Dé-lire Montesquieu : pour une enquête sur les Lettres persanes

 

Les Lettres persanes de Montesquieu délimitent l’espace selon ceux qui peuvent sortir, les hommes, et celles qui sont confinées à l’intérieur, les épouses. Les Lettres persanes sont composées de nombreux courriers, émanant principalement d’Usbek et de Rica, qui échangent des observations sur les mœurs et les divers régimes politiques avec de nombreux amis ; on y trouve, également, un petit nombre de courriers entre Usbek, ses épouses, et quelques eunuques, qui forment une intrigue de sérail répondant souvent, de façon ironique et aveugle, aux courriers lucides qui évaluent la psychologie et les libertés relatives aux divers gouvernements commentés. C’est à l’intérieur de ce fil narratif secondaire, relatif aux enjeux de pouvoir qui se développent, en l’absence du maître, au sein du harem, que je vous propose de mener l’enquête.

 

Pendant les sept ans d’absence que dure le voyage d’Usbek, parti à Paris avec Rica, les tensions et rivalités se révèlent. Certaines épouses, en s’autoproclamant favorite, tentent d’imposer leur loi, et le harem est, un temps, séparé en deux factions rivales[1] ; l’infidélité d’autres, qui trompent leur solitude avec esclaves, eunuques[2] ou amants parvenant à s’infiltrer de l’extérieur, est découverte.[3] Les épouses font de plus en plus entendre leurs velléités de liberté (l’une d’elles, Zélis, dans l’un des brouillons non conservés par Montesquieu dans la version finale, demandait même la séparation à son époux, qui la lui refuse).[4] Les eunuques se succèdent à la tête du harem[5] ; et le dernier, Solim, particulièrement zélé, réprime dans le sang ces défis à l’autorité, avec la bénédiction d’Usbek, que l’éloignement rend jaloux et tyrannique, et qui, alarmé par ces nouvelles, décide finalement de rentrer.[6]  

 

À la fin du livre, on apprend la mort de l’une des épouses préférées d’Usbek, Roxane.[7] On dispose d’une seule lettre écrite par le protagoniste à la jeune femme, où le Persan la loue pour sa parfaite vertu, du fait de son aversion pour les hommes (qu’il déduit du dégoût que lui-même lui inspire).[8] Depuis leur mariage, Roxane a, en effet, tout fait pour échapper à son étreinte, cherchant à fuir chez sa mère, se cachant parmi les esclaves ; elle avait même failli le poignarder après la nuit de noces. À cette unique lettre, Roxane ne répond pas directement ; ou, si elle l’a fait, les lectrices et lecteurs n’y ont pas eu accès.  En revanche, dans la toute dernière lettre envoyée à Usbek, lettre qui n’aura pas le temps d’arriver à son destinataire, Roxane nous livre un ultime testament, et dément les croyances d’Usbek : elle dit avoir ingurgité du poison, car l’homme qu’elle aimait a été assassiné par les eunuques, et avoir tué en retour les meurtriers de son amant (amant dont un universitaire a supposé qu’elle avait dû le rencontrer avant son mariage, ce qui expliquerait sa réticence vis-à-vis de son époux). Elle en profite également pour revendiquer son indépendance, révélant qu’elle s’était livrée au sein du sérail à tous les plaisirs qu’elle avait voulus, et dénoncer l’injustice du traitement infligé à certaines de ses co-épouses. Elle espère néanmoins, paradoxalement, qu’Usbek, dont elle confirme haïr les assauts, saura admirer son courage.

 

Mais Roxane s’est-elle vraiment suicidée ? On pourrait en douter, si l’on en croit une illustration de Perrin, souvent mise en regard de ce passage, où une sultane semble demander un délai à l’ordre de boire la ciguë, Solim lui intimant ce geste de l’index gauche, tandis qu’un eunuque lui apporte une boisson sur un plateau[9] : « […] [J]amais dans sa lettre ultime Roxane ne dit qu’elle a pris librement le poison […] elle retourne en héroïsme la contrainte exercée par l’eunuque » nous prévient ainsi Catherine Volpihac-Auger[10].

 

 

De même, Roxane n’a-t-elle pas commis d’autres crimes que ceux qu’elle évoque ? On a, ainsi, pu supposer qu’il y avait ambigüité à la conclusion des Lettres persanes, et que dans la perspective d’une belle tragédie, elle avait également envoyé à la mort ses co-épouses.[11]

 

Et, puisque les courriers s’arrêtent à la lettre de suicide de Roxane, on a spéculé sur l’état du sérail ; on ne sait pas si Usbek revient jamais chez lui, ni s’il y trouvera aucune épouse ni eunuque, étant donné qu’on ne sait pas jusqu’à quel point Roxane se dit bien devancée dans la mort.

 

Mais d’ailleurs, comment être sûr(e)s de la mort de Roxane ? N’a-t-elle pas écrit cette lettre, moins à destination d’Usbek, que pour tromper Sélim, qui décachetait et lisait tout le courrier des épouses ? Et, ainsi, endormir sa méfiance, se contentant de boire un breuvage soporifique en attendant que le chef des eunuques périsse lui-même, empoisonné par l’un de ses complices avec un agent toxique lent (comme dans une péripétie du Mahomet [1739]de Voltaire), pour commettre un meurtre de plus ? D’évidence, Usbek n’a pas reçu cette lettre, retrouvée avec les liasses de ces personnages aux « identités masquées »[12] qui ont mystérieusement disparu, en emportant une partie de la correspondance à des fins suspectes.

 

Ainsi, il est des trous dans la fiction qui invitent aux extrapolations interprétatives. Tels sont les secrets des Lettres persanes.[13] On a beaucoup parlé de la « plurivocité » innovante de cet ouvrage de jeunesse, une philosophie d’économie politique mise en roman,[14] mais pas des effets fantômes que produisent des lettres « monophoniques » évoquant un destinataire dont nous ne possédons pas la correspondance.[15] Montesquieu nous a livré un courrier partiel (on nous cache, par exemple, la demande de séparation de la sensuelle Zélis), dont le mode de découverte n’est jamais explicité (comment les a-t-il obtenues ?), et procède souvent par « gommage » de personnages (on ne sait pas que devient Jaron, jeune eunuque qui accompagne un temps Usbek avant d'être renvoyé au sérail). Ces incertitudes permettent toutes les hypothèses…

 

Je propose donc également la piste suivante : si l’on peut douter du destin de Roxane, ne pourrait-on pas aussi douter de celui d’Usbek ? Lui que ses épouses craignent voire détestent, n’a-t-il pas pu mourir bien plus tôt qu’on ne le croit généralement ?  Il est en tout cas un personnage qui, usurpant l’identité d’Usbek, aurait pu se charger de la correspondance à sa place : Jaron, jeune eunuque instruit qui l’accompagne comme secrétaire au début de son périple, et que son maître, inquiet du chaos qui s’installe dans son harem, renvoie au cours de son voyage [16]… sauf que l’on n’a jamais trace qu’il soit effectivement revenu au logis. Alors, si Usbek était mort à ce moment-là, qui l’aurait tué, et comment ?

 

 

Servanne Woodward.

 

Edition de référence :

Montesquieu, Lettres persanes, éd. Paul Vernière, Paris, Garnier, coll. "Classiques Garnier", 1960.

Notes :

[1] Voir notamment les lettres suivantes :  Lettre XLVII, où est évoqué « le sérail partagé entre nous », qui annonce que Zachi et Zéphis se sont réconciliées (p. 96) et révèle un conflit entre les eunuques (p. 97) ; Lettre LXIV, où le chef des eunuques noirs rapporte à Usbek le désordre et la confusion du sérail, dans lequel toutes les femmes se jugent « au-dessus des autres […] par ton amour », la guerre des femmes, et le fait que « tes eunuques sont partagés » (p. 132) ; Lettre XCVI, le premier eunuque demande à Usbek de revenir, car le sérail devient ingouvernable  (p. 199) ; Lettre CXLVII réitère la demande avec plus d’urgence et fait la liste des désordres (p. 323).

[2] Lettre IV, Zéphis se plaint que le grand eunuque la soupçonne d’une liaison amoureuse avec Zélide, son esclave, et la lui enlève (p. 16) ; Zachi est trouvée avec Nadir « eunuque blanc » Lettre XX (p. 48) et elle semble avoir développé elle aussi commerce avec Zélide (p. 50).

[3] Lettre CXLVII fait le rapport des désordres grandissants (p. 323) ; Lettre CLI, après la mort du premier eunuque, seule Roxane semble rester vertueuse, selon Solim (p. 326). 

[4] Dans les « appendices » recensés par Paul Vernière, Usbek refuse la séparation que Zélis a requise « devant le juge » (p. 344).

[5] Narsit, chef intérimaire laxiste, annonce que les lettres d’Usbek ont été volées (Lettre CLII, p. 327) ; Usbek nomme Solim à sa place pour réduire le sérail à l’obéissance et sévir (Lettre CLIII, p. 328).

[6] Lettre CLV (p. 328).

[7] Roxane envoie une première lettre de protestation sur les punitions auxquelles ses co-épouses sont assujetties (Lettre CLVI, p. 330) ; sa seconde et dernière lettre la révèle mourante, et avouant avoir dirigé toutes les exactions du sérail (Lettre CLXI, pp. 333-334).

[8] Lettre XXVI (p. 59).

[9] Il faut savoir aussi que les illustrateurs faisaient parfois usage de la même illustration pour divers livres.

[10] « Les Lettres persanes : une histoire de suicide et de twist », dir. Christophe Martin, Les Lettres persanes de Montesquieu (Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2013), p.124 de pp. 291-306.

[11] C’est une supposition sur laquelle Megan Gallagher revient dans « Fear, Liberty, and Honourable Death in Montesquieu’s Persian Letters », Eighteenth-Century Fiction 28(4) (2016 Summer) pp. 623-644.

[12] Cf. Aurélia Gaillard, « Les Lettres persanes ou la logique du secret», in C. Martin (DIr.), Les Lettres persanes de Montesquieu (Paris : Presses de l'université Paris-Sorbonne, p. 297. Rien ne dit que ***, par exemple, désigne la même personne, lorsque Usbek écrit à un inconnu. Voir par exemple la lettre CI « Usbek à *** » (p. 209).

[13] Ibid., pp. 291-306.

[14] Cf. Pierre Hartmann, « Les Lettres persanes ou l’invention de la littérature éclairée », Les Lettres persanes de Montesquieu, pp. 15-40 ; Denis de Casabianca, « Fiction du politique et politique narrative dans les Lettres persanes » Les Lettres persanes de Montesquieu pp. 41-50.

[15] En contrepartie c’est l’unique objet de l’étude d’Isabelle Tremblay, Les Fantômes du roman épistolaire d’Ancien Régime. L’interlocuteur absent dans la fiction monophonique, Collection Faux Titre, vol. 421, éds. Keith Busby, Sjef Houppermans, Paul Peckmans et Alexander Roose (Leiden/Boston : Brill/Rodopi, 2018).

[16] Deux lettres le mentionnent : Lettre XV, « Le premier eunuque à Jaron » (p. 38) et Lettre XXII, où Jaron annonce au premier eunuque qu’il rentre au sérail (p. 52). 

Par Servanne Woodward

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