A Crooked Solution ? Contre-enquête sur La Maison biscornue d'Agatha Christie

 

Résumé des arguments

 

Ce n’est que dans les cinq dernières pages de Crooked House que le lecteur est amené à imaginer que Joséphine pourrait être la tueuse alors que tous les autres personnages sont suspects jusque-là.

Si l’on accepte de reconsidérer la possibilité de l’innocence de la fillette, on peut remarquer que de nombreux éléments vont dans le sens de cette interprétation.

L’enquête est particulièrement biaisée. La police avoue son impuissance et se focalise sur une procédure automatique plutôt que sur des convictions plus profondes. Les protagonistes admettent, quant à eux, se laisser influencer par leurs désirs.

Les considérations psychologiques faites au sujet de l’assassin ne correspondent pas au profil de la fillette qui devrait donc être une exception parmi les exceptions et qui pourtant, se trouve n’avoir au final, rien de suspect.

La preuve qui porte la responsabilité de faire d’elle la coupable est une preuve manuscrite unique qui apparaît à la fin d’un récit qui démontre plusieurs fois la fragilité de ce type d’élément et dont l’existence même est en contradiction avec l'interprétation commune de l’histoire.

Au-delà de la fragilité essentielle de la preuve unique qui l’implique, on peut également noter qu’il est aisé de découvrir comment et pourquoi cette preuve aurait pu être falsifiée par le véritable coupable.

Plus étonnant encore, la résolution finale de l’enquêteur qui devrait en toute logique se baser sur ces aveux écrits de Joséphine ne repose que sur la simple croyance en la culpabilité de celle-ci et va jusqu’à la soupçonner de manipulations concrètement impossibles.

Plus grave, pendant que Charles s’acharne à démontrer l’évidence de la culpabilité de Joséphine, il se montre incapable d’orienter ses soupçons vers un protagoniste bien plus suspect : Sophia, sa future femme. La position de conflit d’intérêt dans laquelle se trouvent Charles et son père pose un problème sérieux quant à la crédibilité de la narration.

Enfin, lorsque l’on observe les informations que Charles rassemble sur le fameux carnet de Joséphine, on peut se rendre compte que peu d’entre elles concordent et qu’il est légitime de se demander s’il existe même un carnet.

 

 

 

Dans le film de 2017 comme dans le livre, la résolution de l’intrigue de Crooked House repose sur la lecture d’un carnet qui dévoile la psychologie malade d’une fillette de douze ans environ, Joséphine Leonidès.

 

Le choc est rude autant pour le public que pour les personnages et pourtant les aveux sont bien là et les explications de l’enquêteur-narrateur (pp. 247-249), complétées par celles de la tueuse (pp. 250-252), s’attellent à dissiper toute incrédulité. Le livre s’achève même sur une déclaration du père de Charles, commissaire de Scotland Yard, qui scelle la certitude :

 

Il y a quelques temps que j’avais compris ça. Pauvre enfant... (p. 253).

 

Aucun protagoniste ne remettra la culpabilité de Joséphine en question, et pour cause, aucun n’aura l’occasion de le faire puisque seules quatre personnes connaîtront la « vérité » et que l’histoire prend fin immédiatement après la découverte sinistre.

 

Ce serait donc Joséphine Leonidès, petite-fille d’Aristide Leonidès, qui a assassiné le vieillard millionnaire ainsi que Janet Rowe, la gouvernante de la maison. Ses raisons : un goût trop prononcé pour les romans policiers, une envie existentielle d’attirer l’attention sur elle et une rancœur envers les deux individus.

 

Sans que cela ne prouve rien dans un sens comme dans l’autre, on peut déjà noter que la dimension transgressive de cette conclusion tend, paradoxalement, à créer l’illusion qu’elle est indubitable. Il est difficile d’imaginer qu’Agatha Christie ait pu nous raconter l’histoire dérangeante d’une enfant tueuse, pour au final faire d’elle, secrètement, une innocente devenue le bouc émissaire de sa famille et de la police, surtout lorsque la fillette se fait assassiner pour ses crimes supposés, attirée vers son propre meurtre par la promesse d’une glace. 

 

Ainsi, lorsque Crooked House lui tend ce carnet noir tapissé des pensées meurtrières de Joséphine, le lecteur accepte cette solution, autant pour sa plausibilité que parce qu’il paraît vain de la remettre en question. Il est fort concevable qu’un phénomène comparable frappe le personnage de Charles qui, s’il devait envisager l’innocence de Joséphine, devrait également considérer sa propre responsabilité dans la mort de la fillette, ce qui représente une entrave très compréhensible à son objectivité.

 

Pourtant, la sidération passée, on peut constater à quel point l’idée de la culpabilité de Joséphine est bien fragile.

 

 

Une enquête biaisée.

 

Tout au long de l’histoire, les enquêteurs - Taverner, Charles et son père - n’ont de cesse d’exprimer leur désarroi quant à la complexité de l’affaire. Le meurtre ne donne aucun indice sur l’identité de l’assassin, les suspects ont tous un mobile envisageable. Brenda, la jeune seconde épouse, est secrètement amoureuse du professeur particulier des enfants, elle attend la mort du vieux Leonidès (pp. 27-28). Sophia hérite de la majorité de sa fortune à la suite de l’apparition d’un testament mystérieux dont elle était pratiquement la seule à connaître l’existence (p. 157). Philip est dévoré par la rancune et la jalousie parce que son père a confié son entreprise à son frère pourtant clairement incapable de la gérer (p. 162). Roger, le dit frère, a effectivement mené l’entreprise à la faillite et pourrait avoir commis des détournements de fonds que son père aurait découverts peu de temps avant sa mort (p. 110-111). Magda, l’épouse de Philip, est actrice et a vu l’une de ses pièces essuyer un échec cuisant alors qu’Aristide avait refusé de lui apporter son soutien financier pour la produire (p. 115), il n’en faudrait pas beaucoup pour que l’actrice considère qu’avec le soutien de son beau-père, la pièce eut été un succès. Clemency, l’épouse de Roger, a un regard lucide sur la nocivité de l’environnement familial et de l’influence du patriarche Leonidès, elle ne rêve que de fuir la maudite maison avec l’homme qu’elle aime (pp. 148-149). Edith de Haviland, si elle n’a pas de mobile bien défini, est décrite comme une vieille fille amoureuse (p. 158), investie dans un couple non-dit avec le grand-père et jalouse de la nouvelle épouse. L’éventualité d’un crime passionnel est là. Enfin, Eustace, le petit-fils, mène une vie recluse qui l’insupporte, Sophia le décrira négativement et de manière à éveiller les soupçons (p. 155).

 

 

À cet enchevêtrement de mobiles possibles, s’ajoute l’idée que les suspects sont tous capables de tuer… sauf peut-être Laurence, le professeur particulier, qui sera pourtant le plus près d’être jugé pour le meurtre et de se retrouver la corde au cou. Sophia instaure ce climat de suspicion universelle lorsqu’elle accueille Charles dans la propriété. Après lui avoir expliqué que les Leonidès forment « une famille [...] de gens tous plus ou moins impitoyables » (p. 37), elle décrit si bien la cruauté spécifique de chacun (pp. 37-38) que son compagnon en vient à conclure que « nous sommes tous peut-être capable de tuer » (p. 38). Ainsi, le lecteur est prévenu, l’assassin peut être n’importe qui.

 

Cette complexité est un élément banal des romans d’Agatha Christie, mais si Hercule Poirot y verrait un défi à relever, Charles et Taverner se laisseront dérouter par la difficulté de l’enquête qui les rendra plus impatients de trouver une preuve, quelle qu’elle soit, et de conclure une arrestation.

 

Oh ! Il a bien été assassiné, cela ne fait pas de doute. Empoisonné. Mais vous savez ce que c’est ces histoires de poison. Rien n’est plus traître. Tous les indices peuvent pointer dans une direction… mais pour prouver quelque chose... (Taverner, p. 27)

 

Personne, dans la maison, n’est hors de tout soupçon. (Le père de Charles, p. 29)

 

Bien sûr, toutes ces questions que je leur pose, c’est de la foutaise, j’espère que vous le comprenez. Je me fiche pas mal de savoir qui était dans la maison et qui n’y était pas, ou de savoir où ils étaient ce jour-là. (Taverner, p. 64)

 

Tout le monde, dans cette fichue maison, a eu les moyens et l’occasion d’agir. Ce que je veux, c’est un mobile. (Taverner, p. 64)

 

N’importe qui a pu le faire. N’importe quel membre de cette fichue famille ! Mais j’ignore lequel ! Je n’en ai pas la moindre idée. (Taverner, p. 194).

 

Cette fébrilité mènera à l’arrestation de deux innocents et à un moment de trouble parmi les enquêteurs :

 

 — Et vous, qu’en pensez-vous ?

Il tourna vers moi un visage de marbre.

— Je n’en pense rien. J’ai livré les faits au procureur et on a décidé qu’il y avait lieu de poursuivre, c’est tout. J’ai fait mon devoir et cela ne me regarde plus. Voilà, je vous ai tout dit, Charles. (Taverner et Charles, p. 224)

 

—  Il faut que nous en parlions, dis-je. Taverner n’est pas convaincu que ces deux-là soient coupables… et vous non plus.

Mon père secoua la tête et me dit, comme Taverner :  

— Cela ne nous regarde plus. Qu’il y ait une affaire à résoudre, cela ne fait aucun doute.

— Mais vous ne pensez pas, et Taverner ne pense pas non plus qu’ils sont coupables ?

— Ce sera au jury d’en décider. (Charles et son père, p. 225)

 

À trop vouloir arrêter quelqu’un à la première preuve, les policiers bâclent l’enquête. On cherche autant un coupable qu’un bouc émissaire. Lorsque les accusations se tournent vers Roger, une lettre le disculpe et Taverner soulève un instant la possibilité d’un faux.

 

— C’est peut-être un faux, suggéra Taverner qui n’avait pas perdu tout espoir. (p. 122. Je mets en italique)

 

La vérité passe visiblement derrière le désir de trouver un coupable crédible, un coupable administratif avec son mobile et sa preuve associée. Les protagonistes admettent, dès le départ, cette invasion du désir dans les considérations de l’enquête.

 

 — […] cela n’aurait pas d’importance… à condition que mon grand-père ait bien été tué par la personne qu’il faut. (Sophia, p. 18)

 

— Tout ira bien à condition…

— À condition… ?

— … que la personne qui a tué soit bien celle qu’il faut. (Le père de Charles, p. 22)

 

Oui, songeai-je, nous voulions tous la preuve que madame Leonidès avait empoisonné son mari. C’était ce que voulait Sophia, c’était ce que je voulais, c’était ce que voulait l’inspecteur Taverner. Ensuite, tout irait pour le mieux. (p. 31)

 

Charles en arrivera à constater lui-même son glissement éthique.

 

C’est seulement après ma deuxième tasse de café que je me rendis compte que la maison biscornue produisait son effet sur moi. Ce que je cherchais, moi comme les autres, ce n’était pas la vraie solution, mais la solution qui me convenait le mieux.  (p. 164)

 

Tout en persuadant le lecteur du contraire à l’aide d’un petit monologue intérieur (pp. 162-163), il se montrera, dans les faits, incapable de creuser la piste du père de Sophia de peur de le découvrir coupable et se rabattra à la place sur Laurence, l’instituteur que la violence répugne, bouc émissaire paradoxal, par délit de tempérament et de position sociale.

 

On peut déjà observer Charles adapter sa perception des choses à l’encontre de ses convictions lorsqu’il échange sur la sœur de Sophia avec Brenda : J’étouffais en moi la désagréable certitude qu’au contraire, Joséphine était bien saine d’esprit. (p. 130)

 

Ce protagoniste-narrateur admet être capable d’étouffer en lui une certitude parce qu’elle lui est désagréable. Son père fera allusion à cette propension qu’a Charles à s’enfoncer dans le déni :

 

 — Aucun d’eux ne colle avec votre portrait du meurtrier, et pourtant je sens, oui, je sens que l’un d’eux est bien le meurtrier.

— Sophia ?

— Oh mon Dieu ! Non !

— Tu penses que c’est une possibilité, Charles. Ne le nie pas. D’autant plus que tu ne veux pas te l’avouer. (p. 227).

 

Sophia souligne, elle aussi, l’emprise de ses désirs sur son jugement, suggérant indirectement à Charles d’y prendre lui-même garde :

— Oui, peur, vraiment peur… la police pense, votre père pense, tout le monde pense… que c’est Brenda. [...] Mais quand je dis : « C’est probablement Brenda qui l’a fait », j’ai conscience de prendre mes désirs pour des réalités. Parce que, voyez-vous, je ne le pense pas vraiment. (p. 35)

 

Ainsi, l’évolution de l’intrigue ménage largement la possibilité d’un déni de la vérité, d’une fausse preuve, d’un coupable innocent, d’une solution opportune. Edith de Haviland produit une lettre de confession des deux meurtres et restera, officiellement, l’assassin aux yeux de la famille Leonidès et de Taverner, mais Charles, son père et Sophia sauront que la grand-tante était innocente et qu’elle pensait Joséphine la véritable coupable.

 

Edith et Joséphine sont mortes, elles vont jouer le rôle de cet assassin pratique que tout le monde espère voir apparaître depuis le départ. On sent que l’enquête pourrait en réalité prendre fin uniquement parce que personne ne désire réellement que l’identité du véritable assassin soit découverte.

 

Une fillette banale.

 

Il est fort concevable que si Edith de Haviland avait directement accusé Joséphine, beaucoup des protagonistes auraient trouvé l’idée bien peu convaincante, mais la preuve unique de la culpabilité de la plus jeune Leonidès ne sera connue que de quatre personnages : Sophia, Charles, son père et Edith. L’objectivité de Charles est loin d’être manifeste. Son père se préoccupe assez peu de la culpabilité véritable des accusés du moment que le dossier constitué soit légalement acceptable, il fait avant tout son travail ; quant à Sophia, elle croit immédiatement sa petite sœur capable d’assassiner des gens, ce n’est certainement pas elle qui émettrait le moindre doute… ou Edith de Haviland qui décide d’assassiner sa petite-nièce sans la moindre hésitation en une minute plutôt que de s’interroger sur la gravité des maltraitances que la fillette a pu subir pour en arriver là.

 

Pourtant, à aucun moment l’attitude de Joséphine n’a laissé penser qu’elle pouvait être l’assassin et nombre de ses comportements et d’éléments de l’intrigue rendent la chose difficile à croire, bien au-delà du fait que nous nous trouvions devant une petite fille de douze ans. De ce point de vue, Joséphine a justement de véritables raisons de vouloir tuer des membres de sa famille. Elle a passé sa vie séquestrée, esseulée, humiliée, privée de loisirs, maltraitée par les Leonidès, il ne serait pas réellement étonnant qu’elle finisse par entretenir envers eux une rancœur vengeresse. Mais cette dynamique ne fait que l’élever au même rang que les autres personnages : elle représente un suspect crédible dont la culpabilité n’est pas avérée pour autant. Le choc d’être amené à envisager ce qui semblait impensable ne doit pas faire commettre l’erreur de le croire nécessaire.

 

Si l’idée d’un enfant tueur est introduite très tôt dans le roman et prépare le lecteur à la révélation finale, la description que le père de Charles en fait (p. 125) ne correspond pas à Joséphine. Selon lui, les enfants peuvent tuer sur un coup de sang et sans prendre conscience de la gravité de leur geste, quitte à être anéantis par la culpabilité ou la tristesse a posteriori. Lors de la conclusion de l’intrigue, Joséphine est, au contraire, présentée comme un assassin calculateur, parfaitement conscient des conséquences de ses actes et qui ne montre aucun remords. Cette contradiction ne prouve pas son innocence, mais il n’en est pas moins vrai que le livre présente au lecteur une description de la psychologie d’un enfant tueur pour attribuer, plus loin, les meurtres à un enfant et que cette description théorique s’éloigne fortement de la psychologie -supposée- de la fillette criminelle plutôt qu’elle ne s’en approche.

 

Certes, la conclusion de l’histoire n’est pas que Joséphine est une enfant tueuse classique mais au contraire, que la fillette, en plus d’être capable de tuer, se montre inhabituellement sournoise et calculatrice dans ses comportements criminels. Pour croire que Joséphine est l’assassin, il faut donc accepter qu’elle appartienne au groupe très restreint des enfants meurtriers mais qu’elle en représente en plus une exception. Une telle hypothèse nécessiterait une démonstration solide, reposant au minimum sur plusieurs témoignages et de nombreuses preuves, avant de devenir acceptable. Ce n’est pas le cas ici. 

 

S’ajoute à ces considérations psychologiques pointues, le simple fait que les comportements de la fillette n’ont rien de suspect et contredisent même régulièrement la possibilité qu’elle soit la tueuse.

  

Dès leur première conversation, elle donne à Charles ce qui deviendra le mobile du meurtre à la fin de l’histoire : son grand-père lui a interdit les leçons de danse (p. 96). Un assassin peut parfaitement dissimuler le mobile de son crime en l’avouant rapidement de manière à atténuer sa dimension suspecte. Cependant, une petite fille innocente pourrait également parfaitement admettre qu’elle n’aimait pas le défunt et qu’elle entretenait une rancœur envers celui-ci justement parce qu’elle est entièrement innocente, se croit extérieure à l’affaire et qu’elle a envie de se faire remarquer en usant de provocation.

 

Dans la même conversation, Joséphine explique son projet de démasquer l’assassin et de fournir à la police les notes qu’elle aura prises dans un carnet. Elle se plaint ensuite du fait que son grand frère pense qu’elle n’est en rien une détective sérieuse (p. 98). Eustace confirme plus tard cette manie que Joséphine a de jouer les détectives (p.168). Cet engouement pour l’enquête n’est pas compatible avec le comportement d’une petite fille qui aurait empoisonné son grand-père. Bien entendu, cette incompatibilité peut immédiatement être retournée contre elle, Joséphine produirait ce comportement expressément dans le but d’étouffer les soupçons. Le problème que soulève cette logique est que tout comportement qui suggère son innocence peut dès lors être perçu comme une manipulation machiavélique de la fillette dont l’innocence ne peut donc plus transparaître.

 

Autre comportement qui ne cadre pas avec l’idée de sa culpabilité : Charles perd sa confiance lorsqu’il dévoile à la police des informations qu’elle lui a confiées (p. 132). L’assassin se réjouirait au contraire de pouvoir diriger indirectement l’enquête vers le coupable de son choix, mais Joséphine devient par la suite plus réticente à partager ce qu’elle sait.

 

Bien plus tard, la fillette parle d’une expérience qu’elle a mise en place et qui lui a permis de découvrir l’identité de l’assassin (p. 237). Identité qu’elle refusera finalement de communiquer à Charles parce qu’il se trouve que, cet assassin, « elle l’aime bien » (p. 238).

 

Toutes ces remarques et considérations de la fillette impliquent qu’elle n’est pas la meurtrière. S’imaginer que la fillette pourrait les produire volontairement dans le but de dissimuler sa culpabilité c’est s’imaginer chez elle une compréhension des psychologies humaines et une habileté dans le mensonge extraordinaires et peu concevables. Encore une fois, l’idée d’une Joséphine coupable ne semble pas pouvoir être celle d’une enfant qui a interverti deux fioles sans réellement pouvoir mesurer la gravité de son geste et empoisonné son grand-père ; il faut également qu’elle soit une folle manipulatrice habile, une aberration mi-enfant mi-adulte, d’un sang-froid et d’une réactivité exceptionnelles.

 

En outre, personne ne rapporte jamais le moindre incident impliquant Joséphine qui suggérerait une malveillance ou un sadisme latent - alors que, dans d'autres romans d'Agatha Christie, il est souvent fait mention de crimes antérieurs pour orienter les soupçons sur un personnage. Dans L’Heure zéro ou La Nuit qui n’en finit pas, on apprend des assassins qu’ils ont tous deux déjà commis un meurtre alors qu’ils étaient enfants. A l’inverse, dans Les Cinq petits cochons, une femme est condamnée injustement pour un meurtre en partie parce qu’elle a défiguré sa sœur lorsqu’elles n’étaient que deux petites filles.

 

À l'inverse, le pire méfait de la fillette nous est rapporté par la gouvernante :

 

Elle aime savoir des choses. Elle a toujours été comme ça, même quand elle était tout bout de chou. Elle se cachait sous la table pour écouter les bavardages des femmes de chambre et après, elle faisait du chantage. Comme ça, elle se sentait importante. (p. 191)

 

Une provocation du type « je connais ton secret, nananère » est probablement le comportement le plus naturel, innocent et enfantin qu’une petite fille puisse produire pour attirer l’attention sur elle. À propos de Joséphine, aucune histoire de chien empoisonné, de poisson découpé en morceaux, de chute provoquée, d’objet précieux détruit ou dérobé. À la place, Joséphine se divertit en écoutant aux portes ou en se balançant, agrippée à celles-ci, ou en jouant au détective.  

 

 

 

Une preuve manuscrite unique peu probante.

 

C’est dans ce contexte que surgit l’histoire du carnet. D’abord censé accueillir un rassemblement d’indices destiné à époustoufler la police, il devient les confessions d’un assassin qui voudrait que l’on reconnaisse son génie criminel après sa mort.

 

Quand je serai si vieille que je n’aurai plus qu’à mourir, je laisserai ça derrière moi avec l’adresse du chef de la police et ils verront quelle grande criminelle j’étais. (p. 252)

 

Nous devrions croire que Joséphine rédige ces aveux environ soixante ans en avance. En même temps qu’elle commet les meurtres, elle fabriquerait l’élément le plus propice à faire s’effondrer son entreprise.

 

Plus incohérent encore, elle attirerait l’attention de Charles sur ce carnet dont elle prétend qu’elle va y inscrire tout ce qu’elle sait sur l’affaire mais qui s’avérera contenir ses aveux. Ça n’a pas de sens. Même sans cette raison d’être, peu convaincante, qui lui est associée dans la conclusion, le carnet noir reste essentiellement une preuve très fragile. Tout au long du roman, les événements dépeignent un univers dans lequel les preuves manuscrites sont aisément falsifiables et susceptibles d’être détournées.

 

Brenda et Laurence sont arrêtés pour les lettres d’amour de la première au second (p. 210) et menacés d’être condamnés à mort. Ils sont relâchés après le meurtre de Nannie qui « prouve » leur innocence. Il n’y avait donc rien de véritablement incriminant dans ces mots. Pourtant, ils furent considérés comme des preuves suffisantes par la police et le procureur et c’est même le suspect dont on n’a pas retrouvé les lettres, Laurence, qui allait écoper de la plus lourde peine. Encore une fois, on sent bien que condamner un innocent ne pose problème à personne dans cette affaire.

 

Vient ensuite la lettre d’Aristide Leonidès à son banquier qui disculpe Roger et dont Taverner se demandera s’il pourrait s’agir d’un faux (p. 122). On considère immédiatement la possibilité d’un faux quand le manuscrit innocente quelqu’un, pas lorsqu’il offre un coupable sur un plateau.

 

Les signatures disparues du testament (p. 106) soulèvent également des questions sur la fiabilité d’une preuve manuscrite. Si quelqu’un peut « voler » la signature d’Aristide Leonidès, alors n’importe quel document officiel, correctement signé de sa main, peut s’avérer être un faux. Certes on découvrira par la suite que c’est Aristide lui-même qui a mis cette tromperie en place, elle n’en soulève pas moins la question du lien entre un document et le signe qui atteste de l’identité de son auteur.  

 

Nous nous trouvons face à la même logique que celle de la couverture noire du carnet. Charles reconnaît le carnet de Joséphine à cette couverture, elle est sa signature, mais il élève au rang de preuve indubitable de l’identité de l’auteur un simple indicateur aisément falsifiable qui pourrait être associé à n’importe quel carnet… surtout alors que le jeune enquêteur n’a jamais posé les yeux sur le fameux objet auparavant.

 

Enfin, l’histoire se conclut sur de faux aveux, ceux d’Edith de Haviland (p. 245) et donc sur la mise en avant du fait que même une confession manuscrite, signée, qui sera acceptée légalement, peut s’avérer n’être qu’un mensonge de plus. 

 

Les aveux finaux de Joséphine contiennent précisément ces quatre niveaux de falsification. Ils sont le faux imaginé par Taverner, produit par l’assassin. Le signe symbolique permettant l’identification du carnet a été dérobé, la couverture noire. Le contenu, les aveux, sont un tissu de mensonges, comme ceux d’Edith de Haviland. Enfin, c’est l’individu qui en prendra connaissance qui, avide de trouver un bouc émissaire, comblera les brèches et incohérences de la version donnée, comme dans le cas des lettres d’amour de Brenda à Laurence.

 

Dans ce contexte, embrasser la culpabilité de Joséphine qui n’a jamais été suspecte, qui ne peut plus revendiquer son innocence ou se défendre, qui a été le souffre-douleur de la famille toute sa vie, cela sur une seule preuve manuscrite apparue soudainement en même temps qu’une fausse, paraît bien complaisant de la part des enquêteurs.

 

Dans le film de 2017, nous apprenons la culpabilité de Joséphine de la bouche de Sophia, qui lit son carnet et nous apprend donc que les lettres de Brenda et Laurence étaient fausses, fabriquées par une fillette de douze ans capable d'imiter l'écriture de deux adultes, et de s'imaginer les conversations des deux amants ; mais nous devrions accepter que le carnet que Sophia a entre les mains, qui atteste de la culpabilité de la fillette, n'a, lui, aucune chance d'être un faux. 

 

Joséphine ciblée.

 

Le carnet n’est pas douteux uniquement parce qu’il représente une « preuve manuscrite », son contenu ainsi que le moment de son apparition, si pratique, sont également problématiques :

 

A la page 237, Joséphine fait allusion aux romans policiers dans lesquels on découvre l’assassin simplement parce que les personnages meurent un à un et qu’il ne reste plus beaucoup de possibilités. Ce phénomène de découverte par élimination fonctionne également dans Crooked House. À mesure que la police accuse et disculpe les protagonistes, découvre et écarte les éléments suspects, les possibilités s’amenuisent et l’assassin ne peut que sentir qu’il va se trouver acculé. Produire une fausse preuve et faire accuser quelqu’un d’autre devient une nécessité d’autant plus séduisante que la police se montre avide et imprudente dans son enquête. Dans la continuité de cette logique, faire retomber le blâme sur Joséphine ferait d’une pierre deux coups puisque la fillette se vante de connaître son identité.

 

Tout au long de l’histoire, l’idée que Joséphine en sait trop et que cela la met en danger est régulièrement rappelée, par Charles, son père, par Nanny et par Joséphine elle-même. Deux fois, l’enquêteur remarquera que ses conversations avec la fillette sont espionnées, elle sera victime d’une agression, d’une tentative de meurtre ratée [1] puis sera finalement assassinée.

 

Il est surprenant que Charles puisse balayer d’un revers de la main tous ces éléments et tous ces événements à la seconde où une preuve magique fait subitement retomber la culpabilité sur la fillette.

 

Au-delà du moment si pratique de l’apparition de l’objet, le fait que tant d'éléments du carnet que Charles citera proviennent de conversations qu’il a eues avec ou sur Joséphine pointe également en direction d’une preuve fabriquée. Si le carnet était destiné à révéler la vérité toujours inconnue sur l’affaire bien des décennies plus tard, pourquoi est-ce que l’intégralité de ce que Charles en tire se trouve avoir déjà été rapportée à l’intérieur du récit chronologique des événements ?

 

 Grand-père ne veut pas que je sois danseuse, alors j’ai décidé de le tuer. (Joséphine, p. 251)

 

Cette idée apparaît dans sa confession, à la page 96.

 

Je ne l’aimais pas beaucoup. Il m’a empêché d’apprendre la danse (p. 96).

 

Je me suis référé plus haut au commentaire de Joséphine sur son frère Eustace (p. 98). Il réapparaît dans le carnet :

 

Eustace m’a rendue furieuse aujourd’hui. Il dit que je suis qu’une fille, que je connais rien à rien, que mon travail de détection, c’est une idiotie. (p. 251).

 

Le carnet fait également écho à une remarque de Brenda sur la santé mentale de la fillette (« Il m’arrive de me demander si cette petite a bien toute sa tête », p. 86).

 

Brenda est mauvaise avec moi, elle dit que je suis zinzin (p. 251).

 

Les deux formulations sont encore plus proches dans la version originale au niveau du registre de langue, de la grammaire et de l’image donnée, et véhiculent davantage ce sentiment d’écho, puisque, dans les deux cas, c'est l'idée d'absence mentale qui est mise en exergue :

 

Sometimes I think that child isn’t right in her head. (p. 55)

 

 —Brenda is nasty to me—she says I am not all there. (p. 163)

 

Les éléments en lien avec l’affaire trouvés dans la confession, eux aussi, sont déjà apparus dans d’autres conversations :

 

J’ai pas encore décidé où je vais cacher le flacon avec les petites pilules. Peut-être dans la chambre de tante Clémence…  ou alors d’Eustace. (p. 252).

 

Ces considérations sur la boîte de pilules de digitaline apparaissent à la page 240 lorsque Charles et Sophia parlent du meurtre de Janet Rowe.   

 

Évidemment, cette incohérence - le fait que le carnet ne contienne que des éléments connus alors que Joséphine justifie sa rédaction par le désir de dévoiler la vérité sur l’affaire à la fin de sa vie - n’explique pas comment quelqu’un aurait pu le rédiger puisque son contenu fait essentiellement référence à des échanges confidentiels entre Charles, Joséphine et quelques autres membres de la maisonnée. Le mystère n’est pas difficile à élucider ici puisque tout le monde espionne tout le monde à Swinly Dean. Charles parle lui-même de la manière dont l’endroit amène à ne plus respecter l’intimité des autres.

 

Sur le palier, devant la porte de l’appartement de Brenda, j’hésitai. Devais-je sonner, frapper ou entrer, tout simplement ? Finalement, je décidai de considérer la maison comme un tout : j’étais chez les Leonidès et non dans les appartements privés de Brenda. (p. 164)

 

On note ici qu' « être chez les Leonidès » signifie que les espaces individuels n’ont pas à être respectés. A la page 170, Laurence réapparaît subitement pendant la conversation d’Eustace et Charles au moment même où le jeune homme s’incrimine dangereusement :

 

 — De toute façon, il était temps qu’il tire sa révérence. Il…

Comme Laurence Brown revenait, Eustace s’interrompit. 

Laurence se mit à farfouiller dans les livres, mais il me sembla qu’il m’observait du coin de l’œil.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. 

 

A la page 156, c’est Magda qui interrompt et empêche une conversation entre Charles et Sophia.

 

 La porte s’ouvrit d’un seul coup et Magda, déjà au milieu de la pièce, cria :

— Voyons, mes chéris, pourquoi n’allumez-vous pas ? Vous êtes presque dans le noir. 

 

L’intervention est suspecte, la narration souligne une vivacité qui ne laisse pas le temps à Charles ou Sophia d’émettre une objection.

 

Page 176, Sophia se montre subitement sèche envers Charles alors qu’il vient d’avoir une conversation avec Brenda durant laquelle il s’est montré particulièrement bienveillant, conversation qu’elle n’est pas censée avoir entendu :

 

 — Vous êtes très seule, voyez-vous, ajoutai-je.

Elle me serra le bras.

— Oui, dit-elle, au moins vous, vous le comprenez. Ça me soulage, Charles, c’est vrai, ça me soulage…

Je descendais, réconforté et satisfait, quand j’aperçus Sophia.

— Vous en avez mis un temps ! me fit-elle remarquer d’un ton froid et plutôt sec.

 

Page 137, elle interrompt un échange entre Charles et Nanny en ouvrant la porte de la cuisine « violemment ».  Page 87, après une autre conversation entre Charles et Brenda, Sophia devine la présence de son fiancé dans le couloir du rez-de-chaussée, passe la tête par l’entrebâillement de la porte de la cuisine et lui explique immédiatement qu’elle prépare le déjeuner avec Nanny. Charles s’approche pour la rejoindre, elle quitte la pièce et l’emmène au salon. Était-elle réellement en train de préparer le déjeuner ? Page 166, c’est Charles lui-même qui se met à écouter aux portes et à orchestrer une mise en scène pour se couvrir.

 

 Je m’arrêtais à la porte. On entendait la voix de Laurence Brown. Les mauvaises manies de Joséphine devaient être contagieuses, pensai-je. Et sans la moindre honte, je collai mon oreille à la porte et écoutai.

 

On peut noter la facilité avec laquelle Charles déplace la responsabilité de son propre comportement immoral sur la fillette. Il écoute à la porte mais c’est Joséphine la vilaine qui l’influence.

 

Au-delà des comportements suspects qui suggèrent que telle ou telle personne espionne un entretien, Charles remarque plusieurs fois que quelqu’un les observe, lui et Joséphine :

 

 — [...] tu me diras pour les lettres ?

Cette fois, Joséphine parut vraiment hésiter.

Quelque part, non loin de là, une brindille craqua avec un bruit sec. Joséphine déclara catégoriquement :

— Non, je ne vous dirai rien.

[…]

— Il faut que j’y aille. Je vais voir Sophia. Tu viens avec moi ?

— Je reste ici, répondit Joséphine.

— Non, tu ne resteras pas ici, répliquai-je. Tu vas venir avec moi.

Je la mis d’un coup sec et sans cérémonie sur ses pieds.

[...] A cet instant, je n’aurais pas su dire pourquoi je tenais tant à ce qu’elle m’accompagne. Je n’en pris conscience qu’au moment de franchir la porte d’entrée. C’était à cause du craquement soudain d’une brindille. (p. 135)

 

Joséphine est sur le point de lui donner des indices et se rétracte en entendant la branche craquer. De son côté, Charles la force à revenir dans la maison, également convaincu d’une présence menaçante.

 

C’est durant cette conversation que Joséphine qualifie l’enquêteur de « bête ». Insulte qu’on retrouve dans le carnet. (« — Ce que vous pouvez être bête ! » p. 132 ; « J’aime bien Charles, mais il est bête. », p. 251)

 

Plus tard, lorsque Joséphine s’apprête à dévoiler l’identité de l’assassin, le jeune enquêteur a à nouveau le sentiment qu’on les observe :

 

— Je n’ai plus besoin de chercher, déclara-t-elle. Je sais.

Le silence se fit. L’air grave, Joséphine avait les yeux fixés sur Clémence. Un bruit qui ressemblait à un profond soupir me parvint. Je me retournais d’un bond. Edith de Haviland était au milieu de l’escalier, mais il me sembla que ce n’était pas elle qui avait soupiré. Le bruit était venu du salon d’où Joséphine était sortie.

Je marchai d’un pas vif jusqu’à la porte que j’ouvris d’un coup sec. Il n’y avait personne en vue.

Je n’en étais pas moins sérieusement troublé. Quelqu’un derrière la porte avait entendu ce que disait Joséphine. (p. 235)

 

Ce passage met en place la conclusion sinistre de l’histoire. La déclaration vague de Joséphine (« Je n’ai plus besoin de chercher […]. Je sais. ») fait d’elle un danger trop grand pour l’assassin qui va devoir envisager de l’éliminer. Or, la seule chose que l’on peut affirmer sur cet assassin à ce stade, c’est qu’il empoisonne et écoute aux portes. Une fois l’empoisonnement tragiquement raté [1],  la rédaction d’un carnet basée sur des échanges confidentiels en vue d’incriminer Joséphine apparaît comme la suite logique. 

 

Il est troublant que cette preuve finale semble si spécifiquement destinée à convaincre Charles. Un élément nouveau, entièrement inconnu, aurait été bien plus convaincant que ces échos à de précédentes conversations.

 

 

Une explication finale malhonnête.

 

Plus douteux encore que le contenu peu probant du carnet, Charles n’a même pas besoin de lire celui-ci pour être convaincu de la culpabilité de Joséphine. Les deux pages d’explications (pp. 248-249) interviennent avant qu’il ait lu les aveux de la fillette.

La narration tend ici un piège subtil au lecteur car, si l’enquêteur ne connaît pas le contenu du carnet lors de sa conclusion, il amène le lecteur à le penser afin de donner une force de persuasion plus grande à ses propos.

Le passage de la fin du chapitre 25 au suivant prête à croire que l’enquêteur a pris le temps de parcourir la seule preuve de l’affaire :

 

 Nous regardâmes ensemble la première annotation portée dans le petit carnet noir […] :

 Aujourd’hui j’ai tué grand-père.

 

Ch. 26

 

Plus tard, je devais m’étonner d’avoir pu être aussi aveugle. Pourtant, depuis le début la vérité crevait les yeux. Joséphine, et Joséphine seule, avait toutes les qualifications nécessaires… (p. 247)

 

Le début du chapitre 26 brouille le point de référence temporelle et véhicule le sentiment que Charles parle depuis un lointain futur dans lequel tous les détails de l’affaire lui sont connus. Il invite ainsi le lecteur à s’en remettre à lui, à accepter l’autorité de sa position, cela n’annonce rien de bon quant à la rigueur de la démonstration qu’il s’apprête à effectuer.

 

Ses pérégrinations mentales se font hors de la dimension temporelle, elles ne sont jamais interrompues par la description d’un détail situationnel quelconque. Rien n’est dit de la réaction de Sophia ou de la posture de Charles par exemple. Lorsque son explication s’achève, deux pages et demi plus loin, nous retrouvons les deux protagonistes exactement au même point qu’à la fin du chapitre 25, ils n’ont échangé aucun mot depuis l’ouverture de la lettre, il n’ont pas bougé. Cette résolution mentale instantanée n’a pas de sens. Réfléchir prend du temps et la longueur et la complexité de l’explication de l’enquêteur inspire nécessairement le sentiment que celle-ci n’a pas lieu immédiatement après l’ouverture de la lettre, ou que Charles, en pleine lecture, est en train d’en rapporter le contenu.

 

Ce n’est pourtant rigoureusement pas le cas. Charles ne fait que donner ses conclusions après avoir pris connaissance de la phrase : « Aujourd’hui, j’ai tué grand-père. » (p. 247).

On pourrait arguer que Charles, le narrateur, sait forcément le fin mot de l’histoire et que par conséquent, même si c’est Charles, le protagoniste, qui s’adresse au lecteur lors de cette explication finale, celle-ci, en tant que conclusion justement, ne peut pas contenir d’éléments erronés qui se seraient trouvés, par la suite, contredits. Ainsi, alors que Charles n’a pas encore lu le carnet, le fait qu’il soit le narrateur assure que ce qu’il affirme s’est avéré valide de toute manière. 

 

Dans le même ordre d’idées, on peut supposer que si l’homme émet encore des hypothèses dans sa conclusion et ne les confirme pas lorsqu’il cite quelques passages de la confession, c’est que celles-ci sont restées des hypothèses.

 

Cette complexité est plus que suspecte, elle permet à l’enquêteur inexpérimenté d’énoncer de simples idées comme des faits établis et vérifiés. La présence de biais clairs dans son argumentation passe pour une négligence, résultat de l’absolue certitude des explications qu’il donne, alors que réellement, sa démonstration est lourdement fallacieuse.

 

Pour commencer, c’est la description faite de l’écriture « pas encore formée, une écriture d’enfant » (p. 247), qui suggère que c’est Joséphine la coupable. L’accusation n’est pas formulée franchement, elle n'est qu'induite. 

 

Joséphine est ici victime d'un "deux poids, deux mesures". Elle serait d'une intelligence adulte morbide mais conserverait une écriture d'enfant, elle qui est passionnée de littérature et se cultive sous la houlette d'un précepteur particulier. La légère incohérence ne prouve pas son innocence, mais Charles ne fait pas immédiatement remarquer qu'imiter « une écriture d’enfant » est à la portée de n'importe quel adulte. À aucun moment il n'est vérifié qu'il s'agisse effectivement de l'écriture de Joséphine. 

 

Le même biais apparaît quelques lignes plus loin alors que Charles continue de tergiverser sur l’âge de la fillette. (« Parce que c’était une enfant, je n’avais jamais pensé à elle. », p. 247)

 

Le père de l’enquêteur lui a très tôt parlé d’enfants assassins et Charles comprend sa recommandation de faire attention à elle comme un appel à se méfier de la fillette (p. 128). Prétendre que c’est à cause de son jeune âge qu’il n’avait jamais considéré qu’elle puisse être la tueuse lui permet de dissimuler qu’il n’a simplement jamais eu de raison de le faire.

 

Il s’empresse ensuite de disqualifier l’idée que l’âge de la petite Leonidès devrait inspirer un certain scepticisme quant à sa culpabilité (« Mais on a déjà vu des enfants commettre des crimes, et celui-ci était justement à la portée d’un enfant. », p. 247)

 

Joséphine se voit décrite comme suffisamment intelligente pour orchestrer meurtres et manipulations complexes mais subitement, c’est la simplicité de l’empoisonnement d’Aristide qui devient un indicateur de sa culpabilité. Le fait que n’importe quel adulte puisse commettre un meurtre « simple » est également relégué aux oubliettes.

 

En parallèle, Charles prononce avec fermeté l’indubitabilité de la résolution. Aucun doute n’est plus permis :

 

« Plus tard, je devais m’étonner d’avoir été aussi aveugle. Pourtant, depuis le début la vérité crevait les yeux. Joséphine, et Joséphine seule, avait toutes les qualifications nécessaires. » (p. 247)

 

On peut ici déceler une dimension manipulatrice dans la narration. Le lecteur qui n’est pas convaincu devrait soudainement se sentir stupide, « aveugle », car non seulement cette conclusion est crédible mais elle est même évidente, elle « crève les yeux ». De plus, il faudrait immédiatement oublier les soupçons que l’on aurait pu entretenir envers d’autres personnages car « Joséphine seule » peut être la coupable, Joséphine seule a le profil psychologique. Ces déclarations sont injustifiées et complaisantes. Quand bien même Joséphine serait la coupable, il n’y a rien d’évident dans sa culpabilité ou dans l’innocence des autres ; idée soutenue par l'écrivain John Curran, qui a édité les notes de travail de l'autrice :

 

 Avant de lire ces carnets, je m’imaginais Agatha Christie s’installer à sa machine à écrire [...] et tisser un roman autour de l’idée d’une fillette de onze ans meurtrière de sang-froid. Il n’en était rien, cependant. Même un coup d’œil sommaire au carnet 14 montre que Christie avait aussi bien envisagé Sophia, Clemency et Edith que Joséphine dans le rôle du meurtrier potentiel. Nous ne sommes pas face à une intrigue conçue entièrement autour de la culpabilité irrévocable de Joséphine. Elle n’était pas la raison d’être de ce roman ; l’identité choquante du meurtrier n’était qu’un élément en considération et pas nécessairement un élément clef. [2]

 

 

La prétendue évidence de la culpabilité de Joséphine permet à Charles de balayer d’un revers de la main un certains nombre d’éléments qui tendraient à contredire cette idée :

 

Tout le reste n’avait été qu’un simple méli-mélo, piqué ça et là dans la littérature policière : son carnet, sa manie d’écouter aux portes, ses soi-disant soupçons, son refus de parler avant d’être tout à fait sûre... (p.247)

 

Seules la confusion des voix (narrateur ou protagoniste) et la croyance lointaine que l’assurance de Charles a quelque chose à voir avec le contenu du carnet peuvent faire accepter au lecteur une telle nonchalance dans l’exclusion d’éléments prompts à provoquer un débat. Le lecteur s’imagine que Joséphine dépeint dans le carnet la construction de ces mensonges dont elle est nécessairement fière, que c’est elle qui explique qu’elle s’est inspirée de certains romans policiers. 

 

Il n’y a pourtant aucune raison de le penser. Charles se contente, en fait, de reprendre les éléments qui s’opposent à l’idée de la culpabilité de Joséphine pour les disqualifier en partant de la conclusion : Joséphine étant coupable, tout ce qui suggère le contraire doit résulter d'une mascarade machiavélique orchestrée par la criminelle. C’est dans ce contexte argumentatif artificiel et fallacieux que Charles se permet de déclarer que son agression était en fait une mise en scène (« Et enfin, cet attentat perpétré contre elle-même. Une incroyable performance, si l’on considère qu’elle aurait pu se tuer. », p. 248)

 

L’idée qu’une fillette de douze ans se trouve être un assassin est difficile à faire accepter ; celle qu’elle puisse mettre en scène sa propre agression, s’infliger une douleur physique sérieuse et se mettre en danger afin de prétendre qu’un tueur s’en est pris à elle l’est bien plus encore. Or, lorsque Charles soumet cette explication au lecteur, il n’en donne aucune preuve, il prend seulement soin de ne laisser aucun espace à la remise en question, il dissimule la dimension hypothétique de ce qu’il avance. Plus sournois encore, l’audace même de la déclaration joue en sa faveur car le lecteur ne peut pas croire, à ce stade, que le narrateur se permettrait d’avancer une idée si extravagante sans en avoir la preuve indubitable.

 

Pourtant, cet « attentat perpétré contre elle-même » que l’enquêteur s’acharne à expliquer est, tel qu’il est décrit, impossible.

 

Joséphine se serait assommée en poussant une porte sur le haut de laquelle elle aurait « juchée en équilibre » (p. 187) une statuette de marbre. Charles voit en une chaise salie de terre la confirmation que c’est bien la fillette qui a tout organisé puisqu’elle était la seule personne de la maison qui n’aurait pas été suffisamment grande pour placer la statuette à une telle hauteur, elle se serait donc hissée sur la chaise pour positionner l’objet. Le problème est que la dite chaise se trouve à l’intérieur de la buanderie dans laquelle Joséphine entrait lorsqu’elle a été assommée.

 

La buanderie était petite et sombre. Des caisses en bois, [...] quelques débris de meubles, c’était à peu près tout ce qu’on y voyait. (...) Je contemplais une chaise de cuisine en bois, cassée, qui se trouvait parmi les débris de meubles. Il y avait de la terre sur le siège. (p. 187-189)

 

La fillette ne peut pas entrer dans la buanderie -il n’est fait allusion à aucune fenêtre- sans faire tomber la statuette juchée sur le haut de la porte. Une fois le piège mis en place, Joséphine n’a donc plus aucun moyen de replacer le meuble à l’intérieur sans le déclencher. La version des faits que Charles propose ne tient donc pas.

 

Si Joséphine n’était pas en position de construire la mise en scène dont il l’accuse, alors les événements laissent supposer que celle-ci a bel et bien été victime d'une tentative de meurtre, et que celle-ci émane du véritable assassin, qui craignait qu'elle le dénonce. 

 

C’est pendant sa description de la mise en place du piège de la buanderie que Charles trahit pour la première fois la subjectivité de son explication d’un « de toute évidence, le lion l’avait raté plus d’une fois. » S’il avait une preuve de ce qu’il avance, il n’aurait pas recours à une expression qui marque la déduction. Quelques lignes plus loin il déclare : « je comprenais maintenant qu’elle avait délibérément attiré mon attention sur sa présence dans le grenier aux citernes. » puis « Je comprenais maintenant […] que c’était elle qui avait organisé un désordre artistique dans sa chambre [...]. »

 

Charles peut bien comprendre des choses, cela ne signifie pas qu’elles trouvent confirmation dans le carnet. Si Joséphine avait rédigé celui-ci dans le but de décrire les manipulations patentées qu’elle avait mises en place, elle n’aurait pas manqué l’occasion de se vanter d’avoir saccagé sa chambre pour donner l’impression que le tueur s’intéressait à elle. Si Charles était en position de réellement prouver que c’est bien Joséphine qui a monté un piège contre elle-même ou saccagé sa chambre, il ne s’en serait pas privé. Mais les citations qu’il donne du carnet ne contiennent rien sur le sujet ; il semble donc que Charles ne dispose d'aucune preuve de ce qu’il avance.

 

La seule affirmation qu'il confirme porte sur l'empoisonnement de Janet Rowe :

 

Elle avait donc volé la digitaline dans la chambre d’Edith et l’avait versée dans sa tasse de chocolat, tasse qu’elle avait abandonnée sur la table dans le vestibule. Savait-elle que Nannie la boirait ? Peut-être. (p. 249)

 

Cette information, on la trouve dans une citation directe du carnet (p. 251). Charles confirme cette supposition mais pas les autres.

 

Ces considérations quelque peu déconcertantes de complexité sur le lien entre le contenu du carnet et la conclusion de Charles peuvent être résumées à un constat simple : les raisons de ne pas prendre l’explication de Charles au sérieux sont nombreuses.

 

Parmi les biais de cette exploration des motivations de Joséphine, on trouve également la manière complaisante dont l’homme jongle avec la capacité d’un enfant à conceptualiser la mort.

 

La description que son père a donné d’un enfant meurtrier était celle d’un individu qui ne comprend pas la mort mais Joséphine serait une exception machiavélique et calculatrice à cette règle. Elle serait consciente de haïr et de vouloir provoquer la mort, de vouloir faire disparaître, par haine et par vengeance et n’éprouverait pas de remords. Un monstre.

 

Cependant, elle devrait en parallèle ne pas être capable de concevoir l’idée de sa propre mort lorsqu’elle manque de se tuer en organisant une mise en scène dans le but de faire croire à tout le monde que sa vie est en danger, et cela même alors qu’elle fait remarquer à Charles qu’elle aurait pu être tuée (p. 219).

 

Ce risque pris, elle ne le comprendrait pas parce qu’elle se penserait l’héroïne, invincible par essence, de l’histoire policière. Charles retournerait-il à cette première perception dans laquelle Joséphine note tous les indices qu’elle trouve dans son carnet afin d’impressionner la police ? Ou prétend-il que Joséphine, tout en cherchant à démontrer son génie meurtrier, se croirait invincible parce qu’elle serait l’héroïne ? Encore une fois, la fillette serait excessivement intelligente lorsque cela confirme l'hypothèse de sa culpabilité, mais elle ne comprendrait pas que dans les romans policiers qu’elle aime tant, le meurtrier n’est pas le héros et ne s’en sort pas toujours.

 

Enfin, elle voudrait faire parvenir son carnet à la police juste avant sa propre mort, qu’elle imagine donc parfaitement.

 

Dans sa dernière page, l’analyse s’enfonce, plus loin encore, dans des considérations psychologiques peu rigoureuses. Il y est question de précocité intellectuelle, d’hérédité et de faible développement moral. La précocité intellectuelle de Joséphine n’est jamais avérée, ne transparaît jamais de manière convaincante et son lien avec des pulsions meurtrières resterait encore à démontrer. De la même façon, Charles diagnostique chez la fillette un retard du développement moral comme s’il était en position d’offrir une telle expertise. Il placera même sa laideur dans la liste des causes de sa folie meurtrière supposée (« Elle avait sans doute souffert également d’être l’enfant dépourvue de charme de la famille.», p. 249) : autrement dit, elle est laide donc elle tue son grand-père et sa gouvernante.

 

Toutes ces réflexions témoignent d'un biais de confirmation : elles partent de la conclusion (la conviction que la fillette est coupable), tentent maladroitement de la justifier, mais ne la prouvent pas. 

 

Agatha Christie a habitué son lectorat à ces conclusions dans lesquelles l’enquêteur réunit toutes les personnes concernées par l’affaire afin de rappeler les faits et de nommer le coupable (Le Crime de L’orient Express, L’Heure zéro). Joséphine évoque d’ailleurs cette construction littéraire dans l’une de ses dernières conversations avec Charles :

 

 — Et si je le disais, continua-t-elle, je le ferais comme il faut. J’aurais tout le monde assis autour de moi et je récapitulerais tout, avec les preuves, et puis tout à coup je dirais : C’est vous ! (p. 238)

 

La conclusion de Crooked House est bien loin de souscrire à ces conventions. Il n’y a pas de témoin à l’argumentation de Charles, elle est mentale, elle se passe entre lui et le lecteur. La récapitulation des faits est très complaisante et sélective. Les preuves ne sont qu’une preuve et l’enquêteur doit encore l’inspecter. L’accusation n’est pas formulée directement mais induite et le coupable présumé n’est pas en position de se défendre.

 

La simple première ligne du carnet noir lance Charles dans un monologue entièrement subjectif dans lequel il établit une version finale des faits dont aucun des éléments n’est vérifié. C’est seulement ensuite que Sophia et lui ouvrent le carnet et s’informent de son contenu :

 

Ensemble, nous ouvrîmes de nouveau le petit carnet noir de Joséphine. […]. Nous tournâmes les pages. C’était stupéfiant. Intéressant, j’imagine, pour un psychologue. (p. 250).

 

Ce carnet devrait être parcouru et examiné par les personnes réellement en charge de l’enquête, (Charles ne l’est pas officiellement) et tous devraient en juger la crédibilité. La démonstration du jeune homme n’est pas convaincante, pourtant le lecteur sait et sent bien qu’il est face à la conclusion du roman. Il n’y aura pas de second monologue explicatif, nous savons qu’il s’agit là de la version des événements qu’il va nous falloir accepter. Mais, en tant que lecteur, nous ne sommes pas obligés de lui faire confiance. 

 

Un assassin bien plus probable mais protégé.

 

Si l’on accepte de considérer la possibilité de l’innocence de Joséphine, on peut constater que l’intrigue pointe vers une autre version de l'histoire. 

 

L’assassin est un des membres de la famille qui espionne et se renseigne auprès des autres sur les conversations de Charles. Il constate que Joséphine représente un danger réel de par sa curiosité, son intelligence et son influence sur la police. Le carnet d’indices également devient une cause d’inquiétudes et la nécessité de le trouver se fait pressante. Les deux endroits auxquels Joséphine est la plus susceptible de l’avoir caché sont sa chambre et la buanderie où elle va régulièrement jouer seule. Le coupable met la chambre à sac et fouille la buanderie dont il salit une chaise, par exemple en l’utilisant pour inspecter au-dessus des meubles entreposés là. Le piège est posé soit pendant la fouille, avant le départ du meurtrier afin d’éviter que Joséphine ne le surprenne, soit après.

 

La jeune fille reçoit le lion de marbre sur la tête et part à l’hôpital. Le carnet noir demeurant introuvable, l’assassin décide de retourner l’idée contre son auteure, s’en procure un et entame la rédaction de l’aveu que Charles lira à la fin en se basant sur ce qu’il sait des échanges que Joséphine a eu avec ce dernier.

 

Brenda et Laurence sont arrêtés, Joséphine revient de l’hôpital. L’assassin empoisonne le chocolat de la fillette sachant qu’elle ne le boira pas, c’est Janet Rowe qui est visée [1], probablement parce qu’elle connaît le carnet (p. 192) et serait donc potentiellement capable d’identifier un faux. Eustace échapperait au même sort parce que sa conversation avec Charles est la seule qui n'a pas pu être espionnée. 

 

L’assassin cache l’objet dans le chenil afin qu’Edith de Haviland l’y trouve. Personne n’est au courant de la maladie de la grand-tante et l’idée que Joséphine puisse être assassinée n’a probablement pas effleuré l’esprit du comploteur. Le but n’était que de la faire accuser afin de discréditer sa parole avant de mettre fin à l’enquête.

 

Joséphine ne se sent pas en danger parce qu’elle connaît dorénavant l’identité de l’assassin et que celui-ci ne chercherait jamais à la tuer. « Peut-être que… j’aime bien la personne » (p. 238). Hélas, Edith de Haviland a découvert les faux aveux et décide d’assassiner la fillette. Elle rédige les différentes lettres que Charles recevra dans le dernier chapitre et y joint le carnet.

 

La meilleure preuve de l’innocence de Joséphine serait encore de mettre un nom sur cet assassin. Aristide Leonidès est mort à 88 ans (p. 14). Il a eu huit enfants dont six sont morts de son vivant et plutôt jeunes. Les deux seuls qui vivent encore, Roger et Philip, sont enfermés dans la maison biscornue de leur père, dépendants, émasculés, assujettis. Les petits-enfants, eux aussi, sont assignés à résidence. Eustace devait participer à des championnats de football quand il a été frappé par une maladie qui l’a handicapé et forcé à vivre auprès de ses parents (p. 168). 

 

Aristide Leonidès dévore sa famille dont aucun des membres ne parvient à s’éloigner. Chez les Leonidès, tenter de s’approprier son existence c’est risquer la mort.

 

Sophia tombe amoureuse d’un homme alors qu’elle travaille au Caire, loin de cette famille et de ce grand-père malsain dont elle ne parle jamais. Cet homme, il est impossible qu’elle ne sache pas qu’il est le fils d’un haut gradé de Scotland Yard (« Sophia n’avait pour autant jamais fait allusion à sa famille. Elle savait tout de moi - comme je l’ai déjà précisé, elle savait écouter -, mais je ne savais rien d’elle. », p. 10)

 

Lorsqu’il sont amenés à se séparer, Charles lui fait part de son désir de l’épouser dès que la guerre aura pris fin ; leur conversation se clôt sur une remarque intrigante de Sophia au sujet d’Aristide : « Personne au monde ne me plaît autant que lui ! » (p. 13). Ce constat suggère la même fascination pour son grand-père chez Sophia que chez tous les Leonidès. Si elle veut construire sa vie avec Charles et ne pas finir enfermée et désespérée dans la maison biscornue, elle doit prendre une mesure radicale.

 

Deux ans plus tard, Charles revient en Angleterre, retour annoncé, Aristide Leonidès meurt quelques jours plus tôt. Coïncidence fort improbable, tout comme le fait que Sophia soit sur le point d’épouser le fils du commissaire de Scotland Yard responsable de l’affaire.

 

Tout au long du livre, Sophia se trouve dans cette position de suspecte jamais envisagée et qui risque de l’être par élimination, comme on l’a vu plus haut. De tous les protagonistes derrière lesquels pourrait se cacher l’assassin, c’est la seule qui puisse encore redouter que l’on soulève des questions à son sujet. Mais ni Charles ni la police ne le feront jamais.

 

Lorsque Brenda et Laurence sont innocentés, Charles admet indirectement la crainte qui le hante :

 

— Alors ce n’était pas Brenda et Laurence. Ce n’était pas Brenda et Laurence… L’avais-je jamais cru ? J’avais été si content de le penser. Si content de pouvoir écarter ainsi d’autres… possibilités beaucoup plus sinistres. (p. 232)

 

L’idée que cela soit Joséphine la coupable est bien évidemment plus sinistre encore, mais comme on l’a dit, Charles prétend à la fin ne jamais avoir soupçonné Joséphine. S’il pense là à Joséphine, le constat qu’il fait quinze pages plus loin devient plus mensonger encore. Il est plus probable que ces « possibilités beaucoup plus sinistres » soient Sophia dissimulée derrière un pluriel par déni.

 

Son père, qui conclut si fermement l’histoire sur sa certitude de la culpabilité de Joséphine, n’y croit pas. La nouvelle du meurtre de Janet Rowe interrompt l’homme au moment où il s’apprêtait à pousser Charles à regarder la réalité en face, à lui indiquer que c’est un biais perceptif qui l’empêche de découvrir l’identité du meurtrier :

 

 — Pour moi, tous les faits pointent clairement dans une direction, me répondit mon père gentiment. Je m’étonne que tu ne le voies pas toi-même. Je...

Glover ouvrit la porte. (p. 231)

 

Dans la même conversation, le père de Charles lui rappelle que Joséphine est en danger et qu’il faut prendre des dispositions pour assurer la sécurité de la fillette. En cet instant où « tous les faits pointent clairement dans une direction », il ne pense qu’à la protéger de l’assassin, il ne la croit pas coupable.

 

À cela s’ajoutent des initiatives comme l’arrestation de Brenda et Laurence et le maintien de Joséphine à l’hôpital après son agression. L’enquête de police se déroule entièrement comme si les enquêteurs ne soupçonnaient pas la jeune fille. On peut envisager que le but de ce silence était de la mettre en confiance afin qu’elle se compromette, mais il ne faudrait tout de même pas disqualifier la simple possibilité qu’ils ne la soupçonnaient pas. 

 

Le père de Charles explique que les meurtriers ont, selon lui, ce point commun d’être tous vaniteux, ils veulent attirer l’attention sur eux et finissent toujours par trop parler. Joséphine est pimbêche, fait des pieds et des mains pour attirer l’attention sur elle -elle est gravement délaissée par sa famille- mais jamais elle ne se trahit, jamais elle ne prononce la moindre parole qui pourrait l’incriminer ou même éveiller les soupçons. Elle correspond à la description que le père de Charles donne des enfants : « Il n’y a pas de meilleur témoignage que celui des enfants. Je leur fais toujours confiance. […] ils sont à leur mieux quand ils veulent se rendre intéressants. C’est ce que Joséphine a voulu faire avec toi : se rendre intéressante. » (p. 129)

 

Sophia, au contraire, attire l’attention de Charles sur sa potentielle culpabilité :

 

— […] nous sommes tous peut-être capables de tuer.

— C’est sans doute vrai. Même moi.

— Non, pas vous !

— Oh, si, Charles. Vous ne devez pas faire de moi une exception. Je pourrais sans doute tuer quelqu’un… Mais alors, ajouta-t-elle après un silence, il faudrait que ce soit pour une très bonne raison ! (p. 38)

 

Un des suspects les plus sérieux n’est jamais embêté, questionné, considéré, même lorsqu’il en souligne la nécessité, et ce suspect s’avère être la future femme d’un des enquêteurs centraux, fils du responsable de l’enquête. Plus loin, elle avoue à Charles avoir un mobile :

 

—  […] Car nous sommes hors de cause, n’est-ce pas ? Vous en êtes sûr ?

— Ma chère enfant, aucun d’entre vous n’avait l’ombre d’un mobile.

Elle pâlit subitement.

— A part moi Charles, j’en avais un. Moi, j’avais un mobile.

— Oui, c’est sûr, fis-je, décontenancé. Mais pas vraiment. Vous n’étiez pas au courant du testament.

— Si, Charles murmura-t-elle.

— Je la regardais. J’étais glacé, tout à coup. (p. 213)

 

Pourquoi Charles serait-il « glacé »,  sinon par l'évidence qu'’il serait plus que légitime de diriger l’enquête vers Sophia ?

 

Plus tôt dans l'intrigue, son père évoque le besoin irrépressible d'un assassin de se confier :

« Quand tu as commis un crime, tu éprouves un grand sentiment de solitude. Tu voudrais en parler à quelqu’un mais tu ne peux pas. Cela ne fait qu’augmenter ton désir. » (p. 127)

 

Et, juste après cette conversation, Charles passe un coup de téléphone à Sophia, elle conclut leur court échange de cette phrase : « Je vais devenir folle si je ne peux pas parler à quelqu’un. » (p. 131). Le narrateur ne soulignera pas à quel point une telle remarque correspond à ce que son père vient de lui expliquer sur l'isolement psychologique d’un meurtrier.

 

Sa conclusion sur les traces de terre sur la chaise de la buanderie pose le même problème.

 

Vérifier que la fillette avait bien de la boue sur les chaussures lorsqu’elle a été trouvée aurait constitué un élément plus concluant. Charles ne cherche jamais à le faire. Pourtant Sophia, qui a trouvé Joséphine inconsciente, connaît la réponse. Elle reste silencieuse lors de l’échange des deux enquêteurs au sujet de la chaise. Elle est présente lors du commentaire de Taverner : « Quelqu’un a dû monter sur cette chaise avec des chaussures boueuses. » (p. 189) mais n'intervient pas pour répondre. A ce moment-là, il suffirait peut-être à l’un des deux enquêteurs de baisser les yeux pour résoudre l’affaire.

 

Il eût été pertinent de chercher une paire de chaussures boueuses dans la maison. Si le criminel a laissé des traces, il ne s’est probablement pas aperçu de la saleté de ses chaussures. En ce qui concerne les alibis, la plupart des membres de la famille disent être restés à l’intérieur (p. 190-193), à l’exception de Sophia qui a fait une promenade, une activité qui devrait déclencher une vérification.

 

Ainsi, de la même manière que Charles n’établit aucune connexion entre la détresse qu’exprime Sophia et l’isolement des meurtriers décrit par son père, il ne s’intéresse ni aux chaussures de Joséphine ni à celles de sa grande sœur alors que son intérêt pour cette chaise salie suggère qu’il pense que c’est le meurtrier qui est monté dessus.

 

Le dernier chapitre du roman se passe à Swinley Dean, il dépeint la scène durant laquelle Sophia et Charles sont confrontés à la culpabilité de Joséphine. Dans les dernières lignes de la dernière page, nous retrouvons cependant subitement Charles en compagnie de son père, sans même un indicateur temporel ou spatial, cela pour une unique interaction, donc surgie, en quelque sorte, hors de l’espace-temps :

 

 —Alors, quelle est la vérité, Charles ? Me demanda mon père.

 Je ne mens jamais au Vieux.

— Ce n’était pas Edith de Haviland. C’était Joséphine.

Mon père hocha la tête.

— Oui, il y a quelque temps que j’avais compris ça. Pauvre enfant... (p. 254)

 

Le besoin qu’éprouve Charles de souligner qu’il ne ment jamais à son père semble un peu forcé du fait qu’il n’y a aucun enjeu. Le jeune homme n’a pas besoin d’obéir à une telle règle de conduite pour révéler la culpabilité de Joséphine à Sophia. Déclarer qu'il ne ment jamais « au Vieux » assure au lecteur qu'il dit la vérité lorsqu'il déclare que c'est Joséphine la coupable. Cependant, une telle déclaration pourrait aussi être comprise comme l'aveu indirect qu'il ment à d'autres personnes ; et potentiellement au lecteur, lorsqu'il prétend que cet échange final, qui conclut de manière assez gratuite et maladroite l'enquête, a bien eu lieu. 

Nier l’existence même d’une conversation rapportée par Charles peut paraître excessif mais il n’est pas question ici de simplement accuser le narrateur de mentir lorsqu’il s’attaque à Joséphine. Le constat qui est ici fait, c’est qu’il n’y a, au bout du compte, aucune raison de faire confiance à Charles qui s’est montré incapable de soupçonner Sophia alors qu’il avait toutes les raisons de le faire.

 

Lorsque la narration est à la première personne il est toujours pertinent de se questionner sur les limites que pourrait rencontrer la perception du narrateur, quelle variable structurelle ou psychologique pourrait l’empêcher de rendre correctement compte des événements. Dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, Pierre Bayard considère qu’un narrateur à la première personne dont la crédibilité serait contestable représente une raison suffisante pour s’interroger sur la validité de l’interprétation la plus accessible de l’œuvre :

 

Sans doute est-il logique que la solution de l’auteur, ou celle qui passe pour telle, ait la préférence, mais il est rare qu’elle suffise à détruire tous les leurres – et donc tous les textes possibles – surtout quand le récit est à la première personne et que celle-ci a aussi peu de crédibilité. [3]

 

La conclusion de l’affaire entendue, Charles annonce à Sophia leur mariage prochain. Elle lui demande s’il n’a pas peur de l’épouser (p. 253) comme si le fait que sa petite sœur ait été une meurtrière psychopathe devait soudainement teinter sa perception d’elle.

 

Sophia n’a que peu de raisons de poser une telle question à moins d’être la tueuse, mais Charles s’empresse de répondre à sa première idée :

 

De quoi aurais-je peur ? La pauvre petite Joséphine avait concentré en elle tout ce qu’il y a de mauvais dans la famille. Je suis convaincu que le plus beau et le meilleur de la famille Leonidès vous a été transmis à vous, Sophia. (p.253).

 

Une réflexion simpliste qui lui évite d’avoir à se demander sérieusement pourquoi Sophia lui pose une telle question.

 

Ainsi, sans avoir besoin d’être convaincu de la culpabilité de Sophia, on peut constater que nombres de pistes pointent dans la direction de l’héritière et petite-fille d’Aristide Leonidès qui doit épouser l’enquêteur et fils du commissaire de Scotland Yard, et que ni la police ni Charles ne les prennent en compte.

 

Or, il est visible que Charles ne se serait jamais montré capable de soupçonner sa compagne, d’apporter des éléments contre elle, de creuser certaines questions gênantes et encore moins de l’accuser ou de la faire arrêter. À partir de là, il semble difficile de prendre son compte-rendu au sérieux, ainsi que l’idée de la culpabilité de Joséphine.   

 

Le Test de Joséphine (Conclusion)

                     

Le manque de confiance que l’on peut accorder au narrateur continue de complexifier le statut du carnet noir de Joséphine.

 

Le fait que Charles n'ait jamais vu l'objet donne beaucoup de poids à la révélation finale. Bien entendu, si l'on croit aux aveux écrits, il n'y a rien d'étonnant à ce que la jeune fille ne lui ait jamais permis d'approcher de ce carnet compromettant. Mais, à ce stade, il est parfaitement concevable, si les aveux sont faux, que Joséphine menait réellement son enquête, que Charles ait eu l'occasion de poser les yeux sur son carnet d'indices, et qu'il prétende de l'avoir jamais fait afin de protéger Sophia.

 

Ce n'est pas l'hypothèse que nous allons défendre ; mais il est important de mesurer à quelle échelle Charles a pu déformer l'histoire.

 

Avant le rebondissement final, l'existence d'un carnet d'indices est corroboré par plusieurs témoignages :

 

 — Où est Joséphine ? […]

— En train d’écouter aux portes et de griffonner dans ce ridicule petit carnet qu’elle transporte partout avec elle. (p. 137, Janet Rowe)

 

 — […] Elle est passionnée par les enquêtes policières, elle fourre son nez partout et prend des notes dans un petit carnet noir en faisant semblant d’avoir découvert des tas de trucs. (p. 168, Eustace)

 

Si l'on y regarde de plus près cependant, on peut voir qu'il n'est jamais question d'un carnet récent. Après l'agression de Joséphine, Charles retourne parler à Janet, convaincu que c'est pour trouver le carnet que l'assassin a saccagé sa chambre : 

 

- Savez-vous où elle met son petit carnet noir, l'espèce de calepin sur lequel elle note toutes sortes de choses ?

- Je vois ce que vous voulez dire, M. Charles. Elle faisait un tas de chichis avec ça. (...)

- Eh bien, ce carnet, savez-vous où elle le met ?

- Aucune idée, Monsieur. Ça faisait partie des choses qu'elle faisait cachée.

- Elle ne l'avait pas sur elle quand on l'a trouvée ?

- Oh, non, M. Charles, il n'y avait pas de carnet.

Quelqu'un s'en était-il emparé ? Ou l'avait-elle caché dans sa chambre ? (p. 192)

 

Lorsqu'elle en parle, Joséphine déclare qu'elle va « tout écrire dans un carnet » (p. 98) qui n’existe, par conséquent, pas encore. Or, Janet et Eustace paraissent très habitués aux manies de détective de la fillette. Le carnet auxquels ils font allusion, elle l’utilise depuis longtemps, alors que celui dont Charles est à la recherche ne daterait que du jour du meurtre, au plus tôt - puisqu'il commence par la déclaration spectaculaire Aujourd'hui, j'ai tué grand-père. 

 

On pourrait émettre l’hypothèse qu’il y a simplement plusieurs carnets, que Joséphine prend des notes sur des calepins depuis des lustres et que celui qui conclut l’affaire n’est que le plus récent. Cependant, une telle possibilité engendrerait une déformation des éléments de l’histoire qui n’est pas envisageable. La fameuse couverture noire perdrait sa dimension symbolique forte, et l’identité de l’auteur de la confession finale paraîtrait moins convaincante encore. La résolution de l’enquête repose sur l’idée qu’il n’y a qu’un seul carnet.

 

A la page 237, Joséphine déclare : « J’avais mon idée depuis le début, j’ai fait une sorte de test... et maintenant, je sais que j’ai raison. »

 

Il n’est jamais à nouveau fait allusion à cette expérience. Je pense qu’Agatha Christie ne se serait pas permis d’inviter un tel mystère dans son histoire sans avoir précisément imaginé ce à quoi Joséphine pouvait bien penser en prononçant ces mots. Cette expérience nous pouvons certainement en découvrir la nature.

 

La fillette apparaît plus tard dans le roman que les autres personnages (p. 93) et les éléments disponibles avec lesquels le lecteur pourrait reconstruire une « expérience », un piège pour l’assassin, ne sont pas nombreux.

 

Comme on l’a souligné, lorsque Joséphine parle de son carnet, il n’est qu’un objet hypothétique. Jamais on ne le voit en sa possession. Jamais elle ne l’utilise ou ne le montre à Charles. Elle n’en parle qu'une seule fois, et une fois qu’il a disparu, elle ne se plaint pas de cette disparition.

 

Ce carnet existe-t-il ?

 

 

L’expérience de Joséphine serait d’avoir inventé ce carnet dans lequel elle réunit ses indices. Une idée qu’elle pourrait réellement avoir tirée de ses lectures ; les appâts destinés à amener le coupable à se démasquer ne sont pas rares dans les histoires d’enquêtes policières. L’assassin d’Aristide se trahirait en se mettant à la recherche du carnet incriminant ou à poser des questions sur celui-ci.

 

Cette hypothèse de l’inexistence du carnet tel qu’on le conçoit, répond mieux à la complexité des éléments de l’intrigue. Joséphine n’a rédigé ni confession meurtrière ni enquête secrète. Comme beaucoup d’enfants, elle joue à imiter les personnages fictifs qu’elle admire. Puisqu’elle lit des livres policiers, elle joue au détective, s’invente un meurtre dans la maison et mène l’enquête crayon et carnet en main. Son fameux calepin noir n’a pas plus de substance qu’un bâton ramassé devenant une épée pour quelques heures aux yeux d’un enfant. Elle n’écrit probablement rien à l’intérieur, ou peut-être gribouille-t-elle rapidement sur les pages centrales ; Janet et Eustace utilisent tous les deux ce verbe précis pour décrire l’activité de la fillette. Il se peut également que l’objet serve en fait déjà à autre chose, poèmes, dessins, exercices donnés par Laurence, peu importe. Son contenu n’a aucun intérêt.

 

C’est un malentendu qui veut que Charles prenne cet objet insignifiant pour un autre, plus récent,  qui contiendrait des indices quant à l’enquête et dont jamais Joséphine n’annonce qu’elle a commencé à le rédiger. Ce carnet n’est qu’une idée qui va prendre corps à mesure que l’intrigue avance, simplement parce que Charles et l’assassin croient en son existence.

 

Il semble peu concevable que Joséphine soit innocente sans que l’œuvre ne contienne un élément qui la disculpe radicalement. Considérer la possibilité d’une preuve factice fabriquée par le véritable meurtrier soulève immédiatement la question de l’endroit auquel se trouve le carnet réel et de la raison pour laquelle il n’est pas réapparu depuis la résolution de l’enquête. La réponse est qu’aucun carnet n’aurait pu réapparaître parce qu’il n’y en a jamais eu. 

 

Joséphine n’a pas tué Aristide Leonidès et n’a pas non plus tué Janet Rowe. Ce n’était qu’une petite fille pleine de caractère et de jugeote, moche, seule et maltraitée par sa famille, férue de livres policiers et qui testait sur l’amoureux de sa grande-sœur, lui-même enquêteur, son envie naissante de plaire. La corruption de la famille Leonidès ne se trouve pas dans le fait d’avoir une petite tueuse en son sein.

 

 

 

Kevin Conraux.

 

Pour citer cet article : 

Kevin Conraux, "A crooked solution ?  Contre-enquête sur La Maison biscornue, d'Agatha Christie", Intercripol - revue de critique policière, "Investigations solitaires", N°004, 2024. URL : . Consulté le 16 Mars 2024. 

Édition de référence :

Agatha Christie, La Maison Biscornue, Paris, Librairie des Champs-Élysées, Editions du Masque, 2012. Traduction révisée de Janine Levy.

Éditions également consultées :

Agatha Christie, La Maison Biscornue, Paris, Librairie des Champs-Élysées, Editions du Masque, 1951. Traduction de Michel le Houbie.

Agatha Christie, Crooked House, Harper Collins/Libri, 2002.

Illustrations : 

Couvertures des différentes éditions du roman, affiche et photogrammes du film de 2017

Dessins de l'enquêteur, inspirés de photogrammes du film.  

Note :

[1] Au cours de cet essai, je parle plusieurs fois de l’assassinat de la gouvernante. Tantôt je considère qu’elle était visée, tantôt que c’était une tentative de meurtre dirigée vers Joséphine. La raison de cette indécision est que si je pense que c’est Janet Rowe qui était visée, il n’en reste pas moins que Charles croit pendant longtemps que l’objectif de cet attentat était d’empoisonner Joséphine pour l’empêcher de parler et que cette croyance, aussi fausse soit-elle, devrait représenter un obstacle à l’idée que la fillette est l’assassin. Je décris donc l’événement différemment suivant le point de vue que j’adopte.

[2] John Curran, Agatha Christie's Secret Notebooks, London, Harper Collins, 2009, p. 90. Nous traduisons. 

[3] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, p. 91. 

Bibliographie :

Agatha Christie, La Nuit qui ne finit pas, Paris, Librairie des Champs-Élysées, Editions du Masque, 2011. Traduction révisée de Jocelyne Warolin.

Agatha Christie, Les Cinq petits cochons, Paris, Librairie des Champs-Élysées, Editions du Masque, 2011. Traduction révisée de Jean-Michel Alamagny.

Agatha Christie, Le Crime de L’orient Express, Paris, Librairie des Champs-Élysées, Editions du Masque, 2011. Traduction révisée de Jean-Marc Mendel.

Agatha Christie, L’Heure zéro, Paris, Librairie des Champs-Élysées, Editions du Masque, 2018. Traduction révisée de Jean-Marc Mendel.

John Curran, Agatha Christie’s Secret Notebooks, Harper Collins, 2009.

Filmographie  

Gilles Paquet-Brenner (dir.), Crooked House, UK/USA, 115 mn, 2017. 

 

 

 

 

 

 

 

Par Kevin Conraux

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