expliqués et que leur présence, si elle peut tout à fait être gratuite, peut aussi ne pas l’être7. Parmi ceux-ci : la mystérieuse citation d’Atrée et Thyeste de Crébillon que Dupin glisse au ministre, « Un dessein si funeste / S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste ». Pour Milner, Dupin voudrait se venger du ministre en se signalant par ces vers. Il convient donc de déterminer quelle propriété de Dupin, encryptée dans la citation, permettrait cette identification à coup sûr par le destinataire du texte. Pour cela, Milner décide de procéder à un raisonnement qui est celui-là même que Poe décrit dans la nouvelle. Il reprend un à un les éléments qui ne servent pas à l’action et dont il faut décider du rôle, parmi lesquels : l’initiale du nom du ministre D., le fait qu’il est poète et mathématicien et qu’il a un frère lui‑même poète. Pour Dupin, les indices sont récoltés dans les trois nouvelles où il intervient, à savoir qu’il est lui aussi poète et qu’il est régulièrement appelé l’aîné de sa famille. Milner émet alors une hypothèse hardie : le frère poète du ministre pourrait être Dupin. Retour maintenant aux vers de Crébillon qui s’éclairent admirablement puisqu’ils concernent une relation fraternelle conflictuelle entre Atrée et Thyeste. Ils désigneraient donc aux yeux du ministre, sans l’ombre d’un doute, son propre frère, Dupin. La lettre pourrait ainsi être tout simplement en possession de Dupin. Mais le puzzle n’est tout pas à fait achevé en raison des symétries qui structurent « La Lettre volée » et que Milner verrait bien se confirmer à l’aide d’une ultime et intrépide supposition : Dupin et le ministre pourraient être non seulement frères, mais qui plus est jumeaux, en revenant à la thématique du double déjà à l’œuvre dans William Wilson.


De vous à moi, on voit bien tout ce qu’on pourrait objecter à une telle lecture, en particulier sur cette prétendue gémellité qu’aucun indice concret n’étaye. Mais aussi sur les détails au sujet de Dupin glanés dans trois nouvelles écrites entre 1841 et 1844, et qui présupposent une cohérence du personnage que rien ne garantit, précisons-le tout de même. Mais peu importe au fond. Le raisonnement ne fonctionne pas plus mal que celui de Dupin, de Holmes ou de Poirot, flagrant pot‑pourri de clarté et d’imprécision, de méticulosité et de désinvolture, de magie et de rationalité. Toute contre-enquête s’expose à être partielle ou partiale, à se livrer à l’invention, à l’affabulation, à la raison ratiocinante et déraisonnable, au goût de l’invraisemblable et de l’abracadabrant, voire à l’hallucination. Et donc à subir le même traitement que l’enquête qu’elle reprend : à être elle aussi l’objet d’une nouvelle contre-enquête. Mais le propre de la littérature n’est-il pas de pouvoir faire tenir ensemble des discours contraires, voire contradictoires, sans qu’ils s’excluent ? Quoi qu’on en pense, c’est aussi de la sorte que la critique littéraire s’est affranchie des modèles d’enquête puisés dans les sciences humaines pour se tourner vers ceux issus du roman policier8. Le critique littéraire est en effet un lecteur et un enquêteur qui, prospectant et s’informant, trace son propre chemin. Vu depuis le roman policier, l’acte interprétatif ne peut être vu comme un acte objectif et neutre, l’apothéose d’une vérité unique, mais comme un acte d’investigation où l’interprète a lui‑même sa part, un acte qui a sa violence, ses partis pris, son lot d’invention, de choix dans les indices sélectionnés, voire de déformation ou de travestissement de ceux-ci, comme le font parfois Poirot ou Holmes, un caractère légitime mais aussi sacrilège, voire profanatoire, même si la suspicion ne doit pas devenir une loi absolue de la lecture des textes, mais une manière de l’enrichir en tenant compte des ambiguïtés, des incohérences et en donnant sa part au doute et au fantasme9.
Mais « La Lettre volée » et Le Meurtre de Roger Acrkoyd sont des textes pleins. Des textes achevés, affirmatifs, où les insuffisances ne sont jamais indéniables, où on peut seulement les supposer et qui exigent une vigilance prodigieuse pour les traquer. Si la contre-enquête en est un mode de lecture possible, il ne s’agit certainement pas de celui qui est prévu ou suscité directement par le texte. Tout autre est le texte qui, à partir du XXe siècle, s’approprie le modèle policier et où des blancs nous retiennent, nous laissent seuls face aux traquenards du récit et font que notre lecture est toujours limitée, incomplète, peut-être même mauvaise. Le blanc, le manque, le vide dans l’enquête, cette part dérobée est au fondement de La Disparition de Perec, Les Gommes de Robbe‑Grillet, L’Emploi du temps de Butor. « Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait pu, n’avait voulu voir. On avait disparu. Ça avait disparu10 », lit‑on dans La Disparition qui donne lieu à une double enquête, l’une sur l’intrigue et l’autre sur la disparition du e dans le texte, celle-ci tendant à occulter ou à empêcher la première, comme si elle était cette lettre volée laissée en évidence et qui masque ici les enjeux de l’autre investigation, pourtant essentielle.


Absence ou fragilité des éléments nous habilitant à statuer sur l’énigme, oui. Et de surcroît, absence de ce qui justifie qu’il y ait enquête. Où est donc passé le cadavre dans L’Emploi du temps, dans L’Inquisitoire de Pinget ou dans Pierrot mon ami de Queneau ? Cherchez bien. Il n’y en a pas. L’inspecteur Blognard, dans La Belle Hortense de Jacques Roubaud, s’en étonne avec nous : « Dans ce roman où nous sommes, qui est un roman policier, puisqu’il y a un détective, deux même, un Narrateur qui suit l’enquête, un criminel et des crimes, n’est-il pas paradoxal qu’il n’y ait aucun meurtre ?11 ». Ces textes se rient des règles schématiques que S. S. Van Dine avait promulguées pour asseoir un canon du roman policier. Je ne résiste pas au plaisir de citer la septième d’entre elles tant elle est savoureuse : « Un roman policier sans cadavre, cela n’existe pas (j’ajouterai même que plus le cadavre est mort, mieux cela vaut). Faire lire trois cents pages sans même offrir un meurtre serait se montrer trop exigeant vis‑à‑vis d’un lecteur de roman policier. La dépense d’énergie du lecteur doit être récompensée12 ». C’est avoir une bien piètre idée des compétences du lecteur et de ses désirs, réduits à quelque chose de passablement voyeuriste, facile et morbide… Reste une question : sans meurtre, pourquoi enquêter ? Pas de réponse si ce n’est que, désormais, nous devons regarder en face nos désirs d’enquête, de contre‑enquête et nous exposer au risque de l’absence de toute vérité ou, pire, de toute signification…

 

Une contre-enquête : Le Voyeur de Robbe-Grillet

 

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Suivons donc la pente vicieuse qui, de Voltaire à Pierre Bayard, anime les lecteurs délicieusement malveillants, ceux qui ont, plus que d’autres, été sensibles aux impostures du texte. Avec ce but : non pas seulement ajouter une contre‑enquête à toutes les autres, mais confirmer que celles-ci ne sont pas le fruit de lecteurs particulièrement suspicieux, voire franchement hostiles ou malintentionnés, mais bien une réelle possibilité ménagée par les textes eux-mêmes, par leurs structures et procédés, et la preuve, en acte, que la contre-enquête est féconde pour l’œuvre, participant à la richesse de ses interprétations jusque dans leur caractère non-conformiste et potentiellement aberrant. Je parcours donc les rayons de ma bibliothèque. Plusieurs possibilités s’offrent à moi. Je suis aux aguets : la solution avancée dans La Fille aux yeux d’orLes Frères KaramazovLes Faux Monnayeurs, est‑elle la bonne ? Je tombe sur Le Voyeur de Robbe‑Grillet. L’histoire de Mathias. J’applaudis devant ce coupable de premier choix. J’ouvre le livre, le feuillette, je tombe dans le texte et je rouvre ce dossier qui semblait classé.


En tant qu’investigateur avisé et honnête, je me dois d’abord d’exposer les faits tels que le lecteur est à même de les recomposer à la lecture du roman. Mathias est un voyageur de commerce qui a décidé d’aller vendre des montres dans une île où il aurait habité enfant mais dont il ne garde que des souvenirs confus. Au cours de ses déambulations, il apprend l’existence d’une jeune fille appelée Jacqueline, qu’on accuse des pires vices. Celle‑ci disparaît et on finit par repêcher son corps et se demander si elle n’a pas été assassinée. Mais un problème est là, et il est de taille : il y a un moment vide dans l’emploi du temps de Mathias, que rien ne légitime et qui correspond au moment de la mort de Jacqueline. Que faire ? Le combler. Comment ? En formulant diverses explications plausibles à ce sujet, en combinant différents alibis, en les laissant entendre aux habitants et en retournant sur les lieux du crime pour effacer les indices. Que penser de cette attitude ? Qu’elle confirme la culpabilité de Mathias. À la fin, celui-ci quittera malgré tout l’île sans être inquiété.


Après ce préambule, il faut en venir à ce qui pose problème. Car cette lecture, pour satisfaisante qu’elle soit, ne résout pas tout. Ce dont elle ne tient pas compte c’est le dispositif tout à fait singulier du roman. Trois éléments, qui contrarient une claire restitution des données de l’intrigue, méritent d’être pris en considération : la répétition non chronologique des épisodes, l’absence de description du meurtre et l’incertitude du point de vue adopté. Regardons‑les un par un.


Il est d’abord à noter que le roman se compose de scènes qui reviennent et alternent, altérant notre perception des événements. L’ensemble de la structure entrave le sens et réprime les certitudes. Ces répétitions parasitent un ingrédient crucial de l’investigation, pour corroborer la responsabilité du suspect : la chronologie des faits. Et ce alors même que Mathias, le vendeur de montres, est obsédé par le temps, celui des ventes, des discussions, celui nécessaire pour se rendre d’un point à un autre, pour repartir de l’île, un temps qui ne cesse de lui échapper jusqu’à ce qu’il rate le bateau de retour. C’est de la sorte que Le Voyeur trouble et met en question l’enquête, tant concernant son objet que son sujet. Dans la quasi totalité du livre, le seul à se comporter réellement comme un enquêteur, c’est Mathias, nouvel Œdipe qui est le principal suspect et l’évident meurtrier. Celui‑ci ne cesse d’inspecter ce qui l’entoure, de noter les détails les plus anodins, mais les erreurs, les approximations et les doutes abondent. Les descriptions maniaques qui essaiment dans le récit, les épisodes récidivants et enchevêtrés, soutiennent la démarche herméneutique, mais la minent dans le même temps, la renvoyant au scrupule, à l’obsession et à l’inachèvement. D’autant que l’enquête de Mathias ne commence que pour vendre ses montres, le voyageur de commerce pratiquant la psychologie de l’inspecteur pour collecter des anecdotes sur les insulaires et sympathiser avec eux dans un but mercantile. Mais ce comportement change d’objet au cours du roman. Après la découverte du corps, Mathias enquête dans le dessein de fabriquer ses alibis et de récupérer d’éventuels indices pour les éliminer. C’est donc la même méthode qui est utilisée pour écouler des montres et s’innocenter d’un meurtre, semant le doute sur ses motivations et son efficacité.


Or, au sein de ces répétitions proliférantes, l’événement central, le meurtre, n’apparaît pour ainsi dire jamais. Il est éludé à un point tel que, pendant les deux tiers du roman, le lecteur n’est pas assuré qu’il y a bien eu un crime. Celui-ci ne devient certain qu’au moment où on trouve le corps de Jacqueline13. Avant cet événement, l’assassinat ne peut être que présupposé par le lecteur à l’aide des agissements de Mathias qui se renseigne au sujet de ce que les habitants ont pu voir ou apprendre sur lui, mais aussi à l’aide d’éléments qui l’anticipent ou le réverbèrent, comme le cri de femme entendu par Mathias devant une maison, la petite fille qui le regarde fixement sur le bateau, la cordelette qu’il manipule compulsivement, l’affiche de cinéma où un homme étrangle une femme, une coupure de presse que Mathias a conservée et qui narre une scène similaire… L’enquête débute donc chez le lecteur sans véritable assurance, seulement à partir des soupçons qui nimbent l’étrange comportement du héros, sans qu’on puisse savoir si on aura bien à faire à un roman policier. Comme dans Les Gommes ou La Disparition, celle‑ci se fonde sur un manque.


À cette structure remarquable, s’ajoute un autre problème qui est celui du point de vue et de la vue, un problème posé dès le titre (Le Voyeur), un problème qui foisonne un peu partout dans le roman, qui scande l’œuvre de Robbe-Grillet (voyez Les GommesLa Jalousie), mais surtout qui palpite au cœur de toute enquête et de tout roman policier (voyez « La Lettre volée »14). Disons seulement, pour ce qui nous intéresse ici, que les événements pourraient être rattachés au point de vue de Mathias ou à un narrateur absent et au savoir très partiel, ou encore, par moments, à celui de certains habitants. Des scènes plusieurs fois racontées comportent en effet de notables différences, en particulier dans la précision qui leur est apportée, quant aux noms des personnes ou à d’autres détails, de sorte qu’on a le sentiment qu’elles pourraient ne pas être vues par le même protagoniste, ou que Mathias masque certains détails puis les corrige, voire en invente, ou qu’il doit effectuer un travail laborieux pour se souvenir.


Ce point de vue indéterminable et chancelant, les découpes dans le texte, tous ces paramètres nous encouragent à mettre en cause Mathias. Le texte pourrait être une sorte de compte rendu hésitant et embrouillé, inlassablement repris et récité par Mathias qui aguerrit sa défense pour se préparer à un interrogatoire. À plusieurs reprises, nous le voyons récapituler son itinéraire. Plusieurs mises en abyme le signalent. Après le récit d’un habitant, on peut lire ceci : « Au lieu de la narration précise d’un quelconque fait, limité et précis, il n’y eut – comme d’habitude – que des allusions très embrouillées à des éléments d’ordre psychologique ou moral, noyés au milieu d’interminables chaînes de conséquences et de causes, où la responsabilité des protagonistes se perdait » (179‑180). Par-dessus le marché,nous surprenons souvent Mathias en flagrant délit de mensonge, pour négocier ses montres.


Mais cette infaillible accusation, dans Le Voyeur, fonctionne à vrai dire assez mal, plus mal en tout cas que dans la plupart des récits policiers. Car le problème central est que ce soit le suspect qui mette en œuvre, presque à lui seul, la démarche herméneutique. Même si l’on aperçoit progressivement qu’il peine à s’innocenter, à bricoler des alibis, à falsifier les événements, on est en droit de se demander si une autre hypothèse ne serait pas concevable.


La première issue serait que Jacqueline n’ait pas été assassinée, qu’il s’agisse d’un accident ; mais cette idée est écartée d’un revers de main par tous les habitants, Jacqueline étant une nageuse d’exception. La deuxième serait que Mathias ne soit pas le coupable. Mais dans ce cas, comment motiver ses tentatives pour se disculper et gommer les indices ?


Il faut ici faire signifier l’organisation du texte où deux parties s’opposent : les deux premiers tiers du roman se règlent sur le principe que nous venons de décrire, à savoir la répétition et l’entrecroisement de scènes, mais cette écriture s’atténue, voire disparaît presque complètement, après la découverte du cadavre. Le récit s’accélère alors, les événements se suivent et s’emboîtent, presque sans redondance, une chronologie s’empare des faits et les combine. La trame policière, jusque‑là brisée, s’assure brutalement ; elle saisit le récit et le conduit inéluctablement vers sa fin, sur un rythme presque haletant.


Cette modulation est-elle anodine ? Je pressens que non. Pour l’interpréter, revenons aux répétitions qui pétrifient la première partie du texte. S’il est évidemment possible d’y lire les hésitations d’un individu s’escrimant à se constituer le meilleur alibi possible, le roman nous met sur une autre piste en insistant sur les troubles de perception et de mémoire de Mathias, qui a régulièrement mal aux yeux et à la tête. Même ses souvenirs les plus immédiats sont déficients. Face à un marin, il n’est certain ni d’avoir parlé ni de ce qu’il lui a dit (173). Il est même obligé d’enquêter, à proprement parler, parce qu’il ne se rappelle pas avoir réparé sa chaîne de vélo : « sur la main droite, les traces de cambouis encore visibles prouvaient qu’il avait été contraint d’y toucher » (111). Cette marque, qui n’est pas pour rien désignée comme un « indice », le convainc d’actions dont il n’a aucun souvenir, actions qui, comme le meurtre lui-même, ne sont pas racontées au préalable.


Tout s’éclairerait alors pour le lecteur : Mathias aurait très bien pu commettre un meurtre sans s’en rendre compte, ou sans se le remémorer, dans un moment d’égarement, de folie, et il tenterait d’abord d’en prendre conscience ou de l’imaginer, notamment à l’aide des images évoquant un assassinat similaire, comme la coupure de journal ou l’affiche de cinéma. Dans ce cas, Mathias s’évertuerait non seulement à se blanchir, mais aussi à se prouver à lui-même sa propre culpabilité, et rejoindrait d’une manière ou d’une autre Œdipe. Dans ce cas, on déchiffre plus aisément la conversion de l’écriture dans la seconde partie du texte où le ressassement s’estompe car alors Mathias ne tergiverserait plus ; il serait d’un seul coup certain d’être l’assassin.


Une autre hypothèse, peut-être aventureuse, peut néanmoins être hasardée en s’appuyant sur ce qui précède. Celle-ci est accréditée par l’un des épisodes où Mathias court le plus de risques, presque à la fin du roman : son tête-à-tête avec Julien Marek.


La scène a lieu quand Mathias repasse à la ferme des Marek, son principal alibi puisqu’il argue d’une visite chez eux pendant le temps vide dans son emploi du temps. Arrivé là, il écoute à la dérobée une conversation entre Robert Marek, son fils Julien et sa grand-mère. Le père de l’adolescent ne voit pas pourquoi Julien n’a pas croisé Mathias quand celui-ci est censément venu et suspecte Julien d’être l’assassin. Le jeune homme entend alors Mathias qui est contraint d’entrer. Mais au lieu de l’accuser de mentir, Julien le soutient. Il affirme qu’il s’était absenté dans le hangar au moment de sa visite. Avec aplomb, il valide la version des faits inventée par Mathias et la reconstruit avec des détails précis et fictifs. Mathias, dont ce témoignage arrange les affaires, s’inquiète pourtant de cette facilité à tromper, de ce regard assuré et désinvolte, ainsi que des véritables motivations du jeune homme à le couvrir.


Or Julien refait apparition dans une scène capitale suite à laquelle nous serons forcés de l’acquitter : celle où Mathias, qui s’est rendu au bord de la falaise, aperçoit le gilet de Jacqueline, s’en saisit et le lance en mer. Mais un témoin assiste à son geste : Julien. Mathias a toutes les raisons d’être épouvanté : Julien lui dit avoir reconnu le vêtement de Jacqueline, qui, selon lui, était là la veille, et lui oppose d’autres indices troublants. Entre autres : ce papier de bonbons au sol, identique à ceux que Mathias vient justement de proposer à l’adolescent. Le voyageur prétexte qu’il l’a fait tomber à l’instant mais Julien le confond en affirmant l’avoir trouvé la veille (260). Décontenancé, Mathias est terrifié à l’idée que Julien ait été le témoin du meurtre.


C’est de cette manière que l’hypothèse de la culpabilité de Julien est vite balayée. J’aurais envie de dire, au risque que vous me taxiez de méfiance pathologique, trop vite balayée. Car celle‑ci est à peine esquissée par le père, jamais adoptée par Mathias, et encore moins par les autres habitants, le narrateur et même le lecteur. Dès que le rôle de témoin du jeune homme s’impose, disons même de voyeur, le roman ne s’intéresse plus à lui. Cet abandon me semble déloyal : c’est non seulement Mathias mais aussi le texte lui‑même et son narrateur qui se détournent un peu trop à la légère de cette piste.
Car si Julien vient trouver Mathias, cela peut en effet être parce qu’il a été le témoin du meurtre, mais dans ce cas, pourquoi ne le dénonce‑t‑il pas ? Pourquoi le protège‑t‑il devant son père ? Simplement parce qu’il s’était absenté sans autorisation ? Cela est difficilement crédible. Julien n’a‑t‑il que cela à se reprocher ? Ne pense‑t‑il pas plutôt que Mathias l’a vu assassiner Jacqueline mais qu’il a déduit, de ses étranges alibis, que le voyageur était frappé d’amnésie comme après un événement traumatique ? Or, durant le face à face entre Julien et Mathias, l’adolescent sort de sa poche un bout de ficelle taché de cambouis et un mégot de cigarette, deux débris qui hantent Mathias, puisqu’ils pourraient servir à l’inculper, et dont il est théoriquement en possession. Mais le texte n’explique jamais comment Julien aurait pu se les procurer et ne nous suggère jamais que Mathias ne les a plus avec lui. Scène inexplicable mais qui inspire une idée téméraire : Julien défierait Mathias parce qu’il n’a pas su voir et se souvenir, qu’il ne sera pas en mesure de déconstruire le récit accablant du meurtrier qui a usurpé le rôle du témoin. Plus encore, arborant de façon insolente le mégot à ses lèvres (266), Julien prend la place de Mathias. L’imposteur qu’il devient se présente comme son double, avec sa cigarette, sa ficelle, ses marques de cambouis, son papier de bonbon. Il assume avec morgue la position de celui qui a réalisé le forfait que Mathias aurait pu accomplir.


On est de ce fait en droit de reprendre l’ensemble de l’intrigue à la lumière de cette supposition et j’invite le lecteur à le faire pour vérifier que chaque élément de l’histoire peut aisément s’expliquer ainsi. Cette hypothèse est d’abord la seule à donner du sens à l’attitude de Julien dans toute la fin du roman qui, sans cela, reste énigmatique et illogique15. Par ailleurs, elle appelle à relire tout ce qui évoque l’assassinat, le met en abyme, le rend obsessionnel, mais aussi le déréalise, comme l’affiche de cinéma, la photo d’une jeune fille attachée ou la coupure de journal. Tout ceci présage que le meurtre n’a pas été perpétré par Mathias. Que celui-ci, ne pouvant que présumer sa propre culpabilité, cherche dans ces images, des moyens de se représenter l’acte, de s’y projeter, de vérifier qu’il aurait pu le commettre. Au dénouement, Mathias se voit même comme « l’ignoble individu » (279) dont il est question sur la coupure de presse, si bien que l’une des dernières scènes, où l’on aperçoit enfin Mathias en train de ligoter une jeune fille (302‑303), pourrait être l’aboutissement fantasmatique de ce processus d’auto-persuasion. Et si Mathias ne parvient à visualiser sur ses mains que des traces de cambouis, et non des traces de sang, cet « indice » ne signifie‑t‑il pas qu’il n’est pas le meurtrier ? Qu’il se rêve seulement en assassin ? D’autant qu’il brûlera la coupure de presse (290‑291) : tout comme l’affiche de cinéma a été remplacée par une autre, cette image s’évanouit comme une hallucination ou un cauchemar. Ces disparitions nous certifient ceci : l’assassinat demeurera pour Mathias ce qui ne pourra jamais être pleinement approprié. La suppression presque totale des répétitions et des hésitations après la découverte du corps de Jacqueline doit dès lors être tenue pour l’anéantissement d’un doute : elle atteste que Mathias, après une longue phase de ressassement, de vérifications et de perplexités, s’est convaincu de sa culpabilité.


Pourquoi dès lors ne pas miser sur une conjecture folle que le texte ne prend pas à sa charge ? Inspirés par les contre-enquêtes de Daniel Hoffman et de Jean-Claude Milner, nous osons à peine soumettre à notre lecteur l’idée que Mathias pourrait avoir un lien de parenté avec la famille Mareck. Tantôt désigné par son prénom, tantôt comme le voyageur, comme si ces deux personnes étaient disjointes, le personnage donne son nom de famille aux habitants mais nous ne l’apprenons jamais. Étrange, me direz‑vous. En effet. Nous saurons seulement que ce nom est courant dans l’île et que le seul nom qui semble familier à Mathias est celui des Marek. Mathias serait-il un Marek, l’oncle de Julien par exemple, le frère illégitime et inconnu de son père, réinvestissant alors, en la déplaçant, la thématique œdipienne ? Ici s’arrête mon travail, confiant cette nouvelle contre‑enquête à mes plus ombrageux lecteurs…

 

Maxime Decout

(Actes du premier symposium de critique policière, 30-31 Mai 2017)


1  Georges Perec, « 53 jours », Paris, Gallimard, « Folio », 1993 [1989], p. 60‑61.
2  Jorge Luis Borges, Fictions, traduit de l’espagnol par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois, Paris, Gallimard, « Folio », 2000 [1956], p. 84‑85.
3  Voir Thomas Narcejac, Une machine à lire, le roman policier, Paris, Denoël/Gonthier, « Bibliothèque méditations », 1975.
4  Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998.
5  Voir par exemple Tzvetan Todorov, « Le secret du récit : Henry James », Poétique de la prose, suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Seuil, « Points », 1980 [1971], p. 81‑115.
6  Daniel Hoffman, Poe Poe Poe Poe Poe Poe Poe, New York, Doubleday, 1972, p. 134
7  Jean-Claude Milner, Détections fictives, Paris, Seuil, « Fictions & Cie », 1985.
8  Pour une autre approche de cette question, voir Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
9  C’est d’ailleurs ce qu’en déduisait à sa manière Jean-Michel Rabaté dans Given : 1Art 2Crime. Modernity, Murder and Mass Culture (Brighton et Portland, Sussex Academic Press, « Critical Inventions », 2007) en comparant le Moïse de Freud au Da Vinci’s Code de Dan Brown…
10  Georges Perec, La Disparition, Paris, Denoël, « Les lettres nouvelles », 1969, p. 8.
11  Jacques Roubaud, La Belle Hortense, Paris, Seuil, « Points », 1996 [1990], p. 254.
12  C’est en 1928, dans un article pour L’American Magazine, que Van Dine rédige ses vingt règles du roman policier. Pour le lecteur désireux de prendre connaissance de ce double et succulent décalogue, il est entre autres consultable à l’adresse : http://id.erudit.org/iderudit/50235ac

13  Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur, Paris, Gallimard, « Folio », 1955 [1973], p. 212. Les citations suivantes sont extraites de cette œuvre.
14  Ce qui n’a pas échappé à Lacan qui, consacrant à « La Lettre volée » un célèbre séminaire où il revêt lui-même le costume de l’enquêteur, y décèle une rivalité de regards (« Le séminaire sur la “Lettre volée” », Écrits, Paris, seuil, 1966).
15  C’est aussi de la sorte qu’on peut affirmer que le voyeur serait bien le personnage central, Mathias, plus que Julien comme le proposait par exemple Bruce Morrissette (Les Romans de Robbe-Grillet, Paris, Minuit, 1974 [1963], p. 103‑104), non seulement parce qu’il épie les autres et lui-même, se scrute pour se comprendre, mais aussi parce qu’il aurait été le témoin du meurtre.
Maxime Decout, « Petit éloge de la contre-enquête », Fabula / Les colloques, Premier symposium de critique policière. Autour de Pierre Bayard, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4829.php, page consultée le 20 juin 2018.

Par Maxime Decout

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