Justice pour Œdipe ! Anatomie d'une erreur judiciaire

  

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« Ce qu’on cherche, on le trouve ; c’est ce qu’on néglige qu’on laisse échapper. »

(Sophocle, Œdipe roi [1])

 

 

      « Tant d’indignité, pour avoir cru en l’autorité d’un oracle ! Une simple croyance, une dérisoire superstition ! Il avait asservi son destin à quelques mots, à leur imbécile vibration ! »

(Didier Lamaison , Œdipe roi [2])

 

 

 

 

L’affaire Œdipe

 

L’histoire est connue de tous : conformément à l’oracle de Delphes, et en dépit de ses efforts pour s’y soustraire, Œdipe aurait tué son père, Laïos, puis épousé sa mère, Jocaste, dont il aurait eu quatre enfants : deux garçons, Étéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène. Tardivement instruit de son double crime, à l’issue de l’enquête qu’il aurait lui-même diligentée, il se serait alors crevé les yeux avant de s’exiler de Thèbes, errant par les routes sous la conduite d’Antigone, jusqu’à Colone [3], où ses jours auraient pris fin. Cautionnée par les littérateurs et plus généralement par les artistes de l’antiquité à nos jours ; confirmée par l’inventeur de la psychanalyse, à qui elle permit d’élaborer l’un de ses plus célèbres concepts ; l’hypothèse de la double culpabilité d’Œdipe, parricide et incestueux, paraît désormais relever de l’évidence, et est unanimement acceptée comme telle. Dès lors, prétendre la remettre en cause revient à s’opposer à un consensus vieux de près de vingt-cinq siècles, tramé dans l’histoire de la culture occidentale. Toutefois, nonobstant l’ampleur de la tâche, comme son audace, qui implique de réfuter les thèses d’aussi brillants esprits que Sophocle, Corneille ou Freud, pour ne citer qu’eux, il semble nécessaire d’ouvrir aujourd’hui une contre-enquête, dans l’espoir de faire enfin toute la lumière sur ce qui s’est réellement passé, en ces jours lointains, à Thèbes et dans ses environs. Nous en fait en effet obligation le plus élémentaire désir de justice, aiguillonné par le sentiment troublant qu’en se crevant les yeux, c’est paradoxalement l’ensemble des artistes, penseurs et lecteurs qu’Œdipe aveugla…

 

Mais, pour mener à bien une telle entreprise de dessillement collectif, encore convient-il de rétablir la chronologie des faits, telle qu’on peut l’inférer d’une lecture attentive de l’Œdipe roi de Sophocle ; où les exigences artistiques du genre dramatique l’opacifient quelque peu, certes, mais sans pour autant nous la rendre inaccessible. Si le recours à cette source s’impose, c’est qu’à l’exception du mythe, que son caractère diffus et son rapport notoirement élastique à la notion de vérité rendraient ici d’un maniement problématique, si ce n’est à l’occasion d’emprunts ponctuels [4], il s’agit de la plus ancienne relation de l’histoire d’Œdipe qui nous soit parvenue – sur laquelle la plupart des autres dramaturges antiques, sans même évoquer les écrivains plus tardifs, n’ont fait pour l’essentiel que broder [5]. Retraçons donc, sur cette base, qui tiendra lieu d’approximatif procès-verbal, l’enchaînement des événements dont s’autorise Sophocle [6] pour accuser Œdipe de parricide et d’inceste, au risque de le vouer ainsi au déshonneur, pour les siècles des siècles.

 

Alors jeunes mariés, Laïos et Jocaste consultent l’oracle de Delphes, qui leur prédit que, s’ils devaient enfanter un fils, celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère. Effrayés par cette terrible prédiction, à sa naissance, les époux décident d’exposer Œdipe sur le mont Cithérion, après lui avoir fait percer les chevilles en vue de le suspendre à un arbre – ce qui expliquerait son nom, dont la signification littérale est « pieds enflés ». Toutefois, à l’insu des parents, le serviteur chargé de cette sinistre mission sauve la vie de l’enfant en le confiant à un berger, qui l’emporte à la cour de Corinthe, dont le roi et la reine, Polybe et Mérope, l’adoptent et l’élèvent comme un fils, sans l’instruire du secret de sa naissance. Les années passent et Œdipe parvient à l’âge adulte. Or il advient qu’au cours d’un banquet, l’un des convives, pris de boisson, le traite d’« enfant supposé ». Intrigué par cette accusation, Œdipe se rend donc à Delphes, où, à défaut de l’éclairer quant à ses origines, l’oracle se contente de répéter la prédiction qu’il avait antérieurement adressée à Laïos et Jocaste [7].

 

Décidé à tout mettre en œuvre pour éviter un sort aussi funeste, Œdipe prend alors la résolution de ne pas retourner à Corinthe, et se dirige vers Thèbes. Parvenu au carrefour des routes de Delphes et de Daulis, en Phocide, il croise un attelage dont le guide puis le conducteur tentent de le repousser de force. Pris de fureur, Œdipe tue l’ensemble des membres de l’équipage, à l’exception d’un unique serviteur, qui réussit à prendre la fuite [8]. Poursuivant sa route, il parvient à Thèbes, et découvre que la ville est en proie à une terrible calamité : dans ses proches environs sévit une sphinge [9], qui dévore quiconque se révèle incapable de résoudre ses énigmes. Œdipe décide de l’affronter, et en triomphe en répondant sans peine aux questions du monstre, qui meurt. Pour prix de son succès, le héros se voit offrir le trône de Thèbes, vacant depuis la mort brutale de Laïos, ainsi que la main de la reine. Passent les années et grandissent les quatre enfants que Jocaste a donnés à Œdipe. Sous le règne de son nouveau souverain, Thèbes vit dans la paix, jusqu’au jour où s’abat sur la ville une meurtrière épidémie de peste. Sondés à ce propos, les oracles révèlent que ce désastre a pour cause le meurtre impuni de Laïos.

 

Aussi Œdipe décide-t-il de rouvrir l’enquête, non sans s’être engagé à bannir le meurtrier, quelle que puisse être son identité. Or, à suivre la version des faits proposée par Sophocle, ses investigations le conduisent à la solution qu’a retenue la postérité : c’est lui-même, Œdipe, qui a assassiné Laïos, dont il réalise qu’il s’agissait de son propre père ; de même que Jocaste, qu’il a épousée, n’était autre que sa mère. Parricide et inceste ; la prophétie de l’oracle est désormais accomplie. Ne reste plus dès lors qu’à dénouer les ultimes fils de l’intrigue : incapable de supporter l’ignominie de sa condition, la reine se suicide par pendaison ; quant à Œdipe, face à l’horreur de ce spectacle, il s’empare des broches d’or fermant les vêtements de sa défunte épouse, et se crève les yeux. Fidèle à l’engagement solennel pris au début de son enquête, il prie alors instamment Créon de le faire mener hors du pays. Le mot de la fin, qui confère à la tragédie ainsi conclue une valeur d’exemplum, revient au coryphée : « Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. » (P. 96).

 

Certes, et la tragique destinée d’Œdipe, précipité du faîte de la gloire dans les abîmes de la plus noire abjection, illustre à la perfection ce sage précepte. Mais sans doute conviendra-t-on que le sort du souverain déchu serait pire encore si c’était à tort qu’il avait été accusé des méfaits qui lui ont été imputés – ne fût-ce que d’une partie d’entre eux. Or, comme exposé en préambule, c’est précisément ce que l’on ambitionne d’établir ici. A ce propos, et avant d’aller plus loin, encore importe-t-il de s’accorder quant à ce que signifie « innocenter Œdipe ». En l’occurrence, cette formule doit être prise dans son acception littérale, juridique, donc ; ce qui revient à rompre en visière avec la longue tradition interprétative qui, tout en reconnaissant la culpabilité du héros dans les faits qui lui sont reprochés, lui découvre des circonstances atténuantes. La responsabilité d’Œdipe se trouverait ainsi grandement atténuée, dans la mesure où c’est involontairement et/car inconsciemment qu’il se serait rendu coupable de parricide puis d’inceste – ignorant qu’il était de ses réelles origines. Le héros malheureux constituerait donc l’archétype de la victime du fatum : jouet des dieux, il ne saurait être blâmé pour ses actes, du moins pas au même degré que s’il les avait accomplis de propos délibéré et en pleine conscience. De prime abord séduisante, au point de s’être progressivement figée en poncif de l’explication de texte la plus scolaire, une telle lecture n’est pourtant pas des plus probantes, dans la mesure où elle s’efforce tant bien que mal de récupérer d’un côté ce qu’elle concède de l’autre – à la faveur d’un  laborieux bricolage herméneutique, qui ne rend que très imparfaitement justice à Œdipe. En effet, cette tradition interprétative présente l’inconvénient majeur de reposer sur le présupposé de la culpabilité factuelle du héros, qui mériterait au contraire d’être examiné de façon impartiale.

 

 

Pour autant, défions-nous de l’angélisme : il ne saurait être sérieusement question de dédouaner Œdipe de tous les griefs qui pèsent sur lui. A vrai dire, pour le disculper à la fois des accusations de parricide et d’inceste, il n’existe qu’une seule solution, selon moi trop onéreuse, notamment en termes de coût argumentatif : soutenir qu’Œdipe… n’est pas Œdipe, c’est-à-dire qu’il ne serait pas le fruit de l’union de Laïos et Jocaste. Certes, le nom même du héros apparaît quelque peu problématique. Pour certains, dans le mythe originel, il se serait nommé « Oedipais », « enfant de la mer soulevée (ou gonflée) », ce qui renverrait au mode d’exposition adopté par les parents, abandonnant leur fils nouveau-né dans un coffre livré aux caprices des flots. Pour d’autres, son nom serait « Oidipous », « pied enflé », ce qui désignerait la séquelle anatomique évoquée plus haut, les chevilles du bébé ayant été transpercées avant son exposition [10]. Au fil du temps, c’est ce second choix onomastique, et sa motivation, qui se sont imposés. Mais l’essentiel est que, dans la pièce de Sophocle, qui nous sert ici de principale source de référence, au bout du compte, l’origine d’Œdipe n’est pas contestée, que ce soit par autrui, ou par lui-même [11] : en particulier, les témoignages convergents du serviteur thébain et du berger corinthien possèdent en la matière un caractère décisif ; de sorte qu’il paraît bien difficile de récuser en doute, avec quelque apparence de raison, l’identité du héros. Œdipe est bien Œdipe, fils de Laïos et de Jocaste ; et même les plus audacieux adeptes de la critique interventionniste auraient bien du mal à contester ce qui a toutes les apparences d’un fait [12] ; confirmé notamment par la trace physique du supplice jadis infligé à l’enfant – dont les érudits nous apprennent en outre qu’ils ne connaissent pas d’autre exemple attesté dans les pourtant nombreux cas de bébés exposés durant l’antiquité.

 

De plus, à partir du moment où l’on accepte ce postulat identitaire, il faut également renoncer à disculper Œdipe des accusations d’inceste. S’en convaincre ne requiert pas d’aptitudes logiques supérieures à la moyenne : Œdipe est le fils de Jocaste (vide supra) ; il l’a épousée et a consommé leur union au point de procréer quatre enfants (idem) ; ergo leur relation est sans contredit incestueuse… Tout juste peut-on estimer que les torts sont partagés, et que la plus grande part en revient peut-être à Jocaste. Telle n’est pas l’opinion de Sophocle, selon qui mère et fils sont, au même degré, coupables, tout en bénéficiant des mêmes circonstances atténuantes, puisqu’ils étaient tous deux originellement inconscients de la nature consanguine de leur union. Dans Œdipe roi, si une différence peut malgré tout être établie entre les deux membres de ce couple maudit, elle a trait à la prise de conscience plus précoce de Jocaste, dont témoignent les tentatives récurrentes pour dissuader Œdipe de poursuivre son enquête [13]. Mais, au moment où la reine découvre la vérité, le mal est fait, depuis déjà longtemps. Ne reprochons donc pas à Jocaste de manifester a posteriori une clairvoyance dont son fils et époux se trouve pour sa part fâcheusement dépourvu ; puisque cela ne change rien à leur commune culpabilité originelle. Il en va différemment chez Brian Aldiss, qui, dans Jocaste [14], affirme que la reine, alors tout juste veuve de Laïos, aurait dès leur première rencontre reconnu son fils dans le jeune étranger récemment arrivé à Thèbes. Si l’hypothèse peut paraître digne d’intérêt, qui exemplifie ce que certains psychanalystes nomment (et pour cause…) le « complexe de Jocaste » [15], une fois encore, elle ne se révèle pas déterminante sur le plan factuel. 

 

Evidemment, si l’on accorde foi à l’hypothèse d’Aldiss, Jocaste peut être décrétée plus coupable qu’Œdipe, puisque, contrairement à lui, elle était pour sa part d’emblée consciente de la nature de leurs liens, qu’elle a décidé de dissimuler par pure concupiscence. Chacun jugera du degré de pertinence de cette version. Si, on l’aura compris, en dépit de son originalité, je n’en fais pas grand cas, c’est parce qu’elle ne permet tout au plus que de fournir de nouvelles circonstances atténuantes à Œdipe, manipulé non seulement par les dieux, mais aussi par sa propre génitrice perverse. Or culpabilité amoindrie n’est pas innocence ; et le fils de Laïos et Jocaste n’en demeure pas moins, sans conteste, incestueux.

 

En revanche, le verdict paraît beaucoup moins évident en ce qui concerne l’accusation de parricide, qui seule, dans une perspective factuelle, paraît pouvoir être sérieusement mise en doute. Pour le dire plus clairement : Œdipe a-t-il assassiné Laïos ? Rien n’est moins sûr… En effet, à relire attentivement Œdipe roi, on s’avise que la culpabilité du héros dans le meurtre de son père ne repose tout au plus que sur un faisceau de présomptions, qui n’auraient pas la moindre chance d’être reçues comme preuves par un tribunal – du moins si, en ce monde, le vocable « justice » a encore un sens. Il n’est donc que temps d’innocenter le héros de cette accusation inique.

 

Éléments non-concluants

 

A réexaminer les faits impartialement, et avec une attention scrupuleuse, l’innocence d’Œdipe dans le meurtre de Laïos paraît en effet évidente ; même si l’erreur judiciaire dont il a été victime est somme toute compréhensible, tant divers facteurs concourent à occulter la vérité – du moins provisoirement. Tout d’abord, afin d’établir l’indigence du dossier de l’accusation, qu’il suffise de rappeler que si le héros se voit imputer le meurtre de son père, c’est sur la base d’un unique témoignage, de surcroît problématique. En effet, on l’a rappelé plus haut, lors de l’assassinat du roi, tout son équipage a péri en sa compagnie, à l’exception, nous dit Sophocle [16], d’un seul serviteur, qui serait parvenu à s’échapper. Or, dûment interrogé à l’époque des faits, il aurait alors soutenu que l’agression avait été perpétrée par un parti de brigands. Comme le certifie Jocaste, « c’est cela qu’il a proclamé ; il n’a plus le moyen de le démentir : c’est la ville entière, ce n’est pas moi seule qui l’ai entendu. » (p. 57). La moindre des choses aurait donc consisté à interroger de nouveau ce serviteur, afin qu’il confirme ou infirme sa déposition initiale. Peut-être ne s’en avise-t-on pas toujours à la lecture d’Œdipe roi, tant le texte multiplie les fausses pistes, mais le second interrogatoire du serviteur rescapé, s’il a lieu, ne porte pas sur les circonstances de la mort de Laïos ; ce qui témoigne d’une conception pour le moins désinvolte de l’enquête judiciaire. En effet, dans le berger sommé à comparaître lors de l’arrivée à Thèbes du messager corinthien, sans doute est-il loisible de reconnaître notre précieux témoin. Mais l’on observera qu’il se contente de répondre aux questions relatives au sort et à l’identité du bébé que lui confia jadis Jocaste, sans jamais revenir sur les tragiques événements survenus sur la route de Delphes – et pour cause, puisque nul ne songe à le lui demander !

 

A cet égard, la pièce de Sophocle témoigne d’un curieux dysfonctionnement logique, à l’issue duquel l’hypothèse du parricide commis par Œdipe risque fort d’être envisagée sur une base erronée. En fait, sans – le plus souvent – qu’on s’en avise, une question chasse l’autre : à la seule qui importe sur le plan juridique, « Œdipe est-il le meurtrier de Laïos ? », s’en substitue subrepticement une autre, « Œdipe est-il le fils de Laïos et Jocaste ? ». Le problème est que l’on perd ainsi fâcheusement de vue qu’identifier les parents du héros ne saurait suffire à l’accuser du meurtre de son père. Pis encore, à cause de cette logique biaisée, Œdipe se voit accuser de parricide alors même que l’unique témoignage oculaire existant aurait dû au contraire permettre de l’innocenter, puisque chez Sophocle, l’ancien serviteur de Laïos ne revient pas sur sa déposition initiale [17].

 

Toutefois, aussi scandaleuse soit-elle pour les esprits épris de vérité, si cette absence de vérification des dires de l’ancien serviteur peut nous échapper, c’est parce que, dans Œdipe roi, notre attention s’en trouve bel et bien détournée. En la matière, le principal élément fourvoyant est évidemment l’oracle, dont la récurrence (n’oublions pas que la même prédiction est successivement adressée à Laïos et Jocaste, puis à Œdipe) vient d’ailleurs encore accentuer le poids. A partir du moment où la prophétie associe inextricablement parricide et inceste, nous sommes incités à faire de même ; et la force d’intimidation herméneutique de cette parole surnaturelle risque fort de nous empêcher de distinguer deux chefs d’accusation pourtant en droit distincts - car, comme on l’a signalé plus haut, qu’Œdipe ait entretenu une relation incestueuse avec sa mère n’implique nullement qu’il se soit antérieurement rendu coupable du meurtre de son père. Hélas, à l’échelle de la pièce, nul ne s’en avise, de sorte que prévaut une forme d’aveuglement collectif. Y concourent notablement les déclarations du principal intéressé, ainsi que ses réactions. Tel est par exemple le cas à l’issue du témoignage de l’ancien serviteur du couple royal, qui s’est pourtant contenté de révéler qu’il avait jadis confié le bébé de Jocaste au berger corinthien :

 

« Hélas ! hélas ! ainsi tout à la fois serait vrai ! Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois [18], puisque aujourd’hui, je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! » (p. 78). 

 

On constate qu’en dépit de la modalisation initiale par l’usage du conditionnel, la conviction d’Œdipe est établie, qui se croit dès lors coupable des deux crimes dont l’oracle l’avait menacé. Or, à partir du moment où le héros lui-même renonce à toute prétention à l’innocence, nous sommes pour le moins enclins à nous rallier à notre tour à l’hypothèse de sa double culpabilité. D’autant plus qu’Œdipe agit en conséquence, en se crevant les yeux, puis en demandant à être exilé. Pour l’immense majorité des lecteurs, fascinés par l’horreur de cette automutilation, et impressionnés par la fidélité du héros à son serment, la réaction d’Œdipe vaut ainsi confirmation de la validité de l’ensemble des chefs d’accusation pesant sur lui. En outre, c’est bien plus largement le personnel de la pièce dans son intégralité qui semble obnubilé par la prédiction, pourvue d’une valeur de diktat herméneutique. De Tirésias à Jocaste, en passant par Créon, et sans oublier le chœur, tous paraissent convaincus de la validité de l’hypothèse du double crime ; comme si nulle autre solution ne pouvait être envisagée. Tel est d’ailleurs bien le cas aussi longtemps que l’on est prêt à souscrire à la logique surnaturelle dont l’oracle constitue le porte-parole.

 

Toutefois, si, de la part des contemporains d’Œdipe, ce mode de pensée est somme toute compréhensible, et comme tel excusable, il n’en va plus de même pour nous, qui vivons à une époque où les dieux du panthéon antique et leurs émissaires relèvent désormais de la fable. Aussi, quel que soit le pouvoir d’emprise de l’oracle de Delphes sur les divers personnages d’Œdipe roi, à commencer par le héros lui-même, est-il de notre devoir – équité oblige – de délaisser ces mirages pour rechercher la solution sur un plan purement terrestre ; en dissipant l’ombre portée des augures divins. Raisonner de la sorte permet en effet de considérer les données du meurtre de Laïos à nouveaux frais, avec de fortes chances d’aboutir à une solution bien différente de celle à laquelle se rallient tous ceux dont les œillères de l’oracle delphique bornent la vision. En particulier, le témoignage initial du serviteur de Laïos pose alors question : pourquoi, si Œdipe était coupable du meurtre du roi, cet unique rescapé aurait-il menti en prétendant que les auteurs de l’agression étaient plusieurs brigands ? A la réflexion, il paraît bien délicat de motiver un tel « mensonge » ; au point d’ailleurs que le texte de Sophocle reste muet sur ce point pourtant crucial. D’autres auteurs tentent pour leur part d’expliquer cette décision de donner une version erronée des faits par la peur qu’aurait éprouvée le serviteur [19], puisque, seul survivant du massacre, il aurait encouru le soupçon de lâcheté, et risqué d’être châtié en conséquence. A l’examen, l’argument paraît bien peu convaincant : que Laïos et son équipage soient tombés sous les coups d’un seul homme ou de plusieurs brigands, le serviteur ne s’en est pas moins enfui, dérogeant ainsi aux impératifs de sa charge. En l’occasion, le nombre des assaillants ne change pas grand-chose à l’affaire, puisqu’il a de toute façon abandonné son roi quand ses compagnons ont tenté de le défendre au prix de leur vie. Aussi, devant le peu de poids d’une telle explication, est-il bien plus plausible d’estimer que le témoignage originel était véridique, et d’incriminer non pas Œdipe mais des brigands. Cette solution possède en outre l’avantage non négligeable de dissiper une embarrassante invraisemblance. Comment voudrait-on, en effet, sauf à recourir à l’hypothèse bien peu plausible d’une possession surnaturelle, qu’Œdipe, qui n’était pas un guerrier expert dans le maniement des armes, ait pu, à l’aide d’un simple bâton (sic), exterminer à lui seul Laïos et sa suite ?... Face à de telles difficultés interprétatives, l’explication la  plus convaincante consiste bien à convenir que le serviteur avait dit la vérité.

 

Si d’aucuns répugneront à souscrire à cette version des faits, sans doute est-ce en raison du récit qu’Œdipe fit lui-même de son affrontement avec un équipage sur la route de Delphes. La coïncidence est peut-être troublante ; mais, à y réfléchir, pas plus, et même bien moins, que celle qui mettrait aux prises, par le plus grand des hasards, un fils et son père perdu de vue depuis une vingtaine d’années. De plus, plusieurs points doivent être soulignés : au moment des faits, Œdipe se trouvait plongé dans un intense état de trouble, car il venait tout juste d’entendre l’oracle de Delphes ; et les années depuis lors écoulées ne militent guère en faveur de la précision de son récit au moment où il l’adresse à Jocaste. Ainsi doit-on s’aviser que le lieu même de l’affrontement est désigné de la plus approximative des façons (« suivant ma route, je m’approchais du croisement des deux chemins » (p. 55)), de sorte que rien ne nous autorise à affirmer catégoriquement qu’il s’agit bien de l’endroit où Laïos a trouvé la mort.

 

En outre, comme l’a justement fait observer Louis Bodin [20], sans hélas conduire son raisonnement jusqu’à son terme, il n’est pas jusqu’au nombre des membres de l’équipage rencontré par le héros qui ne pose problème, car sur la base de son témoignage, on peut hésiter entre deux et cinq personnages [21]. Enfin, si l’on prête foi à la parole d’Œdipe, il ne saurait être question de la fuite de l’un des serviteurs ; la formule « et je les tue tous » (p. 56) invalidant à elle seule cette hypothèse. Bref, pour qui n’est pas aveuglé par l’oracle, le fait que, surtout en cette époque violente, deux accidents similaires aient pu avoir lieu sur la même route n’a rien d’une impossibilité ; et, à tout prendre, comme on l’a déjà signalé, constitue une solution bien plus plausible que la tragique coïncidence d’ordinaire alléguée.

 

                                               

 

Biais cognitifs et contagion herméneutique

 

Dès lors, force est de se demander comment il est possible qu’une telle explication, qui relève après tout du plus élémentaire bon sens, n’ait jusqu’à ce jour jamais été avancée. Cette carence est d’ailleurs d’autant plus étonnante que l’histoire d’Œdipe a de tout temps fasciné les littérateurs, qui en ont fourni de nombreuses versions successives, dans les genres les plus divers – théâtre, poésie, récit, essai, etc. Sans même prendre en compte les innombrables allusions ponctuelles disséminées dans tel ou tel écrit, ont notamment consacré au moins une œuvre à Œdipe des auteurs aussi divers qu’Eschyle, Euripide, Achaïos d’Érétrie, Nicomaque, Xénoclès l’Ancien, Pindare, Sénèque, Corneille, Voltaire, Gide, Cocteau, Anouilh, Dürrenmatt, Bauchau, Lamaison, Harpmann, Aldiss, Huston, etc. Or, si certains de ces  artistes ont produit de parfois brillantes variations sur l’histoire de base, en en modifiant la hiérarchie actantielle (Aldiss, Huston [22]), ou en en soulignant la dimension policière (Lamaison), on ne peut que constater qu’aucun d’eux n’a tenté de faire éclater la vérité en innocentant Œdipe du meurtre de Laïos. Toutefois, même si elle est bien dans l’air du temps, l’hypothèse d’un complot des écrivains, destiné à couvrir le véritable coupable, ne saurait bien sûr être défendue – notamment dans la mesure où la perpétuation de ce qui est bien plutôt une erreur judiciaire couvre près de vingt-cinq siècles. Aussi l’explication doit-elle être recherchée ailleurs, et en des termes partiellement distincts selon l’époque à laquelle appartiennent les auteurs en cause.

 

Tout d’abord, en ce qui concerne les littérateurs de l’antiquité, leur aveuglement procède pour une large part des mêmes facteurs que celui des personnages d’Œdipe roi, c’est-à-dire du poids considérable de l’oracle. Sans doute la croyance des Anciens à leurs dieux variait-elle grandement d’un individu à l’autre, mais il n’en reste pas moins que l’explication surnaturelle du tragique destin d’Œdipe par l’intervention d’un fatum d’origine divine était alors communément recevable. Or, en vertu même de cet état de la noosphère, pour les auteurs antiques, l’écrasante présence de l’oracle delphique avait toutes les chances de jouer le rôle d’un biais cognitif [23]. Autrement dit, la réception de l’histoire d’Œdipe était alors orientée par le préjugé de la validité de la prédiction, dont il s’agissait simplement de trouver confirmation dans les « faits » ; dûment façonnés en vue de correspondre à cet a priori. Dans l’antiquité, si nul écrivain n’a pu ne serait-ce que poser la question de l’innocence d’Œdipe, c’est tout simplement parce que, échappant à la saisie par la grille herméneutique que leur imposait leur structure de pensée, une telle hypothèse en devenait inenvisageable, ou, si l’on préfère, invisible. 

 

En outre, à ce premier facteur décisif s’en ajoutaient deux autres. Le premier d’entre eux relève de ce que je nommerai un effet d’autorité : même si Sophocle n’a pas inventé de toutes pièces l’histoire d’Œdipe, qui trouve ses origines dans le mythe, il n’empêche que la version qu’il en a donnée dans Œdipe roi a notoirement exercé une influence considérable sur les autres littérateurs de l’antiquité. Sans qu’il s’agisse de leur reprocher leur grégarisme, force est de constater que les dramaturges qui, à sa suite, se sont emparés du sujet, ne lui ont apporté que des modifications marginales, sans jamais modifier la solution de l’intrigue – attitude iconoclaste qui aurait pu paraître attentatoire à la dignité du chef-d’œuvre. Et c’est précisément là qu’intervient le dernier facteur, d’ordre proprement esthétique, pour sa part. En effet, il faut bien en convenir, l’hypothèse de la double culpabilité d’Œdipe, à la fois parricide et incestueux, et ce conformément à l’oracle, fournit une bien meilleure histoire que celle qui l’innocenterait du premier de ces deux chefs d’accusation, déjouant en outre par là même la prédiction. N’oublions pas qu’Eschyle, Euripide et alii étaient avant toute chose des artistes, pour qui l’essentiel consistait à produire une œuvre aussi aboutie que possible. Aussi peut-on comprendre, dans cette perspective, que l’hypothèse de l’innocence d’Œdipe dans le meurtre de son père n’ait pas même été envisagée, tant elle aurait risqué d’atténuer l’efficacité de la tragédie. On ne s’étonnera donc pas outre mesure que la justice ait été sacrifiée sur l’autel de la justesse artistique.

 

Les deux derniers facteurs qui viennent d’être évoqués (effet d’autorité et priorité esthétique) demeurent d’ailleurs largement valides par-delà les limites de l’antiquité, et se trouvent peut-être même renforcés par l’établissement au fil des siècles d’une forme de « tradition », perpétuant, à quelques déplacements d’accents près, la version sophocléenne. En effet, on constate que les écrivains se sont pour l’essentiel contentés de remettre au goût du jour le drame antique, en vue le plus souvent d’interroger la pérennité des valeurs qu’ils y discernaient, mais sans jamais songer à examiner d’un peu près la validité des accusations de parricide pesant sur Œdipe. Or la perpétuation de cet aveuglement peut tout de même surprendre, en particulier chez les auteurs des XXet XXIsiècles, en raison de l’évolution épistémologique fondamentale qui a été signalée plus haut. En effet, à partir du moment où le surnaturel, parmi les sphères éclairées de l’humanité du moins, a cessé de jouer le moindre rôle dans notre appréhension du monde, comment est-il concevable que les littérateurs n’aient pas été capables d’entrevoir la vérité ?

 

A l’examen, en sus de l’effet d’autorité, des priorités esthétiques et du poids de la tradition interprétative, il est au moins un autre facteur, qui, en l’occurrence, a joué un rôle déterminant. Qu’on m’autorise, pour l’introduire, un bref détour par une célèbre anecdote, dont le caractère éventuellement apocryphe importe peu : le 27 août 1909, Freud, Jung et Ferenczi, partis de Brême, arrivent en vue de New York à bord du paquebot George-Washington. C’est alors que le premier d’entre eux se serait exclamé : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ! » Le rapprochement paraîtra peut-être « légèrement » acrobatique, mais si l’on veut bien se souvenir que, dans Œdipe roi, l’élément déclencheur de l’enquête est précisément une épidémie de peste d’origine divine, motivée par l’impunité dont jouit l’assassin de Laïos, il serait difficile – et dommage – d’y renoncer.

 

Autrement dit, à partir du début du XXsiècle, la psychanalyse freudienne, du moins dans sa version orthodoxe, peut être considérée comme un avatar moderne de l’oracle delphique ; avec les mêmes fâcheuses conséquences pour la réputation d’Œdipe. Le point essentiel est bien sûr ici le fameux « complexe d’Œdipe », concept central de la psychanalyse telle que Freud l’invente, et pivot de sa théorie pulsionnelle [24]. Au risque du schématisme, disons simplement qu’est ainsi désigné, chez le sujet, le désir d’éliminer le parent du même sexe en vue de nouer une relation amoureuse et voluptueuse avec le parent du sexe opposé – soit, chez l’enfant de sexe masculin, une double pulsion de parricide et d’inceste avec la mère. Sans doute ce concept n’a-t-il pas manqué de susciter réserves et critiques, relatives à son universalité voire à son existence même ; et ce aussi bien dans les rangs des psychanalystes que dans ceux des tenants d’autres disciplines – comme l’anthropologue Lévi-Strauss [25], par exemple. Pour autant, et en dépit du léger scepticisme mêlé de gêne qu’elle suscite parfois de nos jours, il s’agit là sans contredit d’une des plus célèbres notions psychanalytiques, qui, sous sa forme vulgarisée, continue d’exercer une influence considérable sur la conception du sujet prévalant dans la pensée occidentale. En dehors des cercles de spécialistes aptes à en discuter la pertinence, « l’Œdipe » constitue ainsi une notion non seulement connue de tous, mais aussi communément acceptée a priori.

 

Or elle pose un certain nombre de problèmes, en particulier pour quiconque entend scruter avec impartialité la question de la responsabilité d’Œdipe dans le meurtre de Laïos. La première difficulté provient de la méthode adoptée par Freud, qui procède d’un enfermement dans ce que les épistémologues nomment le « cercle herméneutique ». En effet, comme le lui ont successivement reproché Jean-Pierre Vernant [26] et Pierre Bayard [27], Freud ne déduit pas l’existence du complexe d’Œdipe d’une lecture minutieuse d’Œdipe roi, attentive à ses moindres détails. Tout au contraire, il a dès l’origine l’intuition de ce concept, dont il va dès lors se contenter de rechercher confirmation dans la pièce de Sophocle, en en escamotant au besoin tous les éléments qui ne cadreraient pas avec sa théorie d’origine – par exemple le fait que le héros ignore avant le dénouement de l’intrigue que Laïos et Jocaste sont ses géniteurs. Pour le dire dans des termes empruntés à Pierre Bayard, « C’est la conception freudienne de l’Œdipe qui permet une lecture œdipienne de la pièce, par laquelle elle vient coïncider avec elle-même et délivre après-coup l’évidence de son message » [28]. L’inconvénient principal de ce type de démarche est qu’elle ne peut aboutir qu’à des résultats conformes à la théorie sur laquelle elle se fonde. La sagesse populaire, si elle s’intéressait à ces questions, dirait ainsi que le psychanalyste, lorsqu’il se penche sur la littérature, n’y récolte guère que ce qu’il y a au préalable lui-même semé.

 

Mais, par-delà cette difficulté théorique, qui excède d’ailleurs largement le cas particulier de la psychanalyse, et vaut plus généralement pour toute herméneutique, le problème est que la lecture freudienne d’Œdipe roi lie tout aussi indissolublement parricide et inceste que le faisait l’oracle de Delphes – telle est la raison principale pour laquelle j’ai présenté l’une comme l’avatar tardif de l’autre. En effet, à partir du moment où le complexe d’Œdipe associe désir de tuer le père et de posséder la mère, si l’on en repère les symptômes chez le héros sophocléen, l’hypothèse de son innocence dans le meurtre de Laïos risque fort de ne pas même pouvoir être envisagée. En définitive, en remplaçant l’augure divin par la notion freudienne, nous n’avons fait que substituer un biais cognitif à un autre ; dans la mesure où la réalité de ce qui s’est produit sur la route de Delphes est toujours occultée par des convictions préliminaires, simplement d’un autre ordre. Or, compte tenu de l’immense popularité du concept forgé par Freud, s’ensuit une forme d’incapacité collective de découpler parricide et inceste dans l’affaire Œdipe, avec les désastreuses conséquences judiciaires que l’on sait.

 

Toutefois, souscrire au dogme freudien n’est pas une obligation, moins encore une fatalité ; et il est somme toute plus aisé pour nous de nous affranchir d’un tel diktat herméneutique que pour les Anciens de la force d’intimidation de l’oracle delphique. Aussi, quand bien même l’immense majorité des continuateurs de Sophocle, y compris les plus récents, ne l’ont pas fait, est-il non seulement possible mais nécessaire de dissocier les deux crimes d’Œdipe, coupable d’inceste, soit, mais pas de parricide. Avis aux littérateurs épris de justice : cette version-là de l’histoire, la seule véridique, reste encore à écrire.

 

J’accuse…!

 

On l’a vu plus haut, conformément au témoignage originel de l’unique serviteur survivant de Laïos, le roi n’a pas été assassiné par son fils pris de frénésie meurtrière, et inopinément rencontré à la croisée des chemins, près de vingt ans après son exposition sur le mont Cithérion, mais plus prosaïquement par un groupe de brigands. Pour autant, cette explication, même si elle nous révèle ce qui s’est réellement passé jadis sur la route de Delphes, et présente l’immense mérite d’enfin innocenter Œdipe d’un méfait qu’il n’a pas commis, peut somme toute paraître ne faire que déplacer le problème. Car elle suscite aussitôt une nouvelle interrogation, à laquelle il va s’agir à présent de répondre : pourquoi ces brigands ont-ils assassiné Laïos ?

 

Dans la mesure où l’on chercherait en vain la moindre allusion à un quelconque larcin, que ce soit dans le mythe, chez Sophocle, dans les œuvres d’autres écrivains, ou encore dans les travaux de leurs analystes, il semble bien que la motivation usuelle du brigandage, l’appât du gain, puisse être d’emblée écartée. Aussi peut-on raisonnablement supposer que les brigands ont agi sur ordre [29]. Reste donc à identifier leur commanditaire ; ce qui nous permettra, après avoir innocenté Oedipe du meurtre de son père, d’incriminer le véritable coupable – corollaire indispensable si l’on désire qu’enfin la justice triomphe. Compte tenu de l’ancienneté des faits, comme de l’aveuglement des divers auteurs qui les ont rapportés, la tâche est certes délicate ; mais point impossible, à condition de procéder par recoupements entre les diverses versions de l’historie d’Œdipe, « séquelles » [30] incluses. On verra ainsi affleurer la vérité, qui n’est si longtemps passée inaperçue qu’en raison de son occultation par les successifs biais cognitifs précédemment évoqués.

 

Comme la littérature policière nous l’a de longue date appris, la recherche de la vérité doit respecter deux indispensables « pré-requis » : il faut que le coupable ait eu les moyens d’enrôler les brigands, et qu’il ait possédé un mobile valable pour ainsi mettre en œuvre la disparition de Laïos. Le premier de ces deux réquisits est, en l’occurrence, précieux, car il facilite grandement le tri parmi les suspects potentiels ; seuls les personnages de premier plan pouvant y satisfaire [31]. Nous n’avons dès lors guère le choix qu’entre trois solutions, qu’il convient donc d’examiner successivement. Soit, tout d’abord, Jocaste. A première vue, cette piste semble bien peu crédible, parce qu’à la fin d’Œdipe roi, si l’on accorde foi à la version des faits donnée par Sophocle, la reine se suicide par pendaison ; de sorte qu’on aura spontanément tendance à la considérer comme une victime [32] bien plutôt que comme une coupable. Mais, une fois encore, il est nécessaire de distinguer avec soin les différents éléments de l’affaire : si Jocaste se donne la mort, c’est parce qu’elle est incapable de faire face à la divulgation de sa relation incestueuse avec son fils [33]. Sa fin tragique a beau frapper l’esprit des lecteurs, et les disposer favorablement à l’égard de la reine, elle ne l’exonère donc en rien d’éventuelles responsabilités dans l’assassinat antérieur de Laïos.

 

De plus, en tant que souveraine de Thèbes, forte d’un considérable pouvoir, il est indéniable qu’elle possédait les moyens d’enrôler une troupe de sicaires, et de les charger de l’exécution du roi. En revanche, ce qui plaide en faveur de l’innocence de Jocaste est qu’elle ne paraît pas avoir eu de mobile suffisant pour en arriver à pareille extrémité. Ecartons d’emblée une hypothèse machiavélique [34], contraire à la chronologie des faits : il est impossible de soutenir que Jocaste aurait fait supprimer Laïos parce qu’elle convoitait Œdipe, tout simplement en raison du moment de sa première rencontre avec le jeune homme à Thèbes, postérieur à l’assassinat du roi. En outre, puisque tous avaient échoué jusque-là, la reine n’avait aucun moyen de deviner que le héros allait triompher de la sphinge [35], gagnant ainsi sa main. Bref, ne nous rendons pas coupables d’une erreur similaire à celle de Freud : régicide et inceste entretiennent une simple relation de consécution, non de causalité.

 

Mais, cela établi, est-il bien certain que la reine n’avait aucun intérêt personnel à voir disparaître son époux ? A condition de scruter d’un peu près le passé de Laïos, peut-être peut-on répondre à cette question par la négative, pourvoyant ainsi Jocaste d’un possible mobile. Les mythologues nous apprennent en effet que, alors chassé de Thèbes, Laïos s’était réfugié à la cour de Pélops, roi de Pise, qui lui avait confié l’éducation de son fils, Chrysippe. Or, pris d’un désir irrépressible pour son jeune élève, il l’enleva et le viola, attirant sur lui-même et sa descendance la malédiction d’Apollon. Certes, à première vue, le rapport de cet épisode ancien avec l’affaire qui nous occupe n’a rien d’évident ; mais, selon Brian Aldiss, il projetterait un éclairage révélateur sur la situation matrimoniale de la reine. En effet, au fil du temps, les penchants pédérastiques du roi seraient devenus exclusifs, de sorte que Jocaste se serait trouvée condamnée à la chasteté. En tant que personnage public, une reine pouvant difficilement courir le risque de prendre un amant, la seule solution offerte à l’épouse de Laïos en vue de renouer avec une vie érotique, et plus généralement amoureuse, satisfaisante, aurait dès lors consisté en l’élimination de celui qui la délaissait, suivie d’un remariage rendu nécessaire par la vacance du trône. Une telle mesure est certes extrême, mais cela ne suffit pas à invalider l’hypothèse : à y regarder de plus près, combien de crimes dits « passionnels » constituent en fait autant de drames de la frustration ? Envisager la culpabilité de la reine dans l’assassinat de son époux n’a dès lors rien d’aberrant. Toutefois, quand bien même elle apparaît plausible, si l’on peut hésiter à retenir cette solution, c’est par crainte d’accuser Jocaste à la légère, faute de témoignages concordants. En effet, si le viol de Chrysippe par Laïos est attesté, Aldiss est le seul à affirmer que l’évolution des penchants érotiques du roi l’aurait définitivement détourné de la couche nuptiale. En l’absence de confirmation extérieure, il paraît donc hasardeux de se rallier sans réserve à ce qui n’apparaît somme toute que comme une supputation [36]. Aussi, dans le doute, abstenons-nous ; d’autant que les deux autres solutions envisageables semblent, pour leur part, beaucoup plus crédibles.

 

A commencer par la piste Tirésias. Curieux personnage que cet aveugle, devin officiel de Thèbes au moment des faits qui nous intéressent – comme si la clairvoyance spirituelle devait se payer de la cécité physiologique ; ce que, d’une certaine façon, confirme le destin d’Œdipe. Si l’on s’en rapporte à Ovide [37], ou encore à Hésiode [38], Tirésias constitue en outre, bien avant l’Orlando [39] de Virginia Woolf, l’un des premiers personnages transgenres de l’histoire de la littérature : tout d’abord homme, au cours d’une promenade il troubla l’accouplement de serpents, ce qui lui valut d’être transformé en femme. La métamorphose dura sept ans, avant qu’il ne recouvre son sexe d’origine. Fort de cette expérience, il fut alors sondé par Zeus et Héra, désireux d’apprendre de sa bouche qui, de l’homme ou de la femme, prenait le plus de plaisir dans l’acte sexuel. Mécontentée par sa réponse (si le plaisir se divisait en dix parts, la femme en prendrait neuf), Héra le frappa de cécité ; et c’est donc à titre de compensation que Zeus lui offrit des capacités de divination.

 

Par-delà les détails fabuleux de l’origine de ses pouvoirs, ce qui importe en l’occurrence est que les habitants de Thèbes sont convaincus qu’il les possède. Ainsi, dans un univers dominé par la croyance en les phénomènes surnaturels, Tirésias est-il un personnage des plus éminents. Il s’ensuit qu’il avait indéniablement lui aussi les moyens d’enrôler des tueurs à gages et de s’en faire obéir. En outre, contrairement à celui de Jocaste, son mobile relève de l’évidence : prouver la validité de l’oracle de Delphes, selon qui le fils de Laïos et Jocaste assassinerait son père avant de s’unir à sa mère. Dès lors, pour le représentant officiel des dieux qu’est le devin, deux précautions valent mieux qu’une : autant commanditer le meurtre du roi avant de l’attribuer frauduleusement à Œdipe. A une telle manœuvre, Tirésias avait tout à gagner, car elle lui aurait permis d’apporter au peuple de Thèbes la preuve de son don de divination, et de renforcer par là même sa position privilégiée dans la cité. Cette solution est d’ailleurs à ce point plausible que, dans Œdipe roi, avant de finir par endosser la culpabilité que tous entendent lui imputer, Œdipe lui-même l’envisage, et la formule en ces termes : 

 

« Sache donc qu’à mes yeux, c’est toi [Tirésias] qui as tramé le crime, c’est toi qui l’as commis – à cela près seulement que ton bras n’a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c’est toi, c’est toi seul qui l’as fait. » (p. 29).

 

 De plus, le héros ne se contente pas d’accuser, mais argumente. Il rappelle ainsi à Tirésias que contrairement à lui, Œdipe, lorsque la malédiction de la sphinge pesait sur Thèbes, le prétendu devin n’a pu révéler à ses concitoyens le fin mot de l’énigme qui les aurait délivrés de ce fléau (p. 32) ; de sorte que l’imputation de charlatanisme paraît fondée. Enfin, pour parfaire son réquisitoire, Œdipe va jusqu’à aborder explicitement la question du mobile : « Déjà tu te vois sans doute debout auprès du trône de Créon ? » (Idem). 

 

Selon toute probabilité, une fois parvenus au terme d’Œdipe roi, l’immense majorité des lecteurs accepteront sans rechigner l’improbable solution proposée in fine, au point de ne plus même se souvenir de l’hypothèse alternative antérieurement avancée par le héros lui-même. Pourtant, à qui accepte d’envisager les faits avec impartialité, l’explication tout d’abord entrevue par Œdipe apparaît beaucoup plus plausible. Le seul bémol tient, de nouveau, à la difficulté d’en trouver une confirmation intertextuelle : en dehors d’Œdipe roi, aussi énigmatique et inquiétant soit-il, Tirésias n’est jamais présenté comme âpre au gain, ni soupçonné de mystification ou d’imposture. L’argument n’est pas absolument décisif, dans la mesure où rien n’interdit de penser qu’en cette occasion particulière, nécessité faisant loi, le devin se serait rendu coupable de tels manquements ; mais elle incite tout de même à la prudence au moment de l’accuser de l’assassinat de Laïos. Qu’il ait indéniablement eu les moyens de le commanditer et d’excellentes raisons de le faire ne suffit pas, en effet, pour l’incriminer de façon catégorique.

 

D’autant qu’il est permis de se demander si Tirésias n’aurait pas été instrumentalisé par un autre personnage, qui, plus que lui encore, aurait eu tout intérêt à faire disparaître Laïos : Créon, promu au rang de régent de Thèbes à la mort du roi. Telle est, du moins, dans Œdipe roi, l’hypothèse qu’avance également Œdipe, selon qui le devin ne serait somme toute que le complice du frère de Jocaste, en qui il identifie le véritable instigateur du complot visant à sa perte. Il l’affirme tout d’abord à Tirésias, à la faveur d’une tirade dont l’ironie mordante traduit l’intensité de son indignation :

 

« […] pour ce pouvoir, que Thèbes m’a mis elle-même en main, sans que je l’aie, moi, demandé jamais, Créon, le loyal Créon, l’ami de toujours, cherche aujourd’hui sournoisement à me jouer et à me chasser d’ici, et […] il a pour cela suborné ce faux prophète, ce grand meneur d’intrigues, ce fourbe charlatan, dont les yeux sont ouverts au gain, mais tout à fait clos pour son art. » (p. 31-32).

 

Puis, sommé par Créon lui-même de confirmer ses dires, Œdipe renouvelle son accusation, en des termes dont la violence tourne à l’injure :

 

« Quoi ! tu as le front, insolent, de venir jusqu’à mon palais, assassin qui en veux clairement à ma vie, brigand visiblement avide de mon trône !... […] pensais-tu que je ne saurais pas surprendre ton complot en marche, ni lui barrer la route, si je le surprenais ? » (p. 39).

 

Œdipe accuse donc en substance Créon d’avoir incité Tirésias à énoncer une prophétie fallacieuse [40], l’accusant du meurtre de Laïos et le vouant ainsi à l’exil, dans le seul dessein d’obtenir le trône de Thèbes ; et l’on voit avec quelle conviction et quelle constance, à ce moment de la pièce, il défend cette hypothèse. Certes, à l’issue du drame, ébranlé par la révélation de ses origines, et leurré par le paralogisme associant, à la lumière de l’oracle, parricide et inceste, il n’y songera plus ; et l’on pourrait en dire autant des lecteurs, qui, par ricochet, s’en trouvent eux-mêmes détournés. Pourtant, à relire la pièce sans a priori, il semble bien que la solution tout d’abord envisagée par le héros constitue l’explication la plus économique et la plus convaincante. J’accuse donc à mon tour Créon d’avoir, avec la complicité plus ou moins consciente de Tirésias [41], commandité l’assassinat de Laïos ; et, par voie de conséquence, d’en être le véritable coupable.

 

Pour se convaincre de la justesse de cette solution, il n’est que de se demander quels éléments, dans la pièce, permettraient de disculper l’ex et futur régent de Thèbes. Vérification faite, Œdipe roi ne recèle aucun contre-argument digne de foi, à l’exception des dénégations de Créon lui-même, confessant son goût pour le pouvoir, mais proclamant son absence de convoitise pour la royauté et son cortège de vicissitudes : 

 

« Comment pourrais-je donc trouver le trône préférable à un pouvoir, à une autorité qui ne m’apportent aucun souci ? […] Et je lâcherais ceci pour cela ? Non, raison ne saurait devenir déraison. Jamais je n’eus de goût pour une telle idée. » (p. 43).

 

En tant que telle, l’argumentation pourrait certes paraître recevable, mais force est de convenir qu’elle repose tout entière sur la seule parole de Créon. Or, comme Montaigne l’affirmera bien plus tard, « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies [42] » ; et, rapportée à la suite de son existence, la déclaration de Créon paraît pour le moins sujette à caution. C’est ce que révèle une rapide enquête intertextuelle. Ainsi, toujours chez Sophocle, mais dans Œdipe à Colone, cette fois, Créon apparaît comme l’antithèse du bon roi qu’incarne Thésée. Cette pièce met en outre en exergue sa duplicité, dans la mesure où, après avoir déclaré ne pas vouloir recourir à la violence pour ramener Œdipe à Thèbes, il n’hésite pas à enlever ses filles afin d’exercer sur lui une contrainte ; au point que Thésée doit se résoudre à le chasser. On saurait donc difficilement trouver meilleur exemple de divorce entre discours et actes. Dans l’Antigone [43] du même auteur, Créon apporte également la preuve de ses dispositions despotiques : chacun se souvient qu’il y dénie à Antigone le droit d’ensevelir la dépouille de son frère Polynice ; et que, pour la punir d’avoir enfreint son interdit, il la condamne à être emmurée vivante dans une caverne, où elle trouve la mort. Dans cette attitude bornée et impitoyable, l’absence d’humanité le dispute à un goût immodéré pour l’exercice du pouvoir, confinant à la tyrannie. De plus, en dépit de son repentir tardif, Créon peut ainsi être considéré comme l’assassin d’Antigone – bis repetita… Bref, même s’il advient ponctuellement que tel auteur propose du personnage une image plus ambiguë, comme Euripide dans ses Phéniciennes[44], le plus souvent, Créon est présenté comme l’archétype de l’intrigant et du tyran. En atteste exemplairement La Thébaïde [45] de Racine, où le seul objectif que lui prête le dramaturge est de parvenir à écarter Étéocle et Polynice, afin de monter sur le trône de Thèbes. Il est inutile d’empiler à l’envi les exemples similaires, tant la concordance de ces témoignages est déjà confondante : ce que l’intertextualité, pour le coup éloquente, nous enseigne, est que, loin de pouvoir être considéré comme le régent désintéressé pour lequel il se donne, Créon était au plus haut degré motivé par l’accession au pouvoir et par sa conservation. Laïos, qui se dressait bien involontairement sur sa route, en fit les frais ; de même, au prix d’une ingénieuse machination fondée sur la crédulité de leurs contemporains, que son fils, Œdipe – sans parler de sa petite fille, Antigone (vide supra). Enfin, on peut même aller jusqu’à se demander quelle est la part de responsabilité de Créon dans le décès de sa propre sœur, Jocaste. En effet, à relire attentivement Œdipe roi [46], on s’avise que le récit de la pendaison de cette dernière, délégué au messager corinthien, est fâcheusement lacunaire [47]. Ce « témoin » raconte ainsi que Jocaste, éperdue, s’est enfermée dans la chambre nuptiale, et que ce n’est que lorsque Œdipe en a forcé la porte qu’est apparu le corps de la reine, pendue [48]. Si nous concluons « spontanément » au suicide, c’est parce que, en tant que lecteurs, sur la base des éléments dont nous disposons, nous élaborons ce que, dans la terminologie d’Umberto Eco [49], l’on pourrait nommer une « scène-fantôme ». Mais d’après la lettre du texte, rien ne nous permet d’affirmer catégoriquement qu’il s’agit là d’un suicide. Dans la mesure où, Œdipe éliminé, Jocaste représentait le dernier obstacle potentiel entre son frère et le trône, que Créon se soit rendu coupable d’un meurtre de plus constitue ainsi une hypothèse envisageable – qui ne peut toutefois être démontrée, faute de précisions suffisantes sur la disposition des lieux.

 

Mais, à la rigueur, peu importe, puisque ce n’est pas de ce meurtre-là [50] qu’il s’agissait  d’innocenter Œdipe [51], mais de celui du seul Laïos. Certes, le héros de la pièce de Sophocle demeure coupable d’inceste ; mais le véritable responsable de la mort du roi, commanditaire des sicaires qui l’ont assassiné à la croisée des chemins, sur la route de Delphes, n’était pas celui que l’on pouvait croire, mais son oncle, Créon – qui en avait à la fois les moyens, le mobile, et les dispositions psychologiques, attestées par une intertextualité profuse. Qu’à ce jour nul ne s’en soit avisé permet d’affirmer qu’Œdipe roi constitue non seulement  un drame du pouvoir, comme l’affirme Jean-Pierre Vernant [52], mais aussi un drame du savoir ; celui qui nous demeure inaccessible aussi longtemps que les biais cognitifs et la contagion herméneutique nous aveuglent. Désormais libérés de ces œillères, rendons donc justice au héros malheureux, victime d’une si longue erreur judiciaire, dans l’espoir que ses mânes troublées puissent enfin trouver le repos [53].

 

 

 

 

Frank Wagner 

(Correspondant d’Intercripol sur la côte de granit rose).

 

Pour citer cet article : 

Frank Wagner, "Justice pour Œdipe ! Anatomie d'une erreur judiciaire", Intercripol - revue de critique policière, "Grands dossiers : Le meurtre de Laïos et autres enquêtes antiques", N°003, Février 2022. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/grand-dossier-de-contre-enquetes-sur-la-culpabilite-douteuse-d-dipe-2/justice-pour-dipe-anatomie-d-une-erreur-judiciaire.html. Consulté le 1er Octobre 2021. 

Images :

Michel Giliberti, Œdipe et le sphinx, huile sur toile, 1983. Blog de l'artiste :  http://michelgiliberti.com

Phorbas exposant Œdipe, huile sur toile. 

 Œdipe se crevant un œil, illustration contemporaine. 

Notes :

[1] (Circa 425 av. J.-C.), Paris, Les Belles Lettres, 1958 pour la traduction française d’Alphonse Dain & Paul Mazon ; 1994, « Librio » pour l’édition utilisée, p. 15. Pour éviter de multiplier inutilement les notes, les citations d’extraits de la pièce seront référencées entre parenthèses dans le corps du texte.

[2] Paris, Gallimard, 1994, « Série noire », p. 114.

[3] Sur les derniers jours d’Œdipe, voir Sophocle, Œdipe à Colone (circa 401 av. J.-C.) ; dans Théâtre complet, Paris, Garnier-Flammarion, 1981 pour l’édition française utilisée.

[4] Auxquels j’aurai pour ma part recours afin de combler certaines lacunes de la pièce de Sophocle. Pour ce faire, je prendrai principalement appui sur les sources suivantes : Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Paris, Flammarion, 1999, 2 vol. ; Timothy Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, Paris, Belin, 2004. Seront également effectués divers emprunts ponctuels à la très complète notice « Œdipe » du site Wikipédia, qui peut être consultée à l’adresse suivante :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Œdipe

[5] En ce qui concerne le sort dévolu à Œdipe, s’entend.

[6] La pièce débutant au moment où Œdipe est déjà roi de Thèbes, époux de Jocaste, et père de quatre enfants, je dois par conséquent rétablir l’ordre chronologique des faits.

[7] Affirmant donc à Œdipe qu’il tuera son père et épousera sa mère.

[8] On verra plus loin que la survie de ce témoin ne va pas de soi, et qu’il n’en est pas fait mention dans toutes les versions des événements survenus sur la route de Delphes. C’est là un point crucial de l’intrigue.

[9] Cet épisode pose problème, qui suppose apparemment de prêter foi à l’existence de cette chimère. Selon toute probabilité, il s’agit là d’un simple emprunt effectué par Sophocle au mythe, sans qu’il ait pris au sérieux la possibilité qu’un tel monstre fabuleux ait réellement sévi aux environs de Thèbes. Le crédit que les Anciens accordaient aux personnages des mythes variait en effet selon qu’il s’agissait de créatures anthropomorphes (par exemple Thésée), ou surnaturelles (par exemple le minotaure). Sur cette question épineuse, on se reportera avec profit à Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 1983.

[10] Sur ces divergences onomastiques, voir la rubrique « Le nom d’Œdipe », dans la notice « Œdipe » du site Wikipédia, art. cit.

[11] Même si, évidemment,  le héros se présente tout d’abord, et à vrai dire jusqu’à la fin de la pièce, comme le fils de Polybe et Mérope, conformément à la version de ses origines que lui ont transmise ses parents adoptifs.

[12] On peut toutefois bien sûr s’amuser à le contester, à titre d’exercice de style ; prouesse contre-argumentative qui exigerait d’ailleurs une remarquable ingéniosité.

[13] Voir en particulier les pages 70 et 71 de l’Œdipe roi de Sophocle, op. cit.

[14] (2002), Paris, Métailié, 2006 pour la traduction française. Il faudra revenir ultérieurement sur ce roman qui propose une relecture originale de l’histoire d’Œdipe, quand bien même l’auteur ne va hélas pas, comme il l’aurait dû, jusqu’à l’innocenter de l’assassinat de Laïos.

[15] Entre autres exemples, voir Marie-Christine Laznik, « Le complexe de Jocaste », Revue française de psychanalyse, 2005/4 (vol. 69), p. 993-1011.

[16] Par l’intermédiaire de Jocaste, qui évoque cet unique témoin dans le cadre d’un dialogue avec Œdipe (p. 53).

[17] Contrairement à ce que soutient pour sa part Didier Lamaison, Œdipe roi, op. cit.

[18] Notons toutefois qu’en dépit de cette déclaration, Œdipe ne se crèvera les yeux que lorsqu’il aura vu Jocaste pendue.

[19] Voir de nouveau Didier Lamaison, Œdipe roi, op. cit.., p. 115 et passim.

[20] « Le meurtre de Laïos dans “Œdipe-Roi” », Revue des Études Grecques, tome 49, fascicule 229, janvier-mars 1936, p. 77-86.

[21] Hésitation en partie provoquée par les aléas des diverses traductions françaises.

[22] Jocaste reine, Arles, Actes Sud, 2009. Comme son titre l’indique, le personnage principal de cette pièce est évidemment Jocaste elle-même.

[23] Sur cette notion, voir Pierre Bayard, La Vérité sur “Ils étaient dix”, Paris, Minuit, 2019, « Paradoxe », p. 115 sq.

[24] Freud introduit et affine le complexe d’Œdipe dans « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse » (1910), « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme » (1910) (textes repris dans Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, Paris, PUF, 2011, « Quadrige » pour la traduction française utilisée), et Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1920 ; Paris, Gallimard, 1923 pour la traduction française utilisée).

[25] Dans Les Structures élémentaires de la parenté,  Paris, Presses Universitaires de France, 1949 ; puis Paris - La Haye, Mouton, 1967.

[26] « Œdipe sans complexe », Raison présente, n° 4, 1967, p. 3-20.

[27] Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Paris, Minuit, 2004, « Paradoxe », p. 31-32.

[28] Ibidem, p. 32.

[29] Ce qui ne signifie bien sûr pas qu’ils n’aient pas perçu de gages pour commettre leur forfait. C’est en substance ce que, dans la pièce de Sophocle, affirme Œdipe lui-même : « Des brigands auraient-ils montré pareille audace, si le coup n’avait pas été monté ici [à la cour de Thèbes] et payé à prix d’or ? » (P. 16).

[30] En particulier les nombreuses versions de l’histoire d’Antigone.

[31] On doit donc écarter l’idée que le meurtre de Laïos ait par exemple pu être commis par un personnage  a priori insoupçonnable tel que le coryphée. Une telle hypothèse, flirtant avec la métalepse, pourrait paraître séduisante à titre d’exercice de critique interventionniste ; mais n’a pas lieu d’être dans le cadre d’une quête de la vérité.

[32] Voir Agnès Varlet, « Œdipe a aussi tué Jocaste… », Les Lettres de la SPF, n° 35, 2016/1, p. 111-121. Il va sans dire que je ne saurais pour ma part souscrire à une telle hypothèse, qui vient encore accroître, fût-ce sur le mode indirect du « matricide non dit » (art. cit., p. 111), le poids des crimes indûment imputés à Œdipe.

[33] Et non pas parce qu’elle prendrait alors seulement conscience de son inceste. En effet, on l’a vu, bien plus tôt qu’Œdipe, elle a compris la nature de leur relation, comme l’attestent ses tentatives répétées pour dissuader son fils et époux de conduire son enquête à son terme.

[34] Qu’on daigne charitablement me pardonner cet anachronisme…

[35] Si l’on peut s’interroger quant au crédit que Sophocle accordait à l’existence de la sphinge (voir la note 9), il n’en va pas de même à hauteur des personnages, dont la conception du monde, on l’a déjà signalé, faisait la part belle aux phénomènes surnaturels et/ou merveilleux.

[36] D’autant qu’Aldiss, visiblement inspiré par le thème des égarements érotiques, prête également une relation incestueuse à Jocaste et Créon, durant leur jeunesse (voir Jocasteop. cit., p. 25)…

[37] Les Métamorphoses (1er siècle), Arles, Actes Sud, 2001 pour l’édition bilingue utilisée.

[38] D’après La Bibliothèque d’Apollodore (circa IIsiècle), Paris, PUFC / Les Belles Lettres, 1991 pour l’édition française utilisée.

[39] Orlando (1928), Paris, Le Livre de Poche, 1982 pour la traduction française utilisée.

[40] En outre, c’est Créon lui-même qui, de retour de Delphes, affirme que l’oracle, qu’il est allé consulter, a désigné l’impunité du meurtrier de Laïos comme origine de l’épidémie de peste qui ravage Thèbes (voir Sophocle, Œdipe roiop. cit., p. 13). Il apparaît donc ainsi responsable de l’enquête dans laquelle Œdipe va s’engager, avec l’issue tragique que l’on sait. Et c’est encore lui, Créon, qui va quérir Tirésias, afin qu’il instruise le roi des révélations des augures divins. Œdipe s’étonne d’ailleurs du temps curieusement long que prend leur entrevue (p. 25) ; ce qui pourrait s’expliquer par la nécessité, pour les deux complices, de mettre au point les détails de leur complot – pour peu, bien sûr, qu’on retienne l’hypothèse de leur collusion.

[41] Puisqu’il est délicat de prétendre déterminer dans quelle mesure Tirésias était ou non au fait du projet criminel de Créon. Mais qu’il ait, au point où il l’a fait, soutenu la validité de l’oracle, suffit à faire de lui l’allié objectif du régent, dont il a ainsi servi les vues.

[42] Essais (1580-1588), Paris, Gallimard, 1997, « Bibliothèque de la Pléiade », Livre I.

[43] (Circa 441 av. J.-C.), dans Sophocle, Théâtre complet, op. cit.

[44] (Entre 411 et 408 av. J.-C.), Paris, Belin, 2007 pour l’édition bilingue utilisée.

[45] La Thébaïde ou les Frères ennemis (1664), Paris, Didot, 1854 pour l’édition utilisée.

[46] Op. cit., p. 81-82.

[47] Ce que signale assez clairement cet aveu : « Comment elle périt ensuite, je l’ignore […] » (ibidem, p. 82).

[48] « Subitement, il [Œdipe] poussa un cri terrible et, comme mené par un guide, le voilà qui se précipite sur les deux vantaux de la porte, fait fléchir le verrou qui saute de la gâche, se rue enfin au milieu de la pièce… La femme est pendue ! Elle est là, devant nous, étranglée par le nœud qui se balance au toit… » (Idem).

[49] Dans Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs (1979), Paris, Grasset, 1985 pour la traduction française.

[50] Pour peu que meurtre il y ait eu.

[51] Qui n’en a guère besoin, puisqu’il se trouvait à l’extérieur de la chambre où Jocaste a trouvé la mort…

[52] Dans « Œdipe sans complexe », art. cit.

[53] Compte tenu de la position défendue dans cet article, qu’on ne prenne bien sûr pas cette formule de conclusion au pied de la lettre…

Par Frank Wagner

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