Double(t)s* dans la rue morgue : (Don't) Follow the money

 

L'expérience a prouvé, et une vaste philosophie prouvera toujours, qu’une vaste partie de la vérité, la plus considérable peut-être, jaillit des éléments en apparence étrangers à la question.

(C. Auguste Dupin, Le Mystère de Marie Roget, p. 629).

 

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Grâce à la précieuse investigation préliminaire de notre agent Uri Eisenzweig, il est désormais établi que la solution proposée dans l’œuvre fondatrice du genre policier est hautement improbable ; d’autant plus que l’objection qu’il a exprimée à l’occasion de l’ouverture de notre laboratoire numérique n’est que l’ultime et la plus décisive d’une longue liste de critiques qui, depuis plus d’un siècle et demi, « passant le récit au peigne fin, auscultant toutes les articulations », ont émis « de sérieuses réserves quant à la logique intrinsèque de l’intrigue » (note p. 1364 [2]). À notre tour, donc, de nous plonger dans « une lecture au premier degré du conte » (ibid.), et de tenter, non seulement, comme nos prédécesseurs, d’en débusquer toutes les incohérences, mais, surtout, de chercher à les expliquer, afin de découvrir le véritable meurtrier de la rue Morgue.  

            À qui relit la nouvelle de Poe avec un peu de recul, sans se laisser mystifier par la rhétorique brillante du chevalier Dupin – à l’instar de ce narrateur un peu naïf, faire-valoir idéal à l’ingéniosité du héros, dont le roman policier proposera de nombreux avatars, de Watson à Hastings – un constat saute aux yeux : les conclusions que le détective tire des éléments à la disposition des enquêteurs sont loin d’aller de soi. Elles sont même si grossièrement tirées par les cheveux (c’est le cas de le dire, puisqu’on retrouve notamment sur la scène du crime plusieurs mèches sauvagement arrachées jusqu’à la racine) qu’on est en droit de se demander pourquoi elles ont semblé, à la police de l’époque et à tant de lecteurs, si convaincantes.   

 

            Commençons par le commencement, et penchons-nous sur les pièces du dossier – censées être suffisantes pour deviner la vérité. Dupin ménage soigneusement ses effets et ne dévoile rien jusqu’à ses révélations finales, mais il semble en effet clair que son idée est faite dès la lecture de l’édition du soir de la Gazette des tribunaux – dans lequel on trouve, soigneusement reproduits, une série de témoignages afférant au double meurtre. Il ne se rend sur les lieux du crime que pour vérifier ses hypothèses – ayant découvert, en amont, par la grâce de ses petites cellules grises, la clef du mystère. Pour cela, il se fonde essentiellement sur deux pistes : l’étrangeté de l’une des voix entendues par les témoins, et la sauvagerie excessive des violences exercées. Or, il se trouve qu’on peut, sur ces deux points, formuler des hypothèses bien plus économiques intellectuellement, sans avoir besoin d’aller chercher l’idée saugrenue d’un orang-outang échappé et brûlant d’aller tester ses compétences, nouvellement acquises en observant son maître, de maniement du rasoir.

 

  • Concernant la voix, il suffit aujourd’hui d’un clic pour entendre le cri de l’orang-outang.  Je vous enjoins donc à aller juger par vous-même s’il vous semble plausible qu’on le confonde avec des cris humains – fussent-il italiens, russes, ou allemands. Vous verrez que tout cela est pour le moins douteux, et que, si aucun des témoins n’a envisagé qu’il s’agisse de cris d’animaux, c’est vraisemblablement que ce n’était pas le cas. Alors, à qui appartient cette étrange voix ? Une lecture, même rapide, montrant que les témoins se contredisent largement, il n’y a pas de raison objective de privilégier une déposition plutôt qu’une autre ; notre démarche sera donc guidée par le bon sens, et, à l’instar du meurtrier, nous nous devons donc de dégainer et de manier avec fougue l’outil tranchant figurant dans la panoplie de tout bon enquêteur, afin d’éliminer toute conjecture superfétatoire : notre rasoir d’Ockham.

Quels sont, a priori, les personnes obligatoirement présentes lors d’un meurtre ? L’assassin et la victime – en l’occurrence, les deux victimes. Commençons donc, sous l’égide de notre rasoir d’Ockham, par nous demander si ces présences ne peuvent pas suffire à expliquer les témoignages divergents. L’une des voix a été clairement et par tous identifiée comme une voix française, voix d’homme, agitée, en train de prononcer des jurons. Elle ne peut pas appartenir aux victimes ; on peut donc raisonnablement supposer qu’elle est celle de l’assassin – ce qui, de plus concorde avec l’expertise des deux médecins qui estiment que de telles violences n’ont pu être infligées que par un homme.

Les dépositions concernant l’autre voix sont en désaccord, mais on peut déduire de l’ensemble des témoignages que celle-ci est de toute évidence altérée. Elle est à la fois aiguë et rauque, et exprime une terreur intense ; plusieurs témoins n’excluent pas qu’il s’agisse d’une ou de plusieurs voix féminines. N’est-il pas logique de penser, tout simplement, qu’il s’agit bien des cris, bouleversés par la peur et la souffrance, de l’une des victimes à l’agonie, désormais incapable de prononcer une parole articulée – et notamment ceux de la jeune fille, Camille, déformés par l’acoustique inhabituelle du conduit de cheminée où elle a été sauvagement encastrée ? Certes, l’un des témoins est persuadé que ce n’est pas la voix d’une des victimes ; mais, outre que l’ensemble du texte montre bien à quel point ces témoignages sont peu fiables, cela ne prouve qu’une chose : le témoin n’a jamais eu l’occasion d’entendre leur voix dans des conditions aussi extrêmes. Ayant ainsi la preuve qu’il n’a pas torturé à plaisir les deux femmes au cours de son existence, nous ne le convoquerons donc pas comme suspect dans notre affaire ; mais, à part cela, pas grand-chose à tirer de ses dires.  

 

  • Concernant la sauvagerie excessive du meurtre, la rhétorique bien affûtée du détective nous persuade que, passant les bornes de la violence ordinaire, le meurtrier ne peut être un vulgaire criminel. Il écarte d’un revers de main l’hypothèse, pourtant parfaitement logique, de « quelque maniaque furieux » (p. 538) – sous prétexte que la voix d’un fou est quand même articulée. Raison oiseuse, si l’on considère que la voix de l’assassin est celle de l’homme en train de jurer. Or, la fiction – à commencer par les histoires de Poe [3] – est pleine de tueurs sadiques : Quel besoin Mr Hyde a-t-il de piétiner une petite fille, ou de s’acharner avec sa canne sur ce pauvre Sir Denvers, « l’accablant d’une grêle de coups telle qu’on entendait les os craquer et que le corps rebondissait sur le pavé » [4] ? De même, dans la réalité, pourquoi Jack l’éventreur lacérait-il de façon aussi méthodique et compliquée les prostituées de Whitechapel, au point de se livrer sur leur cadavre à une véritable opération de chirurgie ? Et je ne parle même pas des serial killer du siècle suivant, qui feront les délices d’Hollywood (de Norman Bates à Hannibal Lecter, en passant par le Dalhia Noir, de James Ellroy). Le nombre de Tueurs nés, se délectant à accomplir leur office avec beaucoup plus que le minimum syndical, avec une débauche de violence gratuite,est effarant.

 On en conclut donc, raisonnablement, qu’il ne faut pas pousser beaucoup certaines natures enclines à la cruauté pour qu’elles laissent libre cours au pur plaisir pervers de faire souffrir – et de pousser la souffrance de sa victime à son paroxysme. Il suffit, par exemple, comme le remarque Dupin lui-même à propos de son enquête suivante, « où notre raisonneur raisonne, sans s’en apercevoir, contre lui-même » (p. 624), de « l’absolue licence de la campagne » (p. 636) – où l’homme, délivré des contraintes sociales de la ville, « se livre aux excès furieux d’une gaieté mensongère, fille de la liberté et du rhum » (Ibid.), pouvant ainsi aller jusqu’au viol et au meurtre ; Marie Roget en fera les frais. De plus, dans de telles circonstances, tout le monde s’accorde sur le fait que l’excitation du tueur, devenu bête déchaînée, décuple ses forces : Stevenson, par exemple, décrit largement la « fureur simiesque » et l’agilité insoupçonnable déployée par Hyde pour assouvir sa « férocité inouïe » [5]. Nul besoin donc, de postuler la présence d’un véritable animal sauvage (et a fortiori d’un animal sauvage capable de manier le coupe-choux et de ressentir du remords au point de chercher à dissimuler le cadavre dans un conduit de cheminée) pour expliquer la violence perpétrée – qui, selon les dépositions concordantes des médecins légistes, peut très bien être le fait d’un homme « excessivement robuste » (p. 528-529) ; ou, ajoutera-t-on, d’un homme à la puissance de destruction aiguisée par une fureur sadique.

Pour parler comme Dupin dans Le Mystère de Marie Roget (p. 620), « vous comprenez que je ne suggère rien ici qui paraisse plus probable ou qui coïncide avec ma propre opinion. Je désire simplement vous mettre en garde contre le ton général des suggestions [de notre brillant détective], et appeler votre attention sur le caractère de parti-pris qui s’y manifeste d’abord. »

 

            Plus grave, ces hypothèses fallacieuses amènent d’emblée Dupin à écarter de façon formelle la question du mobile. Or, ici, le biais de raisonnement est particulièrement flagrant : Ce n’est pas parce que le meurtrier a fait preuve d’une violence choquante que les meurtres n’ont pas d’autre motivation que la sauvagerie. Dupin devrait, au minimum, considérer l’hypothèse d’un assassinat motivé, qui a dérapé – autrement dit, à l’occasion duquel le meurtrier s’est laissé emporter par sa jouissance sadique. Une maison isolée dans une rue borgne, en pleine nuit, deux femmes sans défense, à sa merci... Ce peuvent être là, ce me semble, des circonstances bien plus propices aux débordements de la cruauté que le simple fait d’aller passer un après-midi en goguette à la campagne.

 

             Le fait est, pourtant, que tout concourt à soupçonner un crime crapuleux. On sait, en effet, par le témoignage essentiel du banquier des victimes (p. 526), que Mme Lespanaye a demandé qu’on lui livre à son domicile une forte somme (quatre mille francs or [6]). Le banquier précise en outre que, depuis huit ans qu’il gérait son patrimoine, c’était la première fois que Mme Lespanaye retirait de l’argent – s’étant jusque là contentée de faire de petits dépôts en liquide. Balayer cet indice comme une coïncidence mineure (« des coïncidences dix fois plus remarquables que celles-ci se présentent dans chaque heure de notre vie », affirme péremptoirement Dupin, p. 537) est extrêmement étonnant, et relève, de la part du héros, d’une sélection textuelle pour le moins partiale.

Il est, à l’inverse, beaucoup plus logique de supposer que, si la victime a dû retirer autant d’argent d’un coup, alors que ce n’était absolument pas dans ses habitudes, c’est pour une raison précise. On peut penser, notamment, à un chantage, ce que peut corroborer le fait que l’on ait retrouvé un petit coffre de fer sous la literie, ouvert avec la clef sur la serrure, prêt à accueillir un nouveau document potentiellement compromettant récupéré à prix d’or. Les colonnes des faits divers et des romans de gare sont pleines d’affaires similaires, et de simples chantages qui tournent mal – soit parce que la victime se ravise et refuse au dernier moment de payer, soit parce que le maître chanteur en redemande plus, en argent ou en nature.

            Est-on vraiment sûr, en particulier, que ce fameux coffre ne contenait que « de vieilles lettres et des papiers sans importance » (p. 524) ? Ce ne serait pas la première fois, dans une histoire de Poe, que des bouts de papiers qui semblent « sans importance » s’avèrent précieux lorsqu’on sait en révéler les secrets – voir La Lettre volée et Le Scarabée d’or, par exemple. Que la police et les journalistes ne soient pas assez perspicaces pour en comprendre l’importance, passe encore ; mais que Dupin ne cherche même pas à les examiner de près me semble, étant donné la méthode rigoureuse qu’il déploie dans ses autres enquêtes, totalement incompréhensible.

 

           Mais, me direz-vous avec Dupin, s’il s’agissait de soutirer de l’argent aux victimes, pourquoi le criminel serait-il parti sans les sacs d’or ? Deux hypothèses possibles, à ce stade de notre investigation : soit, le tueur, ayant repris ses esprits après sa crise de violence meurtrière et constatant l’ampleur du carnage, a pris peur et s’est enfui ; soit, nous avons affaire à un criminel bien plus machiavélique que nous ne le pensions, capable, comme tous les esprits ingénieux, d’une « parfaite identification du raisonneur avec celui de son adversaire » (p. 827). Je m’explique : quel meilleur moyen de détourner l’attention de la police d’un vol qu’en laissant en évidence une grosse somme d’argent ? Personne ne sait ce que contenaient les tiroirs de la maison – et supposer a priori, comme le fait Dupin, qu’il ne s’y trouvait rien de plus précieux que quatre mille francs or est tout aussi hasardeux que d’affirmer l’inverse. Je suis, quant à moi, convaincue qu’il y avait, au contraire, dans cette demeure de la rue Morgue, autre chose, d’une valeur bien plus considérable que les deux sacs de la banque et les quelques babioles savamment éparpillées sur place – simples leurres servant à détourner les soupçons et à empêcher qu’on découvre que ce qui y a été réellement volé. Personnellement, s’il m’était donné de reprendre l’enquête, je chercherais du côté de l’ancien locataire – ce bijoutier qui, pour des raisons obscures, « endommageait les lieux » (p. 525). Est-il vraiment tiré par les cheveux de penser qu’il pratiquait des cachettes, dans les murs ou le plancher, pour dissimuler un quelconque recel, de pierres précieuses par exemple, et qu’un malfrat ayant eu vent de l’histoire ait cherché à récupérer l’ensemble ?  

 

            Si vous avez suivi mon raisonnement, une question vous vient. D’où vient la singulière insistance de Dupin à rejeter toute possibilité d’un mobile ? « Je tiens à écarter de votre pensée l’idée saugrenue d’un intérêt » (p. 537), dit-il, allant jusqu’à exagérer très largement la « prodigieuse puissance » du meurtrier pour étayer l’idée d’une violence animale, en prétendant que celui-ci a déraciné « peut-être cinq cent mille cheveux d’un coup » (p. 538) –  alors qu’un crâne humain n’en compte, au maximum, que deux cent mille au total. Ainsi, il prive l’enquête de l’une des voies royales permettant de découvrir la vérité – chercher à qui profite le crime. Le fameux cui bono, que nous expose fort clairement et fort pédantesquement un autre narrateur de Poe (p. 796) :

           "C’est une expression en usage dans les milieux judiciaires qui s’applique précisément à des cas semblables à celui qui nous occupe, où l’identification de l’auteur d’un acte dépend en grande partie du profit éventuel que tel ou tel individu tirerait de l’accomplissement de l’acte."

         Pourquoi Dupin ferait-il à ce point obstruction à la Justice ? Aussi incroyable qu’elle puisse paraître, la vérité s’impose d’elle-même : parce que cet intérêt est le sien, et qu’il n’a pas envie qu’on découvre que c’est, en fait, lui, qui a tout manigancé. Rendu arrogant par sa foi en sa propre ingéniosité, il ne cache même pas au narrateur (qui, il est vrai, ne brille pas par son intelligence) qu’il connaît personnellement celui que la police a inculpé, très certainement à raison, et qu’il va s’attacher à innocenter – Adolphe Le Bon, le commis qui a déposé l’argent rue Morgue, et dont la déposition confirme qu’il n’a aucun alibi [7] : « Le Bon m’a rendu un service pour lequel je ne veux pas me montrer ingrat », avoue-t-il (p. 530).

 

         Le fait est que Dupin a tout à gagner à imposer sa version, pourtant totalement abracadabrante, de l’affaire. Même sans supposer qu’il partagera avec Le Bon les fruits du larcin de la rue Morgue (l’honnêteté nous oblige à reconnaître que nous n’avons pas de preuve sur ce point), Dupin réalise en effet ici un doublé gagnant : il innocente son ami (et certainement complice), et s’assure au passage une réputation d’enquêteur d’élite, qu’il monnayera d’ailleurs ultérieurement, avec profit. Le moins qu’on puisse dire, en effet, est que, grâce à la renommée qu’il acquiert avec l’affaire de la rue Morgue, Dupin s’assure une source non négligeable de revenus, bien utile étant donné l’état de pauvreté auquel il se trouve réduit (p. 519), et qu’il est en mesure, par ce biais, de rétablir sa fortune perdue. Remarquez, ainsi, que, dans ses deux autres enquêtes, notre détective se voit offrir – et accepte sans aucun scrupule – des récompenses excédant très largement les misérables quatre mille francs de la scène du crime (« cinquante mille francs » pour la Lettre volée, p. 825 ; pour Marie Roget, le narrateur parle d’une « proposition directe, certainement fort généreuse, dont [il n’a] pas le droit de révéler la valeur précise », p. 605).

            Car Dupin, de toute évidence, ne perd pas le Nord dès qu’il est question de son intérêt – de cet intérêt dont il a eu grand soin de nous détourner. Il est en cela totalement conforme au portrait que fait Poe de l’escroc de talent dans De l’escroquerie considérée comme un des Beaux-Arts : « C’est l’intérêt personnel qui guide l’escroc. Escroquer pour le plaisir lui paraît méprisable. Il n’a qu’un but, sa poche et la vôtre. » (p. 702). Nous sommes loin ici de l’image du reclus noctambule, amoureux de l’abstraction logique et des énigmes, retiré du monde et de toute considération sociale, complaisamment dépeint par le narrateur – lequel, s’il était un peu moins naïf, pourrait d’ailleurs s’interroger sur la coïncidence « fortuite » (p. 520) qui l’a amené à s’enticher de Dupin au point de le loger gracieusement et de l’entretenir, alors qu’il le connaît à peine. Mais, à y bien réfléchir, ce portrait ne correspondait déjà que difficilement avec le fait que Dupin connaisse tous les notables parisiens (le préfet, grâce à qui il sait qu’il pourra accéder sans difficulté à la scène de crime, le ministre D., etc...) et soit même décoré de la légion d’honneur, réservée théoriquement à ceux qui ont rendu de grands services à la nation pendant plus de vingt ans (c’est du moins ce que suggère son titre de Chevalier).

 

          La grande habileté de Dupin est de nous proposer un scénario bien troussé symboliquement, plongeant dans les racines de notre imaginaire inconscient et dans les préjugés scientifiques de son époque - comme le montre parfaitement William Kels dans un article récent – et qui, du coup, malgré son invraisemblance, est flatteuse pour le public, qui s’en contente parfaitement. Une scène de crime qui transpose l’horreur enfouie, ressentie par l’enfant devant la scène primitive de la copulation animale de ses propres parents, dirait par exemple Marie Bonaparte.

 

          On pourrait, ici, s’amuser, comme le fait Dupin au début de la nouvelle avec le narrateur, à reconstituer « les anneaux principaux de la chaîne » (p. 522) des pensées qui a amené le héros à concevoir une solution aussi rocambolesque ; solution peu crédible du point de vue des faits, certes, mais hautement plausible du point de vue de la psychologie du personnage, telle que l’envisage Poe : on sait, en effet, qu’un escroc selon son cœur « tient en aversion les vieux trucs de routine [et] rendrait un porte-monnaie s’il s’apercevait qu’il l’avait obtenu par une escroquerie banale » (p. 702). Il faudrait, pour se figurer la créativité de Dupin en action, imaginer le trajet frénétique du regard du personnage, errant dans les rayonnages de sa bibliothèque, en train de composer son récit au moment même où son ami lui fait la lecture du journal, moment où il « semblait s’intéresser singulièrement à cette affaire » (p. 529) – sur le modèle des mouvements, imperceptibles au premier visionnage du film, de Keyser Soze dans Usual Suspects, de Brian Singer (1995).

         Regardez-le. Apprenant par la Gazette des tribunaux que Le Bon a perdu pied et qu’il a laissé derrière lui deux cadavres atrocement et absurdement mutilés, il entrevoit la possibilité d’un scénario encore plus incroyable que l’alibi un peu terne qu’il avait sûrement prévu pour son complice – et, en bon escroc, il ne peut résister à l’appel d’une mystification aussi formidablement esthétique. Ses petites cellules grises tournent à plein régime, pendant que le narrateur lui détaille les différents témoignages, pour peaufiner un récit satisfaisant et merveilleusement original, une escroquerie de maître qui puisse détourner définitivement les soupçons. Son chef d’œuvre. La Duperie de Dupin. On pourra d’ailleurs l’écouter jubiler, avouant presque que tout son scénario n’est qu’une fiction dont il s’enorgueillit d’être le créateur, lorsqu’il mesurera son pouvoir de manipulation auprès du narrateur : « Quelle impression ai-je faite sur votre imagination ? » (p. 538).

          Les deux victimes vivant recluses lui évoquent, par association d’idées, la rue des Deux-Hermites, sur l’île de la Cité – qui sera rayée de la carte en 1866 pour construire l’Hôtel-Dieu. Il décide donc de s’appuyer, en la transformant pour la rendre méconnaissable, sur une vieille histoire horrifique du folklore parisien – aujourd’hui, dirait-on, une légende urbaine – récemment remise à la mode, à la sauce gothique victorienne, et promise à un bel avenir dans la fiction, avec l’histoire de Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street [8]. Cette histoire de barbier sanguinaire s’inspire, en effet, d’un fait divers qui aurait eu lieu en 1387 à Paris, connu sous le nom de « l’affaire de la rue des marmousets » - relatée, entre autres, dans les chroniques de Jacques du Breul, publiées à la Renaissance, et encore populaires au XIXe siècle – où un barbier, à l’échoppe sise au coin de la rue des Marmousets et de la rue des Deux-Hermites, par folie et cupidité, tranchait régulièrement la gorge de ses clients, et se débarrassait des corps en les faisant transformer, par son voisin pâtissier, en petits pâtés, dont on dit d’ailleurs qu’ils faisaient les délices des nobles, et même du Roi. On retrouve, agencés d’une autre façon, tous les éléments de cette sordide affaire dans l’intrigue qu’échafaude Dupin.

        Dupin songe alors à utiliser la sauvagerie du meurtre pour détourner les soupçons vers un agent non humain – c’est tout naturellement que le nom de « marmouset » lui évoque le singe, et tout particulièrement les grands singes, ces « hommes des bois » que, depuis le Moyen Âge, on accuse régulièrement de cannibalisme et d’anthropophagie [9]. Son regard tombe alors, en même temps qu’il se souvient d’avoir entendu parler, au hasard de ses pérégrinations nocturnes, d’un marin de passage débarqué avec un orang-outang, sur l’histoire naturelle de Cuvier (qu’il présente doctement au narrateur, p. 539), et peut-être sur le dernier roman de Walter Scott, Robert, comte de Paris (1831), décrivant les mœurs de cet animal que doit affronter le héros, et notamment sa faculté d’imitation des gestes humains – omettant d’ailleurs le fait que cet animal est généralement décrit comme particulièrement docile et obéissant à son maître. Il ne lui reste plus qu’à contacter le propriétaire du singe et à s’entendre avec lui pour qu’il accepte, moyennant une forte récompense, de jouer le rôle qu’on lui connaît – à savoir qu’il prétende avoir perdu son animal, et l’avoir poursuivi rue Morgue. Et, ainsi, mettre en scène l’ultime coup de théâtre qui vient parachever l’escroquerie, et définitivement, corroborer aux yeux du monde son improbable version des faits.

 

           Poe le dit explicitement – même si, comme toujours, de façon cryptée – dans sa correspondance : l’habileté de l’intrigue est à mettre au crédit de Dupin, et non au sien :

« Dans Double assassinat dans la rue morgue, par exemple, quelle ingéniosité y a-t-il à débrouiller une trame que vous avez (vous, l’auteur) tissée dans l’intention expresse de la débrouiller ? Le lecteur est amené à confondre l’ingéniosité de l’imaginaire Dupin avec celle de l’auteur du récit.» (Letters, II, p. 328, cité p. 1367)

       Si l’on comprend que c’est Dupin le véritable auteur du récit, on est alors à même de reconsidérer les éléments objectifs selon lesquels Dupin achève de persuader tout le monde de la validité de sa solution – et d’expliquer les incohérences qui ont été, de longue date reprochées, à tort, à Poe (voir présentation du texte, p. 1365). Des critiques ont pointé, notamment, à quel point il était peu crédible qu’autant de nationalités soient présentes, à l’époque, en pleine nuit, dans une rue parisienne. La chose s’explique aisément si l’on comprend qu’une partie des témoins, ceux qui se présentent spontanément à la police, a en fait été envoyée en amont par Dupin pour brouiller les pistes et rendre totalement invérifiable toutes les autres dépositions, en les contredisant. Même chose pour le fait que personne, hormis Dupin, n’ait remarqué la touffe de poils de singe censée avoir été retrouvée dans la main de Melle Lespanaye. Est-il vraiment crédible que ni la police ni les deux médecins qui ont scrupuleusement examiné le corps ne l’aient trouvée ? Oui, à condition que cette pièce à conviction décisive ait été amenée sur les lieux du crime après coup, par Dupin lui-même. Vous l’avez compris : il n’y a jamais eu aucun orang-outang rue Morgue. De la même façon, Dupin a eu beau jeu de dévoiler le stratagème du clou rouillé donnant l’impression que la fenêtre par laquelle le meurtrier s’est échappé était verrouillée de l’intérieur – puisque c’était son complice, Le Bon, qui avait lui-même trafiqué le loquet.

 

       À ceux qui m’objecteraient qu’il est contraire à toutes les règles du roman policier de faire du détective le cerveau criminel de l’affaire, je répondrais que le genre n’a pas attendu l’infaillible Silas Lord (1937) pour envisager qu’un détective pouvait lui-même bidonner les scènes de crime, pour créer de fausses pièces à conviction – moyen on ne peut plus efficace d’être le seul à pouvoir débrouiller les fils apparemment insolubles de l’énigme, dont les agents d'Intercripol pourraient d’ailleurs s’inspirer pour renflouer les caisses de notre honorable organisation.

       Vidocq, en particulier, ancien bagnard devenu chef de la sûreté parisienne, dont la critique estime qu’il a pu inspirer à Poe le personnage de Dupin – et ce même si, dans la nouvelle, son héros le critique comme « rusé, rien de plus, faisant continuellement fausse route » (p. 529) – avoue dans ses Mémoires, parues en 1828 avec un grand succès, que son efficacité exceptionnelle dans la traque des criminels lui a valu d’essuyer régulièrement essuyer ce type d’accusation [10]

        Poe, éprouvant peut-être des remords d’avoir laissé son personnage mener tout le monde en bateau, ou envahi par ce type d’irrésistible pulsion auto-dénonciatrice qu’il a décrite avec brio dans le Démon de la perversité (où un assassin ayant commis le crime parfait ne peut s’empêcher d’avouer, finalement, sa culpabilité), écrit, à peine trois ans après Double assassinat dans la rue Morgue, une nouvelle intitulée Le Voilà, l’assassin (Thou art the man, 1844) – « satire du genre policier et parodie des méthodes de Dupin » (note p. 1416) où un certain Charles Goodfellow prétend trouver sur la scène de crime, dans la gorge d’un cheval mort, une balle perdue, preuve de la culpabilité de son ennemi – et qu’il a évidemment amenée lui-même.

 

            À cette occasion, Poe insiste sur le biais que constitue la bonne réputation du locuteur, et tout particulièrement les préjugés associés à l’onomastique – qu’on peut notamment observer dans l’Importance d’être Constant d’Oscar Wilde :

« Est-ce miraculeuse coïncidence ou secrète influence de ce nom sur le caractère ? Je ne sais ; toujours est-il que le fait est indubitable. Jamais on ne vit individu répondant au nom de Charles qui ne fût ouvert, viril, honnête, aimable, spontané, doué d’une voix claire et modulée qu’il fait bon entendre, et d’un regard qui vous fixe droit dans les yeux comme pour dire : « J’ai moi-même la conscience claire ; je ne crains personne et je suis au-dessous de toute bassesse ». Ainsi, au théâtre, tous les rôles secondaires qui demandent de la prestance, de l’allant et de l’insouciance, sont invariablement dévolus à des personnages nommés Charles » [11]

           Poe nous alerterait-il ici de notre propension à postuler un peu trop vite l’innocence d’un suspect nommé Le Bon, ou la probité exceptionnelle d’un enquêteur prénommé Charles Auguste Du-pin [12] ? C’est loin d’être impossible. De nombreux critiques ont suggéré, à propos de La Lettre volée, que Dupin y affrontait son alter-ego, et que le ministre D., inspiré, tout comme le détective, par les personnages historiques d’André Dupin (homme politique de premier plan de la monarchie de Juillet, réputé hautement retors et sans scrupules) et de son frère Charles (mathématicien, logicien pour l’amour de la vérité pure, au-dessus de tout soupçon de par la vertu de son prénom), n’était que la face sombre de lui-même. Dupin, à la fois Sherlock Holmes et Mycroft, dans la Lettre volée, serait donc, comme Silas Lord, « à la fois Sherlock Holmes et Moriarty » [13], dès Double assassinat dans la rue Morgue... C’est ainsi que, tout comme le personnage de Steeman un siècle plus tard, « il n’avait même pas besoin de vingt-quatre heures pour jouer les Œdipes, puisqu’il n’y avait pas d’autre sphinx que lui » [14].

 

          On peut, enfin, remarquer au passage que, dans toute cette affaire, Baudelaire a joué (ou feint de jouer) pour le public français le rôle du narrateur complaisant, incapable de percer à jour la duplicité du détective : il a renforcé l’aura de perspicacité surnaturelle du héros en sous-titrant ses traductions « facultés divinatoires d’Auguste Dupin », privé le lecteur francophone d’une série d’indices [15], et n’a pas traduit du tout Thou art the man – pièce à conviction essentielle nous permettant de relire, d’une façon plus soupçonneuse, les tours de passe-passe déductifs de Dupin comme une pure et simple mystification. Comme Dupin jetant son dévolu sur un compagnon un peu simplet (le narrateur), Poe, l’escroc de haute volée, a, ainsi, su se trouver un double inspirant confiance, compagnon au nom fleurant bon l’honnêteté (Charles) pour couvrir les agissements douteux de ses personnages. Et, en bon escroc, a dû, tout comme son héros, finir sa journée en se délectant de son habileté – par un rire dont son alter-ego français pointait, dans un article célèbre, à quel point il est d’essence diabolique [16] :

« Le véritable escroc parachève tous ses coups d’un ricanement. Mais il est le seul à le voir. Il ricane quand il a fini sa journée ; quand les labeurs qui lui étaient échus sont accomplis ; la nuit dans son cabinet de travail. Ces réjouissances sont à lui seul réservées. Il rentre chez lui, met le loquet de la porte, se dévêt, souffle la chandelle, se met au lit et pose la tête sur l’oreiller. Alors, seulement, l’escroc ricane. C’est l’évidence même. » (p. 703)

  

                                                                      Caroline J. Dupin.

 

 

Pour citer cet article :

Caroline Julliot, "Double(t)s dans la rue Morgue", Intercripol - Revue de critique policière, "grands dossiers : double investigation dans la rue Morgue", N°001, Décembre 2019. URL : intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/qui-est-l-assassin-de-la-rue-morgue/doublets-dans-la-rue-morgue.html. Consulté le 22 Mars 2020.

 

Notes :

* Note 1 : Fabriqué en bijouterie depuis le Moyen Âge, le « doublet » est une pierre superposée à un autre composant de moindre valeur, sertie de façon à donner l’illusion qu’elle est plus précieuse – soit en augmentant son volume artificiellement, par adjonction d’un prisme de cristal sous la culasse, en collant une pierre naturelle sur un cabochon de verre ou d'un autre matériau synthétique (voir schéma), soit par imitation pure et simple de l’apparence d’une gemme, en fixant un corps coloré derrière un morceau de cristal ou un composé synthétique. C’est une des figures possibles de l’escroquerie et de la duplicité – dont il sera beaucoup question ici. Et si je ne prononce pas le mot d'imposture, c'est uniquement pour ne pas citer le nouveau livre de notre secrétaire perpétuel Maxime Decout - et ne pas vous encourager à aller en lire, tout particulièrement, en complément, les pages 44-47.

[2] Toutes les références à Poe sont tirées de l’édition de Claude Richard pour la collection Bouquins (Paris, Robert Laffont, 1989).

[3] Voir, par exemple, les inquisiteurs dans Le Puits et le pendule – qui déploient une inventivité impressionnante pour torturer le narrateur à l’aide d’une machinerie sophistiquée – et ce alors même que la sentence de mort est déjà tombée et qu’ils ne cherchent pas à lui faire avouer quoi que ce soit.

[4] R. L. Stevenson, Le Cas étange du Dr Jekyll et de Mr Hyde, tr. T. Varlet, éd. J-P. Naugrette, p. 67.

[5] Ibid., p. 59 et 66.

[6] À titre de comparaison, le salaire annuel moyen d’un ouvrier oscille, dans les années 1820-1856, entre 10 000 et 15 000 francs (voir A. Bayet, Deux siècles d’évolution des salaires en France, document de travail INSEE, 1997, https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/53633/1/f9702.pdf ) La somme retirée par Mme Lespanaye aurait donc, à l’époque, nourri un foyer précaire pendant quatre à cinq mois.

[7] p. 528. Dans sa déposition, il confirme n’avoir croisé personne en sortant. 

[8] Il s’agit d’un conte publié à Londres dans le Terrific register dès 1825, qui donnera lieu à un roman, The String of pearls : A romance, écrit en 1846 par Malcolm Rymer et Thomas Peckett Prest. Il connaîtra dès l’année suivante une adaptation à succès au théâtre, avant de devenir en 1979 une comédie musicale de Stephen Sondheim qui fera les beaux jours de Broadway, puis un film de Tim Burton, en 2007.

[9] Sur cette question, voir notamment J. le Goff, l’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, et F. Tinland, L’Homme sauvage : homo ferus et homo sylvestris, Paris,L’Harmattan, 2003.

[10] Cf. édition Tenon, ch. XXIV :

«          Pour prendre ainsi maron les voleurs, il faut qu’il s’entende avec eux, disait l’un.

-        Parbleu ! reprenait l’autre. C’est lui qui les met en œuvre ; il se sert de la patte du chat...

-        C’est un malin singe, ajoutait un troisième.

Puis un quatrième, brochant sur le tout, s’écriait d’un ton sentencieux : Quand il n’a pas de voleurs, il en fait. »

Que Dupin se montre sarcastique, voire méprisant, vis-à-vis de son illustre prédécesseur n'est qu'un des multiples signes du narcissicisme arrogant du détective, qui veut être le seul sur la place à avoir un peu de jugeotte - dont Dupin fera lui-même les frais lorsque, dans "Une étude en rouge", Sherlock Holmes, piqué d'avoir été comparé à lui par Watson, qualifiera ses façons d'"artificielle(s) et tape-à-l'œil".

[11] L’auteure de cette enquête, répondant à un prénom qui est l’un des équivalents féminins de Charles, ne peut qu’applaudir à de telles considérations.

[12] « Auguste » signifie, entre autres, selon le TLF, « qui a quelque chose de sacré, de solennel, d’imposant, qui est digne de vénération ou de respect ». La proximité du nom de famille du détective avec le verbe « duper » aurait pu mettre la puce à l’oreille du lecteur, mais il faut croire que celui-ci y a avant tout entendu un gage d’honnêteté – préjugeant qu’un personnage portant un tel patronyme ne pouvait être, en accord avec l’adage français en vigueur à l’époque, que « bon comme du (bon) pain ».

[13] L’Infaillible Silas Lord, op. cit., p. 563.

[14] Ibid., p. 564.

[15] Un témoin, le marchand de tabac, contredit son propre témoignage en affirmant, à deux lignes d’écart, qu’il est en affaire avec les victimes depuis 4 ans, puis depuis 6 ans. Baudelaire a supprimé cette incohérence « dans un excès de zèle » contre-productif pour l’enquête, puisqu’il masque ainsi en partie la non-fiabilité des témoins (Cf. note 24 p. 1368). 

[16] C. Baudelaire, « De l’essence du rire », Salon de 1859.

Par Caroline J. Dupin (caroline.julliot @ univ-lemans.fr)

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