Œdipe et son père : une rencontre manquée

 

 Retour au sommaire de l'enquête

 

 

Dans la majorité des lectures de Sophocle, le peuple thébain lui-même est souvent minoré,  perçu comme anecdotique, ou réduit à une contrainte dramatique initiale proche de l’abstraction. Les Thébains souffrent de la peste et implorent leur roi, Œdipe, celui qu’ils se sont choisis pour les avoir sauvés, des années plus tôt de la Sphynx, de les sauver à nouveau.

 

Il y a pourtant, dans le type de relation qui unit les Thébains à leur roi quelque chose qui ne va pas de soi, et qui explique sans doute la triste disparition de Laïos de façon bien plus fondamentale que la version du parricide habituellement retenue : quelque chose qu’Œdipe aurait été bien avisé de prendre plus tôt en compte.  

 

Il arrive qu’une lecture bascule et entraine dans son effondrement de longs blocs de croyance. Cela se produit lorsqu’on traduit et que le sens d’une tournure syntaxique, soudain, met en péril toute une interprétation préalable ; ou bien lorsqu’on prend le risque inconsidéré de discuter avec des amis qui  vous invitent à comprendre autrement une œuvre dont on croyait l’interprétation familière et définitivement réglée ; ou lorsqu’on se laisse aller, par curiosité d’abord, effrayée ensuite, à suivre  la pente d’une impression incongrue, qui, peu à peu s’élargit, oblige à assumer un point de vue, structuré, cohérent, partageable. Pire encore, cela arrive lorsqu’on découvre un nouveau livre et que celui-ci mène à relire, différemment, quelques livres précédents. Tout chute. 

 

Notre confiance dans l’interprétation courante du meurtre de Laïos avait été fortement ébranlée par la lecture de la magistrale enquête de Pierre Bayard et, pour en avoir le cœur net, nous avons repris la pièce, vers à vers, pied à pied. Quel ne fut alors notre étonnement ! La brèche ouverte par Pierre Bayard fait tomber le vieux mythe par mille endroits différents, et fait apparaitre, ou plutôt proliférer, les multiples et déplorables incohérences, faiblesses de jugement, silences manipulateurs, qui menèrent le malheureux (et peut-être un peu naïf) Œdipe à se crever les yeux. Ainsi dès les premiers vers, un fil se fait jour, inquiétant. N’ayons pas peur, tirons-le, à notre façon, laissons-le nous guider. C’est alors derrière les ors sang et larme de la tragédie, non seulement l’innocence d’Œdipe, mais l’histoire d’un désir de bonheur refoulé qui apparait. Pour restituer ce désir et l’innocence d’Œdipe, cependant, il faut en passer par un lâcher-prise et se laisser porter par des impressions de lectures d’abord éparses. Puis il faut accepter d’analyser, sans se laisser ni fasciner ni démonter, la perversité accusatoire de la rhétorique sophocléenne. Enfin, il faut accepter de penser la tragédie comme un genre fondamentalement impur.

 

Nous procèderons en huit étapes, chiffre stable, de longueurs variables. 

 

1-La douleur d’un peuple     2-Pourquoi les rois meurent-ils ?   3-La disgrâce de Laïos   4-Anticiper le désamour en régime monarchique      5-Sophocle et la rhétorique des petits bouts   6-Les petits gâteaux  de la critique ménagère et démocratique   7-Allumettes    8-Dénouement.

 

1. La douleur d’un peuple

 

La pièce de Sophocle  on s’en souvient sans doute, commence par un tableau pathétique. Le Prêtre de Zeus est venu, entouré d’enfants, et soutenu par l’ensemble du peuple agenouillé, implorer Œdipe, Roi de Thèbes : puisse ce dernier trouver quelque remède -alkèn- pour redresser anorthoson- la ville rongée par la peste – ou quelque autre épidémie mal identifiée. Or pour émouvant que soit ce tableau, dans ce qu’il dit de l’angoisse d’un peuple confronté à l’éventualité de sa disparition, il ne manque d’inquiéter aussi un peu, pour au moins deux raisons.

 

D’abord, (mais encore faut-il s’autoriser soi-même à formuler ses réticences), on comprend mal comment Œdipe, qui n’est pas médecin, ni vétérinaire pourrait sauver les Thébains du mal qui les ronge eux et leurs animaux ; et l’on se dit, même ému, même prêt à se laisser porter par l’univers fictionnel du mythe,  que les Thébains ont une curieuse conception, manifestement magique,  de la puissance royale [1].

 

Ensuite, lorsque le Prêtre rappelle l’événement qui, des années auparavant, fit apparaitre Œdipe comme un « sauveur », l’incompréhension, loin de se résoudre, gagne en densité. Voici les mots du prêtre :

 

Il t’a suffi d’entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu’elle payait alors à l’horrible Chanteuse- Tu n’avais rien appris pourtant de la bouche d’aucun d’entre nous, tu n’avais reçu aucune leçon ; c’est par l’aide d’un dieu, chacun le dit, chacun le pense- que tu as su relever notre fortune. Eh bien cette fois encore, puissant Œdipe, aimé de tous ici, à tes pieds nous t’implorons [2].

 

L’horrible Chanteuse désigne bien entendu la Sphinx - mais ce qui est alors difficile à comprendre est ceci : en quoi la résolution d’une énigme aussi simple que celle proposée par la Sphinx [3] nécessitait-elle, du point de vue des Thébains,  « l’aide d’un dieu (prosthèkhè theou) » ?

 

Faut-il mettre notre gêne de côté au nom de quelque chose comme l’univers mythique, ou avons-nous le droit, lecteur, lectrice, d’exercer notre jugement et notre esprit critique, même quand ceux-ci nous invitent à suivre un petit chemin ombragé, plein de doutes et d’embûches ? 

 

Avançons sans crainte, et prenons notre droit, sans attendre qu’on nous le donne. Le public athénien devait bien lui aussi percevoir ce qu’un peuple agenouillé, réclamant de son roi des choses impossibles avait d’étrange et de curieux, empêchant, du moins, l’identification collective. Au cinquième siècle avant J.-C., Athènes est en effet extrêmement fière de son régime démocratique, d’un régime qui, comme le rappelait Eschyle dans Les Perses en -472, interdit que quiconque ne soit considéré comme l’esclave ou le serviteur d’un autre mortel. Dans la tragédie d’Eschyle la Reine des Perses, comprenant que l’armée de son fils Xerxès a été défaite, s’enquiert d’Athènes et de son régime politique : « Et quel chef sert de tête et de maître à l’armée ? » demande-t-elle au Coryphée, qui lui répond aussitôt « Ils ne sont esclaves ni sujets de personne [4]». Et c’était alors façon de faire entendre au public rassemblé quel magnifique corps politique il constituait, par opposition, bien entendu aux Perses, tout entiers dévolus à leur Roi.

N'est-il donc pas incongru, quelques décennies plus tard (la pièce de Sophocle est datée entre -430 et -420) de présenter aux Athéniens un peuple enfant, en larmes, demandant aide et assistance à un roi perçu comme « sauveur (sotèra)» [5] ? 

 

Du reste, il est probable que Sophocle lui-même (pour autant que nous puissions reconstituer ses pensées à bientôt 2500 ans de distance) ait perçu ici une certaine difficulté. Ainsi, le Prêtre précise-t-il :

 

Nous ne t’égalons certes pas aux Dieux, non ; mais nous t’estimons le premier de tous les mortels dans les incidents de notre existence et les conjonctures créées par les dieux. [6] 

 

Cependant, cette réserve est bien fragile. D’abord, la proposition « mais nous t’estimons le premier de tous les mortels dans les incidents de notre existence et les conjonctures créées par les dieux » est si embrouillée qu’on n’y comprend goutte, même dans la traduction de P. Mazon. Dès lors, seul reste en mémoire le « nous ne t’égalons pas aux Dieux » qui sonne comme une dénégation de pure bienséance, dans un moment où Œdipe est supplié à genoux.  

Alors comment ne pas entendre dans ce « nous t’égalons aux dieux » (si mal refoulé) la reprise sur le plan politique de la célébration d’une puissance, non pas politique, quant à elle, mais bien érotique et amoureuse ? Comment ne pas entendre un peu du 31 ème fragment de Sapho, célébrant l’homme tout proche de l’être aimé ? « il me semble l’égal des dieux » écrivait Sapho.

 

Tout le discours du Prêtre de Zeus nous montre qu’Œdipe est politiquement et érotiquement investi, crédité d’une sur-puissance, et ce depuis l’épisode de la Sphinx, certes, mais sans que cela n’ait rien à voir avec le contenu de cet épisode lui-même, la résolution de l’énigme ayant plutôt fonctionné, selon toute vraisemblance, comme le catalyseur d’un désir longuement mûri : celui d’avoir un chef à adorer.

 

Récapitulons. Il est donc demandé à Œdipe, qui n’est pourtant plus un jeune adolescent mais un père de famille bien établi, ayant deux grandes filles à charge, et deux fils bientôt en âge de régner, de renouer avec la puissance de sa première arrivée dans la ville, avec la force de la première cristallisation, de maintenir son statut de roi aimé. Or, guérir toute une ville de l’épidémie qui la dévaste est une autre paire de manches que de résoudre une énigme pour enfants, et ce que l’on peut à vingt ans, peut-être le peut-on moins à quarante. 

 

On le sait cependant : l’amour, quand il est massif, ne souffre guère d’être déçu. Aussi est-ce sans surprise, mais avec une certaine frayeur, que nous lisons, dans la bouche du Prêtre, cette menace adressée à Œdipe au vers  47 « Prends garde !  (ith, eulabèthèth’) » dit le grec dans une belle allitération en « th ».  Qui dira en effet, la violence des décristallisations ?  

 

Poursuivons la traduction : « ith’eulbèthèth hos se… Prends-garde car toi…». Nous y sommes presque. Encore un petit effort de lâcher-prise et de sensibilité artistique, et ça, y est, c’est elle :  la voix de Carmen, l’incroyable chanteuse, amoureuse trahie, en pleine décristallisation sentimentale, vengeresse lovée dans l’oreille comme un nid de serpents prêts à se redresser, à sortir leurs griffes et à siffler sur la tête d’Œdipe.  « Prends gaaaaaaarde à toi ! »

 

2. Pourquoi les rois meurent-ils ?

 

On comprend mieux désormais comment la représentation d’un peuple enfant pouvait intéresser les Athéniens : Sophocle ne demandait pas à ce public de s’identifier aux Thébains, mais il mettait en scène, précisément, l’hubris du régime monarchique et ce de façon tout à fait originale. Loin de montrer un peuple que l’hubris d’un roi mène au désastre, comme le faisait Eschyle en montrant comment la folie de Xerxès ruina les Perses, Sophocle avec Œdipe-Roi nous invite à penser la façon dont l’hubris d’un peuple, prisonnier de son fantasme politico-amoureux, peut, éventuellement, causer la ruine de son roi et de toute sa famille. Il invite à penser ce moment où la croyance dans le roi s’effondre et où l’amour menace de se renverser en cruauté ou en transe extatique et destructrice. 

 

Et l’on voit poindre ici une première question, d’ordre général, certes, mais qui traverse en vérité, de façon implicite, toute la pièce de Sophocle et oriente donc la lecture qu’on en fera. Pour quelles raisons la croyance en un puissant peut-elle s’effondrer et quelles sont les conséquences de cet effondrement ? 

 

À cette première question, on pourrait répondre que la croyance en un roi s’effondre quand il s’avère impuissant à assurer sa fonction de protection. Ainsi Œdipe apparait-il impuissant à protéger son peuple de la maladie qui s’est abattue sur lui.  On pourrait alors fournir une interprétation d’Œdipe Roi peu ou prou inspirée des travaux de James George Frazer, ou du moins, de l’imaginaire que ces travaux ont véhiculé [7]. Pour Frazer en effet, le statut de roi est, chez les peuples qu’il appelle primitifs, éminemment instable. Le roi y serait à la fois crédité de garantir l’harmonie de l’univers et présumé responsable des dérèglements naturels qui pourraient se produire. Si, en dépit du roi, quelque malheur météorologique ou épidémique arrive, celui-ci est mis à mort : son sacrifice est censé permettre à l’univers de se régénérer. 

 

Pour tentante que soit cette piste, le recours à l’imaginaire du roi primitif, laisse subsister de nombreuses zones d’ombre. N’en relevons qu’une. Du temps (spéculatif, notons-le) des peuples primitifs, les hivers rigoureux, les maladies, les guerres n’étaient sans doute pas rares – et l’on ne devait guère pouvoir changer de roi tous les ans. A partir de quel moment une catastrophe était-elle, dès lors, collectivement vécue comme catastrophique ? Qu’est-ce qui, subjectivement, intimement, faisait ou fait catastrophe ? Ne peut-on supposer ceci : que la mise en exergue d’une prétendue défaillance royale (ou de quelque puissant que ce soit) dépende aussi de critères subjectifs, historiques, rituels, difficiles à objectiver ? Voire que le sentiment subjectif et premier de perte de confiance dans le Roi soit le déclencheur de ce qui apparait ensuite, mais ensuite seulement, comme une mystérieuse maladie ? 

 

Dès lors une seconde question se dessine. Si le basculement du statut de roi, ou de chef, à celui de victime sacrificielle ne dépend pas, ou du moins pas seulement, de circonstances extérieures, objectivables, peut-il se faire qu’un roi soit mis à mort, sacrifié, sans qu’on n’ait, au fond, rien à lui reprocher ? Se peut-il, selon l’hypothèse de Wittgenstein que des rituels sacrificiels effrayants aient eu lieu, ou aient lieu, seulement pour cela : susciter l’effroi [8]? Se peut-il qu’il y ait, dans la vie des peuples, hier comme aujourd’hui des explosions de cruauté collective dénuées d’explication rationnelle ? 

 

Mais cessons de dériver dans des eaux que nous connaissons mal et qui nous feraient redoubler de spéculations. Revenons plutôt à la civilisation classique, à Sophocle, à la lettre du texte grec et à la stabilité du livre.  Nous étions au vers 47 et il y en a 1530. Revenons à Œdipe, et relisons la réponse qu’il apporte au Prêtre de Zeus venu le supplier, de façon légèrement menaçante, de faire quelque chose contre la Peste.

 

Œdipe, peut-être flatté par la confiance qui lui est manifestée (aussi énigmatique soit-elle) mais peut-être aussi un peu inquiet, voire animé de sombres pressentiments, s’est d’ores et déjà  empressé,  répond-il au prêtre,  de recourir aux dieux. Il a envoyé Créon consulter l’oracle de Delphes - initiative qui se laisse contradictoirement apprécier. 

 

D’un côté, on peut saluer le sens politique d’Œdipe. Recourir au protocole oraculaire de référence est probablement une bonne chose dans une situation de crise où l’instabilité affective, en plus de la maladie, menace d’éclater. Sans doute Œdipe espère-t-il que la stricte application du rite apaisera les Thébains, et que la parole de l’oracle leur permettra, telle un doudou retrouvé, de se rendormir d’un sommeil réparateur tout juste traversé de petits spasmes griffus. De fait, la réponse de l’oracle, portée par Créon, laisse entrevoir une issue bienfaisante : il suffit de trouver le meurtrier du précédent roi,  Laïos, de le chasser de Thèbes, et la ville sera sauvée. 

 

D’un autre côté, hélas, nous savons, nous, lectrices, lecteurs, que Laïos lui aussi avait voulu recourir aux oracles dans une situation de crise qu’il ne savait réguler et qu’il n’en était, pour le plus grand malheur de son fils, pas revenu. La piste oraculaire peut donc s’avérer désastreuse et servir, qui sait, l’hubris d’un peuple déchainé.

 

Mais n’anticipons pas et constatons les progrès contrastés de l’enquête menée par Œdipe.

 

3. La disgrâce de Laïos

 

En questionnant Créon (vers 110-131 et 558-570) , le Coryphée (vers 291-293), puis Jocaste (vers 707-764), sur les circonstances de la mort de Laïos, Œdipe découvre que les Thébains, sur la foi d’un seul témoin, rescapé du massacre, se sont contentés du récit suivant : des brigands ont attaqué le défunt roi qui se rendait à Delphes et ils l’ont tué, ainsi que les autres membres de son escorte. Le spectateur, quant à lui, découvre alors un silence collectif qui a de quoi l’oppresser. Ni Jocaste, veuve de Laïos, ni Créon, frère de Jocaste, ni Tirésias le devin, ni le prêtre, ni aucun autre Thébain, jamais, n’a parlé de la mort de Laïos en présence d’Œdipe. 

 

Soit Thèbes tout entière a souhaité cacher quelque chose à Œdipe, et il faut supposer derrière le mot « brigands » quelque meurtre positif et collectif : mais on ne voit guère ce qui pourrait motiver cette mise à mort. Soit Laïos vivant était, avec les années, tombé dans une sorte de discrédit, dans une sorte de grisaille affective où il aura définitivement sombré. On l’avait beaucoup aimé, sans doute, au début de son règne, mais on s’était mis, au fil du temps, sans raison particulière, à l’aimer moins. Et au moment où il fut tué, sur la route qui le menait à Delphes - alors qu’il allait solliciter la parole des oracles - sans doute ne l’aimait-on plus suffisamment pour s’intéresser avec un peu de constance aux circonstances précises qui avaient entrainé sa mort. On aurait dû, sans doute, mais pour qui ? pour quoi ? Laïos avait fait son temps et, d’une certaine manière, celui ou celle qui le tua ne fit qu’entériner, sur le plan pragmatique, quelque chose qui était, symboliquement, fini depuis longtemps. Laïos était, pour ainsi dire, déjà mort, un peu superflu à durer comme il faisait. La transgression n’apparut donc pas très clairement et on ne chercha pas vraiment à élucider les faits. Il n’y a pas de crime, là où il n’y a pas de faute. Nullum crimen sine culpa. Et ce désamour profond, glaçant, déprimant, mais tristement banal, explique vraisemblablement que rien ne soit dit des honneurs funéraires rendus à Laïos. [9]

 

Enfin, la Sphynx ravageait la ville, et les Thébains, décimés, avaient, comme le dit Créon aux vers 130-131, d’autres priorités que de rechercher l’identité du meurtrier d’un roi impuissant à les sauver. Sur ces entrefaites, un adolescent parvint à les délivrer. On pouvait s’imaginer qu’il était protégé par les dieux et le lui dire : il avait la grâce d’y croire. Thèbes était délivrée, Thèbes renaissait, Thèbes retrouvait la force de s’émerveiller. 

 

4. Anticiper le désamour en régime monarchique

 

Si Œdipe, encore adolescent, en rupture familiale, sans doute déboussolé par tant d’inexplicables succès, avait eu la présence d’esprit de poser des questions sur son prédécesseur, il eût évité, certes, un mariage incestueux, la pendaison de Jocaste, son aveuglement puis son exil, la dispute ultérieure de Polynice et Étéocle, la fin tragique d’Antigone. Mais là n’est pas le principal. Si Œdipe s’était davantage intéressé à son prédécesseur, il aurait d’abord, selon nous, compris ceci. Les Thébains sont capables d’aimer, assurément, mais ils sont, et tout autant, capables de désaimer, et de désaimer non en raison d’une quelconque faute de leur roi– rien dans le texte de Sophocle, ne laisse entendre que Laïos ait jamais commis le moindre impair- mais de désaimer pour cette raison bien simple que les sentiments les meilleurs ont une fin. Or – et voilà le point – comment une ville régie par un système affectivo-politique fondé sur la dissymétrie monarchique, comment une telle ville peut-elle se débarrasser de son puissant, de celui qu’elle a elle-même élu sauveur, lorsqu’elle s’en est lassée ? Comment le congédier lorsqu’on pratique un régime affectivo-politique pour ainsi dire monogame, et qui ne permet pas de vulgairement réunir, à intervalles réguliers, de nouvelles élections ? Comment reconnaitre, symboliser, élaborer la finitude de ses propres projections quand on a fait de l’adoration du chef sa marque civilisationnelle ? Opopoi. Quid faciant ?

 

Nous ne voyons qu’une solution à la question posée. Pour qu’une telle ville puisse se débarrasser de son puissant sans pour autant renoncer à son fonctionnement affectivo-politique d’adoration du chef, il faut qu’elle puisse glisser quelque accident sur son chemin, ou le mettre en échec en lui fixant des objectifs impossibles, ou lui imputer quelque crime bien horrible qui justifiera sa mort ou son exil. 

 

Œdipe aurait été bien avisé de s’interroger. Cela, peut-être, lui aurait donné l’idée d’aller consulter lui-même les oracles, et seul plutôt qu’accompagné.

 

5. La rhétorique des petits bouts 

 

Venons-en maintenant au nœud de l’affaire, dans sa dimension littéraire et poético-judiciaire : à ce qui justifie (parait-il) que l’on considère Œdipe comme coupable de la mort de Laïos. Disons-le d’emblée : rarement pièce de théâtre n’aura montré autant de perversité à feindre, pour mieux la subvertir, la recherche de vérité judiciaire. Nous voulons ici attirer l’attention sur la scène de coïncidences au cours de laquelle Œdipe lui-même, dans son dialogue avec Jocaste (v 707-764) ,  arrive à croire qu’il a tué Laïos. Cette scène est stupéfiante par son déroulement interne mais aussi parce qu’elle empêche de prendre en compte des éléments pourtant primordiaux. Le caractère effrayant et spectaculaire des coïncidences mises en avant (aussi contestables soient-elles) anesthésie l’esprit dans sa capacité critique, flatte ses passions, et empêche de poser une question pourtant toute simple et cruciale. Or cette question,  d’un coup d’un seul, suffit, aussitôt posée, à disculper le malheureux Œdipe. Il faut entrer dans cette poétique, en décrire les rouages, en indiquer les dangers.

 

Avançons pas à pas et rappelons les arguments qui font d’Œdipe le meurtrier de son père (nous ne mettons pas en doute, quant à nous, qu’il soit son fils). Ces arguments sont au nombre de deux. 

 

Le premier est oraculaire : les oracles ont prédit à Laïos qu’il mourrait de la main de son fils (à ce que dit Jocaste) et ces mêmes oracles ont prédit à Œdipe qu’il tuerait son père. Le second est plus factuel : Laïos est mort sur la route de Delphes, près d’un carrefour déterminé, tué par des brigands (à ce que dit le seul survivant de son escorte) ; et Œdipe se souvient avoir tué un arrogant vieillard et son escorte, sur cette même route, à peu près à la même époque. 

 

Quant au premier argument, nous pouvons assez vite l’infirmer : il est monnaie courante, dans l’Antiquité, que les oracles prédisent aux pères qu’ils seront détrônés par leur fils. L’interprétation bien connue de cette prophétie banale est que les adultes vieillissent et déclinent alors que les enfants, quant à eux, grandissent et ont le privilège immense de devenir des jeunes gens– semblant ainsi prendre la jeunesse de leurs parents. S’il est donc rationnellement vite éliminable, cet argument n’en est pas moins fantasmatiquement prégnant : il assure à la pièce son arrière-fonds macabre, inquiétant, sanguinaire. Il fait circuler un ensemble effrayant de crainte de mourir ou de ne jamais grandir, de jalousies haineuses et réciproques entre une génération et la suivante, de désir de meurtre et de transgression. 

 

Le deuxième argument est rationnellement un peu plus conséquent. Laïos a été tué, à l’endroit et à l’époque, à peu près, où Œdipe tua un vieil homme. Néanmoins cet argument se heurte aussitôt à un obstacle majeur. Le seul survivant de l’escorte de Laïos parle d’une attaque menée par des brigands au pluriel et Œdipe, quant à lui, affirme bien avoir été seul lorsqu’il tua le vieillard qu’il avait rencontré. Pourquoi cette simple incohérence n’est-elle pas davantage développée, dans la pièce, pourquoi ne mène-t-elle pas Œdipe à poursuivre, un tant soit peu, son enquête ? Nous ne pouvons ici que formuler une hypothèse : le fantasme parricidaire promu par l’argument précédent est trop prégnant, trop collant, trop séducteur, y compris pour celui qui est accusé ou s’auto-accuse.  Le fantasme est ce qui « fait tenir », ce qui agence et colle ensemble une série de petits bouts d’information qui gagneraient à être tenus séparés, triés, considérés un à un, dépliés avec autant de soin qu’on en met à suspendre du linge sur un tankerville, usé peut-être, mais propre. 

 

Et c’est ici que Sophocle est particulièrement perturbant. Il fait passer pour rationnel ce que seul un puissant motif passionnel fait tenir ensemble. Il organise la superposition de deux rhétoriques. 

 

D’une part, il fait jouer ce que nous pouvons appeler une « rhétorique des petits bouts ». Celle-ci tire son effet de vérité du fait que les petits bouts s’agencent, comme deux petits bouts d’amphore donnés (par exemple) l’un à un commerçant de Thèbes, l’autre à un commerçant de Corinthe. Lorsque le commerçant de Thèbes voudra envoyer son fils chercher une cargaison de raisins à Corinthe, il lui donnera son petit bout d’amphore. Le fils de Thèbes montrera son petit bout au fils du commerçant de Corinthe qui sortira également le sien du coffre où il était rangé, et l’ajointement des petits bouts permettra, au moins imaginairement, de faire advenir de façon convaincante la représentation de l’amphore unique, totale, paternelle et garantira ainsi l’identité des partenaires commerciaux. Idem si la ville d’Athènes est impliquée dans l’échange ; il suffit alors de trois petits bouts, et ainsi de suite. L’essentiel est que les petits bouts ne soient pas trop petits : à l’état de miettes, évidemment, ils ne pourraient plus s’ajointer et seraient inopérants [10].

 

Tel est, également, l’effet de vérité produit par l’ajointement de petits bouts d’information éparpillés ici ou là chez Sophocle. Dans Œdipe Roi, les petits bouts dont l’ajointement est censé faire vérité sont au nombre de quatre : deux prédictions oraculaires (l’une à Laïos, l’autre à Œdipe), et deux faits attestés par des témoins ou acteurs  (la mort de Laïos racontée par le serviteur survivant, le meurtre commis par Œdipe raconté par lui-même). 

 

Cependant la rhétorique des petits bouts a, structurellement, un défaut majeur. L’ajointement de petits bouts, aussi nombreux soient-ils, ne suffit pas, en effet, à faire toute la vérité : ajointés à d’autres petits bouts peut-être dessineraient-ils une autre forme, une autre vérité. Ils n’indiquent donc que des possibilités de vérité, des probabilités, plus ou moins fortes, d’amphore. Ici, en particulier, rien n’indique que l’homme tué par Œdipe soit Laïos, - (du reste, l’ajointement comme on l’a vu est, sur ce point, loin d’être parfait). 

 

Pour que, à partir de la rhétorique des petits bouts, l’effet d’amphore soit total et décisif, pour qu’il sature, pour ainsi dire, le champ de l’imaginable, interdisant aux lectrices, lecteurs ou auditrices, de revenir en arrière et de re-considérer les ajointements, il faut non plus une possibilité de vérité, mais une puissance de vérité. Il faut même une puissance d’outre-vérité. Il faut l’apparition d’une représentation mentale si fortement corrélée à l’ivresse du désir, libérée de toute entrave morale, que la question de la vérité factuelle – et donc de la justice- en devient tout à fait caduque. Il y faut une sorte de saisissement extatique qui fait définitivement passer le cap, et dire au moment précis où la logique hallucinatoire et désirante se décorelle de la logique factuelle : « C’est donc ça ! ».

 

Or cette puissance d’outre-vérité, Sophocle la tire d’une  seconde rhétorique implicite et fondée  non plus sur l’ajointement trivial de petits bouts, mais sur le long et patient dévoilement d’une histoire monstrueuse, si monstrueuse qu’elle entraine, en parfaite résonnance avec le sublime que décrira le Pseudo-Longin quelques sept siècles plus tard,  la conviction par k.o : ici,  par hypnose et convergence des désirs sanguinaires qui veulent qu’Œdipe soit un odieux parricidaire, indépendamment de toute faute [11].  Ainsi pourrait-on dire que Sophocle, sous couvert d’enquête et de rhétorique rationnelle, sous couvert d’ajointements d’indices (en fait d’indices hypnotiques, qui donnent à voir un rêve collectif et non un fait), manie une « rhétorique des petits bouts à effet d’amphore fantasmatique ». Il ne prouve rien. Au contraire et telle est sa perversité : il se sert de la rhétorique des petits bouts, de son rythme, de ses effets d’hypothèses et de retournements, de cette rhétorique apparemment fondée sur un bon sens commercial bien établi, pour mieux la subvertir, pour habituer l’esprit à différentes hypothèses et suggestions, lever toute forme de censure morale, ouvrir la porte aux fantasmes et supputations, et laisser le champ libre, peu à peu, aux débordements de haine collective dont Œdipe est, sans raison, l’objet - y compris de façon auto-accusatoire. On croit raisonner ? Que nenni ! On dort à poings fermés, on se vautre voluptueusement dans la joie de voir le monstrueux prendre forme et on étouffe en soi toutes les bribes d’esprit critique qui peuvent nous rester. On croit être en empathie avec le malheureux Œdipe ? C’est pour mieux se délecter de ses tourments et en espérer de pires. En vérité, on ronfle, bouche ouverte, nageant dans un rêve d’or et de sang. Si l’on avait une once d’empathie pour Œdipe, on verrait bien que cette histoire ne tient pas debout, on désaoulerait aussi sec, on retrousserait ses manches, on rouvrirait l’enquête, on appellerait à l’aide [12], et on le tirerait de là.  On trouve les dieux cruels ? C’est pour mieux se blanchir de sa propre cruauté, la faire hypocritement valoir pour de la compassion, et s’émouvoir d’être, quant à soi, et tout à son rêve, plus innocent que les fleurs.

 

Cependant il est possible, même dans un théâtre surchauffé, de dissocier raisonnement et hypnose, de se distancier de cet effet coagulant et de rester en dehors de l’accusation collective.

 

6. Les petits gâteaux de la critique ménagère et démocratique.

 

De fait, si, un peu sur le bord de l’univers tragique, nous reconsidérons un à un les petits bouts, et les traitons comme des individus séparés et doués chacun de sa dignité propre, si nous écoutons patiemment et notons ce que chacun, de sa voix murmurée, a à nous dire ; si nous les défroissons doucement, si nous nous en tenons, intellectuellement, à la bonne odeur de la lessive, à  la réconfortante humilité d’un linge tout juste lavé, et à sa suspension, à l’aide de pinces colorées, sur un tankerville de salon, tandis que sur la table de la cuisine, à l’abri du soleil et des mouches, quelques olives, fromages frais et gâteaux de miel attendent d’être partagés ;  bref, si nous ne laissons pas les petits bouts d’information s’agglutiner les uns aux autres et si, au contraire, bonne ménagère et hôtesse attentionnée (quel que soit notre genre civil) , nous les disposons patiemment les uns à côté des autres, comme des petits gâteaux sur la plaque d’un four, alors l’univers s’agrandit et une question lumineuse comme un joyeux « bonjour » lancé à bicyclette sur une route de campagne se fait jour.

 

Dans l’enquête établie par Œdipe, il n’est nulle part, nous l’avons brièvement mentionné, question des honneurs funéraires rendus à Laïos.  Par ailleurs, Créon interrogé par Œdipe sur Laïos a cette phrase abyssale,   dès les vers 114-115 « il a quitté le pays , pour  consulter les oracles, à ce qu’il disait,  et n’est plus jamais rentré (Theoros hos ephasken, ekdèmon palin/ pros oikon ouketh’ iketh’) » [13]. Comment ne pas, là, rester un instant songeuse ? Enfin, seul un serviteur prétend avoir assisté à l’assassinat dans des circonstances pour le moins imprécises et sans qu’il ne soit fait mention d’aucun corps, ni de Laïos, ni des autres membres de son escorte. Est-ce à dire que nul, outre ce témoin douteux, n’a vu Laïos mort ? 

 

D’où une question, béante. Laïos est parti, certes et n’est jamais revenu, c’est une chose entendue : mais est-il mort ? 

 

7. Allumettes

 

Il y avait, dans les rues bordées de platanes de mon enfance, près de la maternelle, un bureau de tabac-épicerie-marchand de journaux, le Pincevent, devant lequel nous aimions bien ralentir le pas, ma sœur ainée et moi, en rentrant de l’école. Un point particulier nous fascinait : la patronne avait raconté à notre mère qu’un jour son beau-frère, homme plutôt terne, avait dit qu’il « allait acheter des allumettes ». Et il n’était jamais revenu. Sa femme n’en avait jamais plus entendu parler, ce qui, fort heureusement, ne l’avait pas empêchée d’élever ses enfants et de recommencer sa vie avec quelqu’un auprès de qui elle semblait très épanouie. Aujourd’hui que cette historiette me revient en mémoire, je me demande : y a-t-il quelque affinité générale et profonde entre l’expression grecque « aller consulter les oracles » et l’expression francophone « aller chercher des allumettes » ? Peut-on, chaque fois que quelqu’un part « consulter les oracles » remplacer le syntagme par « chercher des allumettes » ? Et vice-versa ? Cela jetterait, assurément, un jour nouveau sur la disparition de Laïos.

 

Dans les Métamorphoses d’Ovide, par exemple, lorsque Pyrrha et Deucalion seuls survivants du déluge, décident, ultime recours, d’aller consulter les oracles [14], peut-on remplacer la formule (latine, certes) par « aller chercher des allumettes » ?

Cela donnerait :

« Aujourd’hui, nous sommes à nous deux tout ce qui reste de la race des mortels. Ainsi en ont voulu les dieux. Il ne reste point d’autres représentants de l’humanité que nous." À ces mots, leurs larmes redoublèrent. Ils décidèrent de prier la divinité, d’implorer son secours et d’aller chercher des allumettes.

 Oui, la couleur du texte change un peu, mais on comprend bien que, dans toute cette dévastation, des allumettes leur sont nécessaires. De même, toujours chez Ovide, Ceyx, fortement ébranlé par le sort de son frère (il faut dire que celui-ci a été transformé en épervier alors qu’il tentait de se suicider) décide de traverser la mer pour aller consulter les oracles. « Cependant, le cœur troublé par ces prodiges, (…) Ceyx décide d’aller à Claros consulter les oracles- ainsi se divertissent les mortels-». Peut-on remplacer l’expression latine « sacras sortes consulare » [15] par « aller chercher des allumettes » ?

 

 Voici, à titre d’hypothèse, le résultat :

 Cependant, le cœur troublé par ces prodiges, (…) Ceyx décide d’aller à Claros chercher des allumettes- ainsi se divertissent les mortels-». Cela peut être parlant, en effet , mais l’opération acquiert tout son sens si l’on remplace les allumettes par un sème tout proche, celui des cigarettes. Alors nous pouvons lire : « Cependant, le cœur troublé par ces prodiges (…), Ceyx décide d’aller à Claros chercher des cigarettes – ainsi se divertissent les mortels.  

 

 Oui : du point de vue de la cohérence socio-émotive, on peut tout à fait souscrire à la pertinence de cette proposition. Et dans l’autre sens ? Peut-on transformer la phrase : « C’est ce que j’ai dit à ma mère quand je l’ai revue pour la dernière fois, après vingt années d’abandon sans préavis (partie chercher des allumettes, jamais revenue)" [16] en « C’est ce que j’ai dit à ma mère quand je l’ai revue pour la dernière fois, après vingt années d’abandon sans préavis (partie consulter les oracles, jamais revenue) » ?

 

Oui, hélas, il semble que cela tienne. Ou peut-on chanter Reggiani de la façon suivante ?

 

C'est moi, c'est l'Italien /Est-ce qu'il y a quelqu'un/Est-ce qu'il y a quelqu'une /D'ici j'entends le chien /Et si tu n'es pas morte/Ouvre-moi sans rancune /Je rentre un peu tard je sais/ 18 ans de retard c'est vrai / Mais j'ai trouvé les oracles.

 

Oui, au fond « oracles », « allumettes », c’est kif-kif et tout un : peut-être du reste pourrait-on élargir à « tombola » ou « petit bidon d’huile » ? Mais n’extrapolons pas. Véronique Sanson, lorsqu’elle quitta Michel Berger pour Stephen Stills, après six ans de mariage, lui laissa ce mot « Je descends. Je vais acheter des cigarettes ». N’aurait-elle pas aussi bien dit, et peut-être avec autant, sinon plus, de justesse : « Je descends. Je vais consulter les oracles » ? N’y a-t-il pas, ainsi, mille et une situations familières où l’expression « je vais consulter les oracles » est tout à fait utile et bienvenue, et pour tout dire sous-jacente ? Ne gagnerait-on pas à la faire sortir de l’ombre ?

 

Il me semble que la piste mérite d’être encore étoffée, mais c’est un travail de grande ampleur qui nous détournerait trop du cas spécifique de Laïos. Et puis nous voyons bien désormais que cette longue méditation a porté ses fruits et que le dénouement, patiemment mûri, est tout proche, aussi proche que raisins d’Octobre sous la feuillée. 

 

La tragédie n’est pas un genre pur, homogène, monosémique, strictement asservi aux passions, à la fascination, à la stupeur captivante. Au cœur du huis-clos tragique vit au contraire, en la personne de Laïos, une envie d’espace, de rencontres et de liberté, profondément réprimée, certes, mais qu’une lecture soigneuse et attentive, bienveillante, permet de restituer, intacte et lumineuse. 

 

8. Dénouement

 

Le corps de Laïos n’a pas été rapatrié, ni honoré, ni enterré, ni brûlé, ni pleuré.  Et pour cause. Si nous lisons bien le grec et le français, il n’y avait pas de corps à rapatrier ni pleurer. Pauvre, pauvre, pauvre Œdipe, asservi, aveuglé, dévasté par l’amphore tragique !

 

Le père d’Œdipe, plus fin qu’il ne paraissait, avait, quant à lui, compris que les Thébains s’étaient désormais lassés de lui et s’agitaient, de façon encore griffonnante mais de plus en plus nette,  à la recherche d’une raison de le mettre à mort. Il aura très opportunément fait valoir la nécessité d’aller consulter les oracles et pris la poudre d’escampette, loin, bien loin de tout son peuple désormais  secoué de soubresauts dénués d’équivoque. Les esclaves qui l’accompagnaient, il les aura soit libérés, soit tués. On ne peut pas tout connaitre de la vie d’un homme qui a recouvré sa liberté. Peut-être même eut-il, en ce moment décisif de son existence, une pensée émue et paternelle pour le petit nourrisson qui lui était né une vingtaine d’années plus tôt.  Le « témoin », rescapé ou libéré, désireux en tout cas de retrouver ses pénates thébaines et péri-thébaines, n’a pas osé raconter la fugue royale. Un peuple amoureux de son roi veut bien régler son désamour par une mise en scène sanglante, mais certainement pas le laisser partir à l’amiable cultiver d’autres champs sur des rives étrangères. Quant au malheureux et jeune Œdipe ? Il claudiquait sur les routes, non loin de là, prêt à en découdre avec n’importe quel homme en âge d’être son père et qui lui manquerait de respect.

 

 

Claire Paulian.

 

 

Pour citer cet article : 

Claire Paulian, "Œdipe et son père : une rencontre manquée", Intercripol - revue de critique policière, "Grands dossiers : le meurtre de Laïos et autres enquêtes antiques", N°003, Février 2022. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/grand-dossier-de-contre-enquetes-sur-la-culpabilite-douteuse-d-dipe-2/oedipe-et-son-pere-une-rencontre-manquee.html. Consulté le 3 novembre 2021. 

Images : 

Photographies de Chema Madoz. Site officiel http://www.chemamadoz.com

Notes :

[1] La profession comme le terme de médecin (iatros) sont tout à fait attestés en  grec ancien, et dissociés de la fonction royale,  et ce au moins depuis Homère qui affirme « Un médecin vaut beaucoup d’autres hommes » Illiade XI 514-515, trad P. Mazon, Gallimard, Folio, Paris, 1987, p.237 Pourquoi le prêtre, dans l’Œdipe-Roi de Sophocle, ne mentionne-t-il pas ce mot, pas même un instant ?.

[2] Sophocle, Œdipe Roi, trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, Paris, 2019, v. 35-41, p. 73.

[3] Si simple et si triviale qu’on rougirait de la rappeler.

[4] Eschylle, Les Perses, trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1946, v 241-242, p. 71.

[5] Œdipe Roi, v.47, p.74.

[6] Œdipe Roi, v. 31-34, p. 73.

[7] L’œuvre de James George Frazer, The Golden Bough, est parue en 1890.

[8] Remarques sur le Rameau d’Or, Ludwig Witgenstein, traduction Jean Lacoste, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°16,1977, pp 35-42. https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1977_num_16_1_2566. Wittgenstein, en profond désaccord avec les présupposés de Frazer, prend à loisir le contre-pied de ses hypothèses, dans ce qu’elles ont de spéculatif.

[9] Peut-être faut-il voir dans ce manquement l’une des raisons de l’obsession ultérieure d’Antigone pour la sépulture.

[10] On pourrait calculer le nombre possible de petits bouts pour une amphore donnée (selon sa taille et la qualité de son argile), mais ce serait un autre chapitre. Précisément je voudrais éviter de m’éparpiller.

[11] Le Pseudo-Longin dans le traité Du Sublime, décrit longuement la force oratoire et poétique de l’ekplexis, du choc lié à une représentation stupéfiante qui emporte l’adhésion de l’auditeur par l’étonnement qu’elle lui fait subir. « Car ce n'est pas à la persuasion mais à l'extase que la sublime nature mène ses auditeurs. Assurément partout, accompagné du choc, le merveilleux toujours l'emporte sur ce qui vise à convaincre et à plaire ; puisque aussi bien le fait d'être convaincu, la plupart du temps, nous en restons maîtres ; tandis que ce dont nous parlons ici, en apportant une emprise et une force irrésistibles, s'établit bien au-dessus de l'auditeur », Pseudo-Longin, Du Sublime, trad. Jackie Pigeaud, Rivages  Poche, Paris,  I,4, p. 52-53.

[12] Par exemple en composant le numéro d’urgence d’InterCriPol, et en demandant à parler à sa Directrice, Caroline Julliot, ou en contactant directement Pierre Bayard.

[13] Œdipe Roi, v. 114-115, p. 76.

[14] Ovide Métamorphoses, I, 365-368

[15] Ovide, Métamorphoses, XI, 410-414

[16] Christiane Rochefort, La porte du fond, Prix Médicis 1988, citée par France Renucci et Camille Kouchner, dans Le coup du paquet de cigarettes, Medium 2019/3, n° 60-61, pp. 45-53.

Par Claire Paulian

Les champs suivis d'un astérisque * sont obligatoires

intercripol