Par devant ou par derrière ?

 

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Le sous-sol de l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier est un lieu plein de mystères et nous allons y revenir plusieurs fois au cours de ces enquêtes de voisinage. On connaît tous le plus célèbre d’entre eux, soit celui de la cave interdite du coin inférieur gauche ; mais dans une de mes enquêtes précédentes, j’ai découvert à quel point cette retentissante affaire avait sans nul doute joué comme un leurre, dispensant d’aller voir ailleurs, notamment ce qui se passait aux trois autres coins de l’édifice et singulièrement dans la cave du coin inférieur droit, tout aussi riche en intrigue que son opposée [1].

 

Au début du chapitre LXVII de toutes les premières éditions du roman, consacré à la cave des Rorschash (d’autres étrangers de l’immeuble dont on ne sait jamais ni prononcer ni correctement orthographier le nom – à commencer par l’auteur lui-même d’ailleurs [2]), on lit cette phrase d’apparence si banale que beaucoup sont passés à côté sans en relever l’inconséquence : 

 

Caves, la cave des Rorschash.

Des lames de parquets récupérées lors de l'aménagement du duplex, ont été fixées sur les murs, devant des étagères de fortune.

 

Nous verrons un peu plus loin dans une autre enquête de voisinage [3] combien Perec, en bon lecteur de « La lettre volée », a souvent dissimulé par une platitude apparente du style maintes étrangetés de son univers. Quoi qu’il en soit, la dissimulation a ici si bien fonctionné que l’édition originale, les suivantes, et même celle de Bernard Magné dans « La Pochothèque » ont toutes entériné la construction escherienne de ces étagères sans plus s’interroger. Car comment ces lames de parquet de récupération peuvent-elles être en même temps fixées sur les murs et se situer devant des étagères de fortune ? 

 

À moins d’imaginer que les étagères ne soient dans le mur ou derrière le mur ? 

 

Nonobstant – un peu – la précision syntaxique et spatiale, aurait-on dû soupçonner là l’existence d’une cache, la possibilité d’une paroi double, quelque aménagement coupable ou même criminel ? Après tout il y en a d’autres, ou il y en eut d’autres, dans ces caves : ainsi, au chapitre LXIV, quelques pages avant celui-ci, a-t-on appris qu’à l’endroit où l’on plaça ensuite la chaufferie [4], exista jadis un « réduit » clandestin où « pendant la guerre Olivier Gratiolet installa son poste de radio et la machine à alcool sur laquelle il tirait son bulletin quotidien de liaison » [5], qu’il en « calfeutr[a] soigneusement toutes les issues avec des vieux paillassons, des chiffons et des morceaux de liège que lui donna Gaspard Winckler », dissimula sa radio dans un jouet et son duplicateur à alcool au fond d’une malle, et que lorsqu’« à la suite de l'arrestation de Paul Hébert, les Allemands, conduits par le chef d'îlot Berloux, vinrent perquisitionner dans les caves, […] ils jetèrent à peine un œil dans celle d'Olivier : c'était la plus poussiéreuse, la plus encombrée de toutes, celle où il était le plus difficile de croire qu'un “terroriste” pût se cacher. »

 

On voit donc bien qu’en matière de dissimulation réussie et d’escamotage de preuves, Gratiolet et Perec n’en sont certainement pas à leur premier coup réussi ! Je rappellerai en outre que le propriétaire de la cave qui nous occupe présentement, celle du chapitre LXVII, Rémi Rorschash, dont l’essentiel de la vie nous est narré au chapitre XIII, mena une existence d’aventurier riche en fréquentations interlopes (notamment dans les milieux du jazz ou du cirque), activités douteuses et trafics en tous genres ! Imaginer qu’il eût pu par exemple dissimuler dans sa cave le cadavre de Schlendrian, dont on apprend au chapitre XIII, qu’il aurait tout fait pour s’en venger [6], n’est donc pas du tout infondé ! D’ailleurs, ces lames de parquet en lien avec l’aménagement du duplex Rorschash, « prestigieux duplex que La Maison française, Maison et Jardin, Forum, Art et Architecture d'aujourd'hui et autres revues spécialisées sont plusieurs fois venues photographier », aménagé grâce au rachat des deux derniers appartements qu’Olivier Gratiolet « possédait encore dans l'immeuble en dehors du petit logement qu'il occupait lui-même » [7], autrement dit logement d’un luxe tapageur fondé sur la quasi ruine d’un autre, ces lames de parquet donc ne sont-elles pas d’origine éminemment suspecte [8] ? 

 

Le premier à avoir soupçonné que quelque chose de louche s’était tramé dans cette cave fut sans nul doute Willy Wauquaire dans ses Outils pour « La Vie mode d’emploi » [9]. On peut en effet trouver dans la trousse constituée pour un démontage rapide du chapitre LXVII la « remarque » suivante : « “Des lames de parquet […] ont été fixées sur les murs devant des étagères de fortune.” Il me paraît plus plausible de les imaginer derrière ! » Reconnaissons à cette remarque un flair géométrique indéniable en même temps qu’une précision de lecture certaine où, certes, la plausibilité se trouve rectifiée.

 

Mais la pragmatique n’y trouve pourtant toujours pas son compte ! Car pourquoi placer contre le mur des lames de parquet avant de disposer par devant des étagères ? Pas pour en faciliter le rangement vertical, les étagères venant en quelque sorte coincer ces lames oblongues entre elles-mêmes et le mur, car ces morceaux de bois ont été fixés au mur. Pour constituer ainsi une paroi de bois plus facile ensuite à percer qu’un mur de briques pour y fixer à leur tour les étagères, ou pour constituer une couche isolante, un fonds plus propre ? On peut regretter ici que la sagacité du chercheur et mathématicien belge ne soit pas allée au delà du constat ironique d’une insuffisance auctoriale car, se limitant à l’absurdité du dispositif ou à l’incompétence bricoleuse de Perec, Willy Wauquaire laisse bel et bien toute explication complète en plan ! 

 

Il fallait donc aller plus loin ! Et comme souvent chez Perec, examiner la lettre à la loupe – ou plutôt, en l’occurrence, les lettres. 

 

Ce qui pose ici problème c’est bien évidemment la préposition devant [10]. Qu’est-ce donc qui, dans d, e, v, a, n, t, en étant interverti, supprimé, réorganisé… peut permettre de rétablir une logique du sens et de l’espace ? Un assez rapide examen permet de produire la probable solution : en ajoutant en à devant, on obtient devenant, et la phrase mystère du début du chapitre LXVII devient alors : « Des lames de parquets récupérées lors de l'aménagement du duplex, ont été fixées sur les murs, devenant des étagères de fortune. » On imagine dès lors très bien ce qui se passe ici et l’opération de récupération-transformation de Rorschash peut se passer d’explication supplémentaire pour être comprise. 

 

Un bon enquêteur devant croiser ses sources, il fallait néanmoins chercher confirmation du fait. Elle ne tarda pas à m’être donnée par un examen génétique des pièces à conviction. L’édition originale porte « devant », comme je l’ai dit plus haut, tout comme le tapuscrit de La Vie mode d’emploi conservé dans la réserve de l’Association Georges Perec, à la Bibliothèque de l’Arsenal. Mais le manuscrit terminal, dit des deux grands cahiers noirs, conservé au même endroit, porte quant à lui la leçon « devenant » !

 

Dont acte ! 

 

J’imagine sans peine la déception d’un lecteur à qui l’on promet un cadavre dissimulé derrière la fausse paroi d’une cave et qui ne trouve au bout du compte qu’une coquille dactylographique doublée d’une distraction de prote et de correcteur. 

 

Pourtant, ne peut-on imaginer ici une intention et non une inattention ? 

 

Première piste :

ces anciennes lames de parquet transformées en étagères actualisent facétieusement la contrainte « Sols / Parquet à bâtons rompus » (où « rompus » doit en l’occurrence moins se comprendre comme une disposition angulaire ou en chevron des lames que comme leur démantèlement pur et simple) ; une contrainte en tous points identique est présente dans le chapitre précédent, où elle est également actualisée de façon biaise par le motocycliste Bertrand Gourguechon avec laquelle « rompt » « cette petite dinde de Caroline Échard [11] » – car en plus de désigner un fromage de lait de vache cru à pâte molle, le terme « gourguechon », ou plus exactement « à la gourguechon », désigne effectivement un arrangement particulier des lames d’un parquet. Cette contrainte successive peut d’ailleurs actualiser à son tour la contrainte discrète des « sutures » dont j’ai fait l’hypothèse dans un épisode précédent [12].

 

 

Autrement dit, doublement redoublée (elle est présente dans deux chapitres successifs et actualise à la fois une contrainte officielle – sols – et une contrainte officieuse – les sutures), elle suppose dans tous les cas un lecteur particulièrement « rompu » au décryptage des subtilités perecquiennes pour être découverte – ou disons appréciée dans toute l’amplitude de son développement et de son fonctionnement. Dès lors, ne peut-on voir dans la perturbation orbitale du texte représentée par ce devant incompréhensible mais facilement ignorable une sorte de balise dissimulée, ou bien un indice pour demeurer dans le cadre policier ? D’autant plus qu’en passant de devenant à devant, le terme n’est-il pas lui-même rompu ? Je rappelle que Bernard Magné fit jadis la démonstration que l’un des vers boiteux du « Compendium » du chapitre LI, à qui manque une lettre, le quarante-cinquième (« L'atomiste lisant aux lèvres de l'homme-tronc sourd et muet »), évoque précisément… un amputé [13] !

 

L’erreur est rarement immotivée chez Perec. 

 

Seconde piste :

ce que devenant perd en « devenant » devant (car la solution de cette affaire est soumise à une opération de transformation, de déplacement), c’est en, autrement dit en. Toute cette histoire ne se ferait-elle pas finalement en n du e, autrement dit en haine du e ? Surtout dans un chapitre LXVII qui suit en bonne logique le chapitre LXVI, lequel en mauvaise logique aurait dû être en fait le LXVII, puisqu’on est là dans le voisinage de cette autre perturbation orbitale du texte – elle commence entre les chapitres LXV et LXVI – qui est venue gauchir le cours de la polygraphie du cavalier en faisant disparaître une pièce et un chapitre ! Haine du e, disparition du e… les Perecquiens n’auront aucun mal à poursuivre. 

 

Mais j’abandonne – ou laisse à d’autres, mieux rompus que moi à ce type de glose textuelle – ces deux directions de recherche – sans même parler de celle qui invoquerait ou mettrait en œuvre l’esprit mal tourné pour expliquer cette histoire de devant et de derrière... Les enquêtes de voisinage ont ceci de caractéristique qu’il faut souvent accepter de ne rencontrer que l’inintéressant ou le décevant pour finir par tamiser la pépite qui conduira à l’illumination !

 

  

Épilogue :

à peine l’affaire résolue et l’enquête classée que je songe à vérifier l’état de cette question philologique dans les épreuves de La Vie mode d’emploi corrigées par Georges Perec que l’Association éponyme possède également dans sa réserve (elles lui furent naguère offertes, tout comme le tapuscrit corrigé du roman, par Paul Otchakovsky-Laurens). Mais la page 375 où figure notre passage  – et qui aurait pu me livrer une autre clef peut-être – a, depuis le début prévisiblement dans son ironie même, disparu [14] !

 

 

Jean-Luc Joly.

 

Pour citer cet article : 

 Jean-Luc Joly, "Enquêtes de voisinage dans La Vie mode d'emploi" (extrait inédit de "Petits modes d'emploi - feuilleton critique, Plus de saison 1, à paraître sur le site de l'Association George Perec), Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : contre-enquêtes sur Georges Perec", N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/dossier-53-jours-de-perec/enquetes-de-voisinage-dans-la-vie-mode-d-emploi/par-devant-ou-par-derriere.html. Consulté le 5 Février 2021.  

 

Illustration :

Photogramme du film Parasite, de Bon Joon Hou (2019).

Notes :

[1] Voir dans la première saison, le cinquième épisode : « Le jeu des quatre coins ».

[2] Voir dans le second tome des Œuvres de Georges Perec la note 6 de ce chapitre (Œ, p. 1039). J’ajoute ici qu’on devrait sans doute aussi s’interroger sur cette histoire de « s » et de « c » disparus ou substitués l’un à l’autre ! 

[3] Voir la section « Moyens de chauffage » de mes enquêtes de voisinage, publiées dans le "Cabinet d'amateur" du site de l'Association Georges Perec

[4] Nous apprenons au chapitre XXI que le chauffage central ne fut installé dans l’immeuble qu’au début des années soixante.

[5] Œ, p. 349.

[6] Œ, p. 61.

[7] Œ, p. 62.

[8] De surcroît, au chapitre XXI (où se produisent également des événements bizarre : voir de nouveau, plus loin, l’enquête de voisinage « Moyen de chauffage »), consacré à l’autre cave occupée par la chaufferie (et même, c’est à ne pas croire, contiguë à notre chapitre) on apprend que « les réaménagements intérieurs complets du duplex des Rorschash et de l'appartement de Madame Moreau, transform[èrent] pendant près d'un an l'immeuble en un chantier sale et bruyant » (Œ, p. 93), désordre bien propice, on l’avouera, au réaménagement crapuleux de la cave rattachée à cet appartement !  

[9] On les trouvera eux aussi sur le site de l’Association Georges Perec, rubrique « Le Cabinet d’amateur » (p. 150 pour la citation qui suit).

[10] En admettant bien sûr qu’il s’agisse d’une préposition car Jean-Luc Bayard, dans la discussion qui a suivi la présentation de cette communication, m’a suggéré que comprendre devant comme participe présent du verbe « devoir » pouvait également conduire à une interprétation du passage.

[11] Œ, p. 373.

[12] Voir la première saison, épisode 1 : « Extension du territoire de la contrainte ». 

[13] Georges Perec, Nathan, coll. « 128 », 1999, p. 34-35.

[14] Pour être absolument précis, manquent les pages 199, 375, 485 et 501 de ces épreuves (qui ne sont pas paginées de la même façon que l’édition originale). 

 

 

Par Jean-Luc Joly

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