Questions de culpabilité transmédiale - culpabilité décuplée
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*Nota : C'est à vous de faire défiler le diaporama, qui, pour des raisons techniques, n'a pu être enregistré lors de la communication.
La réouverture du Dossier des Dix Petits Nègres m’a donné matière à réfléchir.
En effet, ayant moi-même découvert Agatha Christie en anglais, j’ai été amenée à rencontrer les Dix Petits Soldats (Ten Little Soldiers) de Soldier Island avant de pouvoir faire la connaissance des Dix Petits Nègres de l’Île du Nègre de la version française du célèbre roman d’Agatha Christie, dont il n’existe à ce jour à ma connaissance que peu de traductions françaises, la première de Louis Postif, datant de 1940, et la seconde de Gérard de Chergé, publiée selon toute vraisemblance en 1999 pour un éditeur nommé la Librairie des Champs. C’est cette traduction qui sera par la suite reprise par les Éditions du Masque puis par Livre de Poche – la version aujourd’hui la plus répandue.
J’ai pour ma part toujours été une traductosceptique, à savoir que j’ai toujours abordé les traductions avec des pincettes, avec un certain grain de sel, comme disent les australiens. Mon domaine de recherche me conduit depuis quelques années à ne jamais me fier aux apparences, à ne jamais prendre les faux auteurs pour pseudonymes, les vrais auteurs pour auteurs honnêtes, et les assassins des polars comme les véritables responsables des crimes qu’on leur impute. M’attachant le plus souvent à essayer de théoriser et démanteler les canulars littéraires, ou hoaxes, j’ai accepté avec joie cette mission de trouver le véritable responsable du massacre de L’Île du Nègre.
Seulement voilà, après quelques hypothèses solides que je vais de ce pas vous exposer, je me retrouve malheureusement dans la position de Sarah Lund/Sarah Linden de la série Forbydelsen/The Killing, qui passe plus de quatre saisons à poursuivre un assassin qui lui glisse systématiquement entre les doigts.
Première Hypothèse : La traduction floute la question de la culpabilité.
La première piste que j’ai suivie était celle de la traduction, par rapport aux impressions de lecture du texte dans les deux langues. Après avoir terminé ma première lecture des deux textes côte à côte, il semblait relativement clair que la culpabilité et son oscillation entre les différents protagonistes fonctionnait de manière différente selon que l’on se trouve en face du texte en anglais, ou en face du texte en français. La traduction aurait donc, semble-t-il, un rôle à jouer dans la façon dont on perçoit les éléments de l’intrigue, et plus particulièrement ceux qui construisent la culpabilité des personnages. Après une lecture méticuleuse de chaque chapitre, un à un, je ne vais pas y aller par quatre chemins, mes preuves étaient circonstancielles, j’ai fait chou blanc. Je n’avais rien de concret pour explorer la piste de la traduction davantage.
Je me suis donc tournée vers les éléments les plus concrets ou solides que j’avais à ma disposition, à savoir les failles de l’intrigue policière, autrement dit les éléments qui montrent l’innocence de Wargrave – à défaut, pour le moment du moins, de ne pouvoir tout de suite épingler le coupable véritable.
Les failles de l’intrigue qui pointent tout droit vers l’innocence de Wargrave.
1) Le meutre bâclé du Juge Wargrave
And then there were none |
Les Dix Petits Nègres |
« Mr Justice Wargrave was sitting in his high-backed chair at the end of the room. Two candles burnt on either side of him. But what shocked and startled most was the fact that he sat there robed in scarlet with a judge’s wig on his upon his head.
[…]
He [Dr Arsmtrong] bent forward, peering into the still face. Then, with a swift movement, he raised the wig. It fell to the floor, revealing the high balded forehead with, in the very middle, a round stained mark from which something had trickled.
[…]
He said, his voice expressionless, dead, far away… `He’s been shot…’
[…]
‘Got him through the head. Instantaneous.’
Vera stooped the wig. She said, and her voice shook with horror : ‘Miss Brent’s missing grey wool’… »
(184) |
« Le juge Wargrave était assis dans son fauteil à haut dossier, à l’autre bout de lap ièce. Deux bougies allumées l’encadraient. Mais ce qui les stupéfia le plus, c’est qu’il siégeait en robe écarlate, avec une perruque sur la tête.
[…]
Il [Dr Amstrong] se pencha, scruta le visage figé. Puis, d’un geste vif, il souleva la perruque. Celle-ci tomba par terre, découvrant le front haut et dégarni – avec, au beau milieu, une marque ronde, poisseuse, d’où quelque chose avait coulé.
[…]
- Tué d’une balle dans la tête…, dit-il d’une voix sans timbre, morte, lointaine.
[…]
La balle a traversé le crâne, mort instantanée. »
Vera ramassa la perruque.
(153-154) |
Comme les anglophiles pourront le constater, la traduction est relativement littérale. Ce qui saute aux yeux cependant est le rôle de la perruque. Force est de constater que le meurtrier présumé semblait s’adonner aux travaux manuels, pour parvenir en effet à faire ressembler une pelote de laine à une perruque de magistrat. Ce meurtre, de toute évidence bâclé, ne sert que le dédouanement du Juge Wargrave (je reviendrai sur le dédouanement par la mort, qui représente une autre faille de l’intrigue policière).
Ce meurtre présente une dissonance par rapport aux autres meurtres perpétrés sur lîle du nègre, et expose une dégradation des standards du meurtrier : de l’empoisonnement furtif et discret d’Anthony Marston et de Mrs Rogers, on passe à une méthode plus brutale avec les deux meurtres du Général MacArthur et de Mr Rogers. Le coupable présumé choisit de se retrancher vers une méthode plus subtile avec le meurtre d’Emily Brent à la seringue hypodermique, pour enfin repartir vers une série de meurtres brutaux (Blore, dont le crâne est pulvérisé par une pendule en forme d’Ours, et Armstrong, assomé puis noyé). Le Modus Operandi de chacun des meurtres tend en réalité à suggérer qu’il n’y aurait pas un, mais plusieurs coupables.
Coupable Numéro 1 : L’empoisonneur
- Marston
- Mrs Rogers
- Emily Brent
Coupable Numéro 2 : Le meurtrier brutal et sans pitié
- Le Général MacArthur
- Blore
Les cas particuliers :
- Philippe Lombard – abattu par Vera Claythorne
- Vera Claythorne – qui se serait suicidée.
- Wargrave – travail bâclé qui ne correspond ni aux méthodes méticuleuses de l’empoisonneur, ni à la brutalité du meurtrier brutal et sans pitié.
2) Le dédouanement par la mort.
L’un des motifs récurrents des Dix Petits Nègres est ce dédouanement par la mort.
Cependant, au premier abord, la mort de Marston apparaît comme un suicide – ce n’est qu’après la mort de Mrs Rogers que l’hypothèse d’un meurtrier en série commence à se former dans l’esprit des protagonistes. De plus, c’est aussi après la mort du Général MacArthur que l’hypothèse d’un tueur en série parmi les protagonistes émerge :
« Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Étant donné la nature de son projet, qui consiste ni plus ni moins à punir certains individus pour des délits où la justice est impuissante, il n’y avait qu’un seul moyen de mettre ce projet à exécution. Mr O’Nyme ne pouvait venir sur l’Île du Nègre que d’une seule manière.
» C’est clair comme le jour. Mr O’Nyme est l’un d’entre nous. »
(105)
C’est aussi le Juge Wargrave qui induit l’idée d’un dédouanement par la mort, lorsqu’Emily Brent se fait assassiner :
« Encore l’une de nous dont l’innocence est prouvée… Trop tard ! fit la petite voix posée du Juge Wargrave. » (139)
Le meurtre d’Emily Brent, qui précède directement celui du juge, se produit peu après. Après ce meurtre là, c’est Phillip Lombard qui prend en charge le dédouanement par la mort lorsqu’il déclare : « Encore un de nous dont l’innocence a été prouvée… trop tard ! » Fait intéressant, ce motif qui imprègne l’intrigue du roman ne sera verbalisé que pour le meurtre d’Emily Brent et celui du Juge Wargrave.
Par ailleurs, ce dédouanement par la mort suggèrerait que l’architecte du massacre de l’Île du Nègre devrait logiquement être le premier à mourir, pour avoir le temps ainsi que les moyens de mettre son plan à exécution. Mais si l’on suit cette piste, on se retrouve alors confronté au problème du mobile. Quel mobile aurait Anthony Marston à tuer tous ces inconnus ?
3) L’ordre des meurtres
Selon la supposée confession posthume du juge Wargrave :
« L’ordre des décès sur l’île avait fait l’objet de toute mon attention. Je considérai que mes invités n’étaient pas tous coupables au même degré. J’avais décidé que les moins coupables disparaîtraient les premiers, qu’ils ne connaîtraient pas la même angoisse, la même terreur interminable que les délinquants endurcis. Anthony Marston et Mrs Rogers mourirent les premiers […] Marston n’avait pas reçu à la naissance […] le sens des responsabilités. Il était amoral. […] Quant à Mrs Rogers, elle avait largement agi, sans l’ombre d’un doute, sous l’influence de son mari. » (202)
La personne la plus délinquante, la plus abjecte, celle qui méritait le plus de mourir donc, serait Vera Claythorne. Cependant, pourquoi donc, si Wargrave était bien l’architecte de ce plan machiavélique, aurait-il choisi de s’exécuter en 6e ? N’était-ce pas plutôt une affaire de pragmatisme ? Pourquoi choisir de maquiller un meurtre, de façon très maladroite d’ailleurs, pour ensuite se suicider à la fin ? L’argument du dédouanement par la mort n’est pas suffisant pour justifier un tel procédé ? Jetons un coup d’œil rapide à la deuxième mort du juge Wargrave, si l’on peut parler ainsi :
« Ma main, protégée par un mouchoir, passera la détente puis retombera à mon côté. Le revolver, tiré par l’élastique, ira heurter la poignée de la porte ; sous le choc, il se détachera du cordon et tombera sur le seuil. L’élastique coulissera autour de la poignée et, libéré, reviendra alors pendre innocemment au lorgnon sur lequel mon corps repose. Le mouchoir ? Bah ! la présence d’un mouchoir sur le parquet ne devrait pas susciter de commentaire. On me retrouvera allongé sur mon lit, tué d’une balle dans le front, conformément aux notes laissées par mes compagnons d’infortune. » (208)
Cette mise en scène fut d’ailleurs adaptée de façon quelque peu différente, mais toute aussi maladroite.
Les failles de cette mise-en-scène n’échapperaient pas à l’œil aguerri d’un enquêteur, d’un inspecteur de police, encore moins du directeur adjoint de Scotland Yard. Deux hypothèses s’offrent donc à nous :
a) Soit Wargrave n’est pas le coupable
b) Soit Scotland Yard est une équipe d’enquêteurs incompétents.
4) Le marché entre Wargrave et Armstrong n’est pas crédible.
« Selon mon plan, j’avais besoin d’un allié. J’ai choisi le Dr Armstrong pour ce rôle. C’était un individu facile à duper.
[…]
J’avais donné rendez-vous à Armstrong derrière la maison, cette nuit-là, à 2 heures moins le quart. Je l’ai entraîné un peu à l’écart, au bord de la falaise. Je lui ai dit que, de là, nous pouvions voir si quelqu’un s’approchait et qu’en même temps nous étions hors de vue de la maison puisque les chambres donnaient de l’autre côté. Il ne se méfiait toujours pas … et pourtant, s’il s’était souvenu des paroles de la comptine, il aurait dû. « Poisson d’avril goba l’un… » De fait, il l’a bel et bien gobé.
- Pourquoi avoir besoin d’un complice pour le tuer ?
- Armstrong ne se serait-il pas méfié de voir le juge Wargrave revenir d’entre les morts ? Seriez-vous allé, vous, au rendez-vous fixé par le juge, si vous aviez été à la place d’Armstrong ?
- Pourquoi ne pas tuer Armstrong directement plutôt que de révéler sa culpabilité d’abord et le tuer ensuite ?
- Les ellipses de ce roman sont nombreuses, mais l’association entre le juge et Armstrong, et le développement de cette association, et l’exposition du plan, semblent être une ellipse trop importante pour créditer la thèse du complice Armstrong.
5) Les éléments volatiles d’un plan machiavélique
Selon la pseudo confession posthume du Juge Wargrave, il apparaît évident que ce plan machiavélique a été monté par un meurtrier méticuleux, par un manipulateur sociopathe et psychopathe qui tenait à torturer des victimes en les confrontant à leur propre culpabilité (et c’est un élément sur lequel je reviendrai dans la deuxième partie de mon exposé).
Seulement, il y a deux éléments qui sauteraient aux yeux de n’importe quel enquêteur en terme de profil criminel, des éléments nécessaires à la réussite du soi-disant plan de Wargrave, mais des éléments trop volatiles, à savoir le revolver de Philip Lombard, et la nécessité d’un complice. Et si Philippe Lombard n’avait pas emporté de revolver ? S’il avait apporté un chargeur vide, une balle de moins? Ces deux éléments cruciaux dans le fonctionnement du plan ne correspondent aucunement au profil criminel de l’architecte du massacre de l’Île du Nègre, et pointent tout droit vers l’idée selon laquelle Wargrave n’est qu’un Nègre, finalement, un porte-nom, un bouc émissaire pour un plan plus échaffaudé que ce qu’on soupçonne…
Tout au long du roman, la question de la culpabilité est au centre de l’intrigue et de la narration. Qui a empoisonné Marston, Mrs Rogers et Emily Brent ? Qui a fracassé le crâne de MacArthur, Rogers et Blore ? Cependant, cette culpabilité n’est que le masque du véritable coupable, du véritable responsable des événements de l’Île du Nègre : la culpabilité elle-même. Et c’est un élément que je vais étayer en me fondant sur les deux versions du texte de Christie, et que je vais corroborer par l’adaptation pour le petit écran de la BBC en 2015. Ce qui pourrait apparaître comme un simple parti-pris d’adaptation met en évidence l’idée selon laquelle c’est bien la culpabilité qui est responsable des événements sur l’Île du Nègre.
Le détournement d’attention et la culpabilité transmédiale
Le roman d’Agatha Christie a été transformé et adapté à l’écran, sous l’impulsion de la maison de production Mammoth Screen et Agatha Christie Productions. La série a été découpée en trois épisodes :
- Episode 1 : du début du roman au début du 6e chapitre (ou matin du deuxième jour)
- Episode 2 : commence au petit déjeuner du deuxième jour et se termine au milieu du troisième jour (peu après le meurtre d’Emily Brent)
- Episode 3 : commence à l’après-midi du troisième jour, au moment où le Dr Armstrong commence à vaciller et à perdre la tête.
Ces trois épisodes ont été diffusés les 26, 27 et 28 décembre 2015.
Il est intéressant de noter que tout un univers paratextuel a été créé autour de cette adaptation sur le site de la BBC, univers qui rassemble des interviews des acteurs au sujet des personnages qu’ils incarnent, des scènes de making-of, ainsi que des liens vers des sources externes au sujet de And Then There were None.
Je ne m’attarderai pas sur les différences d’adaptation, qui n’apporteront rien de concret à mon argumentaire. Il suffit à dire que beaucoup de libertés ont été prises par les producteurs pour répondre aux exigences du public de la BBC, pour ne pas dire au public de série télévisée :
- La dynamique du couple Rogers est extrapolée au point où Rogers apparaît comme un mari manipulateur qui bat sa femme et l’enferme dans un cycle de manipulation psychologique qui accentuera la culpabilité ressentie par Mrs Rogers elle-même.
- La production choisit d’ajouter une boîte plein de cockaïne, qui confirmera la nature fêtarde d’Anthony Marston, elle choisit également d’organiser une beuverie entre Lombard, Blore, Armstrong et Claythorne, arrosée de litres de spiritueux et saupoudrée d’une large quantité de cockaïne. Comme le dit en effet Armstrong, pourquoi attendre la mort les bras croisés ? Autant ne pas la sentir venir…
- Vera Claythorne et Phillip Lombard finissent par tomber dans les bras l’un de l’autre, il faut bien une histoire d’amour pour rendre la série intéressante, n’est-ce pas ?
- Blore ne meurt pas la tête fracassée par une horloge en forme d’ours, mais par un couteau de boucher planté en pleine poitrine, sur lequel repose un tapis en peau d’ours attaché à la tête dudit ours, empaillé (ours dans lequel par ailleurs seront localisés une clé ainsi que le revolver disparu de Lombard)
- Emily Brent ne meurt pas d’une injection à la seringue hypodermique, mais de l’une de ses aiguilles de tricot plantée dans la gorge.
- La production choisit de donner au personnage du Juge Wargrave un cancer en phase terminale.
- La production choisit également de désigner Wargrave comme le coupable idéal, mais elle choisit aussi d’éliminer la confession posthume de Wargrave et de la changer en confession anthume devant une Vera Claythorne à moitié pendue, qui ne supporte le poids de son corps que par la pointe de son gros orteil.
- La plus grande de toutes les libertés d’adaptation est de changer le suicide de Vera en meurtre : elle supplie Wargrave de la détacher. Wargrave lui avouera tout et c’est lui qui fera culbuter la chaise qui sépare VC d’une mort imminente.
Le dernier aspect qui tranche avec le roman est la place donnée à la culpabilité. Tout au long du roman l’accent est mis sur la culpabilité qui a attrait aux responsables des meurtres : qui a tué Anthony Marston, puis Mrs Rogers, etc.
Pourtant, la culpabilité pesante, celle qui donne tout son sens et qui est le personnage principal de ce roman d’Agatha Christie, c’est la culpabilité morale, le remords, cette culpabilité qui tue littéralement presque chaque personnage. (parler d’un ordre de culpabilité différent) ?
Marston
Anthony Marston, qui apparaît comme le seul personnage sans substance du roman, meurt le premier. Sa culpabilité est quasi-inexistante car ce double meurtre, d’enfants par-dessus le marché, n’est pour lui qu’une « déveine », un coup de poisse.
« John et Lucy Combes… Ca doit être ces deux gosses que j’ai renversés près de Cambridge. Vous parlez d’une déveine ! […]
Ma foi, j’étais en train de me dire que ça n’était pas de veine pour moi. […] Ca m’a valu un an de suspension de permis. Vous parlez d’une poisse ! » (50)
L’adaptation s’est chargée de bien transposer cette caractéristique du personnage à l’écran. Marston, ce n’est pas le moins coupable dans le sens où il est, selon les mots de la soi-disant confession posthume de Wargrave, « amoral ». Il est le moins coupable et meurt le premier car il est celui qui ressent le moins de culpabilité envers le crime qu’il a commis. Notons au passage l’excellente mise-en-abyme qui précède sa mort et renforce cette idée de culpabilité reniée : « On devrait élucider le mystère avant de mettre les voiles. On se croirait dans un roman policier, c’est palpitant ! […] Moi, je suis pour le crime ! A la sienne ! »
Mrs Rogers
Mrs Rogers, elle, apparaît d’emblée comme un personnage très en retrait, dont la culpabilité se matérialise instantanément après l’épisode du gramophone. Elle est si pesante que Mrs Rogers en perd pied, littéralement.
« Mrs Rogers avait la respiration précipitée, saccadée. Ses yeux – des yeux épouvantés, au regard fixe – faisaient le tour des visages qui l’entouraient.
[…]
C’est cette voix… cette voix abominable… comme une sentence…» (39)
Cette voix n’est autre que celle de la culpabilité qui la ronge…
Il est par ailleurs intéressant de noter que dans l’adaptation à l’écran, Mrs Rogers souffre d’un problème de vue qui l’oblige à porter des lunettes noires dans les espaces confinés. Lorsque Ms Brent l’interroge, elle spécule et introduit l’idée que ce trouble est arrivé à la suite d’un choc, auquel elle associe une faiblesse. Mrs Rogers donne l’image d’un agneau apeuré devant chaque personne qu’elle rencontre, et cette image ne fait que s’accentuer lorsqu’elle monte dans sa chambre après son évanouissement et que Rodgers lui ordonne de façon menaçante et extrêmement agressive de, je cite, fermer son clapet, le tout agrémenté d’insultes (cela pourrait corroborer la théorie de Maxime selon laquelle Mrs Rogers tue tout le monde par vengeance). La culpabilité ici n’affaiblit pas uniquement le personnage de Mrs Rogers, il affaiblit son couple aussi. Cette scène s’enchaîne directement sur un rêve de Mrs Rogers, rêve dans lequel elle voit son mari étouffer Miss Brady. Dans ce rêve, Rogers ne semble perturbé, arrêté, ou contrait par quelque culpabilité que ce soit – d’où l’hypothèse que la dernière chose que Mrs Rogers vit avant sa mort, c’est bien la culpabilité elle-même à double dose : la sienne et celle de son mari.
MacArthur
Il en va de même pour MacArthur car sa dernière apparition dans le roman se fait bien avant que l’on découvre son corps mort, mais ces propos sont ceux d’un homme paralysé par la culpabilité, mais qui paradoxalement, justement parce qu’il accepte cette culpabilité, sait que la seule issue possible est la mort. En effet, bien qu’il dit n’avoir aucun remords d’avoir envoyé l’amant de sa femme au casse-pipe, c’est bien au moment où il pense à la souffrance que cela causera pour sa femme que le mécanisme de culpabilité s’enclenche.
L’adaptation de la série met en avant cette idée de la culpabilité : elle met en place le scénario de culpabilité au moment où l’étau se resserre sur les invités et qu’ils comprennent que le tueur est forcément parmi eux. MacArthur commence à être en proie aux hallucinations. L’adaptation prend cependant certaines libertés : là où dans le roman MacArthur envoie Richmond au casse-pipe, l’adaptation le fait abattre l’homme à bout portant alors qu’il a le dos tourné. C’est cette dernière vision qui hantera MacArthur : Richmond venir le chercher pour se venger.
Mr Rogers
Thomas Rogers, dont la ressemblance à notre enquêteur en chef Detective Bayard ne peut être que fortuite, apparaît d’emblée comme le coupable idéal, en ce qu’il ne laisse paraître aucun remords, aucune culpabilité, et aucune émotion, pas même après la mort de sa femme. Celui que l’adaptation choisit de caricaturer en mari violent mais domestique extrêmement serviable et surtout dévoué succombera lui aussi au coup de la culpabilité puisque sa dernière vision sera un mélange de sa femme et de l’assassinat de Miss Brady.
Emily Brent
Emily Brent, perchée sur ses valeurs morales et sa piété chrétienne fait preuve d’une cruauté déroutante, aussi bien dans le livre que dans l’adaptation (raconter peut-être l’anecdote avec Mrs Rogers). Les apparences sont à préserver coute que coute et toute perte du contrôle de soi équivaudrait à un aveu de faiblesse. Ms Brent serait responsable du suicide d’une jeune fille qu’elle avait sous sa responsabilité, et, lorsqu’elle est sommée de se justifier, elle explique très clairement qu’elle a toujours agi en accord avec sa conscience et qu’elle n’a rien à se reprocher. Or la mort d’Emily Brent survient après une hallucination où elle voit Beatrice Taylor sortir de la rivière, où elle entend ses « pas trébuchants de noyée ».
« Béatrice Taylor était sortie de la rivière… […] Elle entendit des pas… des pas traînants, feutrés, qui approchaient par derrière. Les pas trébuchants de la noyée...» (137)
Sa dernière vision n’est pas celle de Béatrice Taylor, mais celle de la culpabilité qui s’est matérialisée sous les traits de la jeune fille que l’on devine être morte noyée.
L’adaptation présente une Béatrice Taylor beaucoup plus jeune (douze ans, treize au maximum), qui demande de l’aide à Miss Brent qui la congédie, après quoi Béatrice se jette sous un train – la dernière vision d’Emily Brent avant de mourir est celle du visage tuméfié de BT. L’hallucination auditive du roman se transforme en hallucination visuelle dans l’adaptation, hallucinations qui représentent la matérialisation d’une culpabilité refoulée.
Les derniers cas que je vais évoquer, ceux de Vera, du Dr Armstrong, de Blore et de Lombard (sans compter Wargrave), sont ceux de personnages « traversés de pensées hallucinatoires, fiévreuses, et morbides » (147)
Tout ce passage de la page 147 ne distingue plus les différents cas individuels de gestion de la culpabilité. Toutes les culpabilités sont mélangées en une entité menaçante qui fait douter les personnages et floute la frontière entre réalité et fiction, entre culpabilité et moralité, entre vie et mort.
Blore – beating Landor to a pulp
Le cas de Blore est intrigant, car tout au long du roman Blore cache sa culpabilité – comme si le personnage lui-même voulait faire croire au lecteur que sa culpabilité est absente. Cependant, la culpabilité existe chez ce personnage pragmatique, et elle remonte à la surface de son esprit crescendo, d’abord sous la forme d’un visage qu’il n’arrive pas à replacer, celui de Landor, l’homme qu’il est censé avoir envoyé en prison :
« Et un autre visage… […] curieux qu’il n’arrive pas à remettre un nom dessus […] Landor ! […] Blore écoutait. Il entendaut maintenant des bruits de tous les côtés : craquements, frôlements, mystérieux chuchotis… Mais son esprit opiniâtre les reconnaissait pour ce qu’ils étaient : des créations de son imagination enfiévrée. » (162)
Imagination enfiévrée, ou culpabilité ?
L’adaptation change quelque peu la donne et nous montre un Blore en proie aux effets de la cockaïne qui se remémore la scène où il a battu à mort le jeune Landor. Le changement de sentence (on passe du crime d’avoir envoyé un homme à la mort en prison au crime d’avoir battu à mort le même homme sans passer par la case prison). Ce crime est d’autant plus ignoble que Blore fait croire au jeune homme lors de sa garde-à-vue, qu’il va le libérer.
Blore explique dans le roman que Landor a été envoyé en prison pour ses délits de truand et qu’il est mort en raison de sa santé fragile. Le Blore de l’adaptation, lui, se justifie en disant que Landor serait tombé dans les escaliers de sa cellule.
Blore est celui sont la descente est la plus fulgurante, mais cet élément est accentué dans l’adaptation. Celui qui se voulait le plus pragmatique fond en larmes…
On pourrait également supposer, vu les changements imposés par l’adaptation, que la culpabilité de Blore a été accentuée par les substances prises au cours de sa soirée avec Armstrong, Claythorne et Lombard.
Armstrong – guilt long time coming
L’adaptation de la culpabilité d’Armstrong est celle qui m’a rendue le plus sceptique.
En effet, dans le roman, cette culpabilité se manifeste de façon inopinée relativement tôt, pendant la première nuit – celle qui verra Mrs Rogers mourir.
Pourtant l’équipe de production choisit de faire apparaître cette culpabilité en filigrane des trois épisodes. Chaque épisode compte en moyenne entre deux et trois références relativement longues à la culpabilité d’Armstrong sous forme soit de rêves, ou d’hallucinations.
Cette culpabilité fait écho à la culpabilité de Vera Claythorne, qui est celle qui pèse le plus, qu’il s’agisse du roman ou de son adaptation.
Le cas particulier de Vera Claythorne et Phillip Lombard.
La culpabilité de Vera Claythorne fait pendant au manque de culpabilité de Philip Lombard, et c’est pour cette raison que les deux cas ne peuvent être traités séparément.
En effet, cette mention à Cyril et Hugo apparaît dès la page 6 du roman, et cette culpabilité fera des apparitions fréquentes, au point d’en éclipser toutes les autres. En effet, les mentions à la culpabilité de Vera sont si pesantes qu’il en devient difficile d’identifier les autres. Elle apparaît comme un motif récurrent, voir presque un personnage à part entière.
Cette culpabilité est accentuée de façon drastique dans l’adaptation, puisque Vera apparaît d’emblée comme méfiante et psychologiquement fragile (tandis que dans le roman elle passe pour un personnage relativement joyeux, contente d’avoir pu trouver un emploi pour l’été, ayant presque hâte d’arriver sur l’Île du Nègre).
Chaque épisode de l’adaptation dédie deux à quatre flashbacks assez longs, qui récapitulent, dans un ordre aléatoire et non chronologique, les événements qui mèneront à la noyade de Cyril. Ce n’est qu’à la fin du troisième épisode que la véritable culpabilité de Vera est dévoilée, faisant donc de Vera et son traitement de la culpabilité une intrigue parallèle aux événements de l’Île du Nègre. Enfin, la culpabilité de Vera est matérialisée de façon explicite par une main sortant du lavabo et essayant de l’étrangler.
Par ailleurs, Vera et Phillip Lombard développent une sorte de relation amoureuse qui voit se confronter deux forces opposées : Vera et sa culpabilité grandissante, et Lombard, qui assume totalement ses actes et ne regrette en rien d’avoir envoyé 21 hommes à leur mort.
Il est intéressant de Claythorne et Lombard sont les deux seuls dont la mort est donnée à voir, donnée en spectacle. Vera Claythorne est obligée d’abattre Philippe Lombard, parce qu’il représente la matérialisation de la capacité de vivre avec le crime commis. Il ne s’agit pas d’un geste d’auto-défense, il s’agit d’un geste de préservation pour le véritable coupable des événements de l’Île du Nègre : la culpabilité. En effet, Lombard est le seul qui ne se laisse pas aller à des lamentations sur les crimes commis.
Même le juge Wargrave succombe dans l’adaptation :
« He haunts me still. I will soon be a forgotten footnote in history. Alas he, with his legacy of blood and horror, will be remembered forever. » (episode 3)
Lombard n’est-il d’ailleurs pas celui qui déclare qu’il y a des crimes dont on ne peut épingler les auteurs ? Cette déclaration est reprise mot pour mot.
Je vais terminer en ouvrant la discussion, et en vous demandant de ne surtout pas hésiter à donner vos commentaires sur cette hypothèse de la culpabilité. Car c’est bien elle qui réunit les protagonistes sur l’Île du Nègre, c’est elle qui représente le critère de sélection majeur pour leur présence dans ce scénario policier. Et je vous encourage vivement à regarder la mini-série parce qu’elle permet d’ouvrir l’hypothèse selon laquelle dans la critique policière ce ne serait peut-être pas seulement les coupables qui courent d’un roman à l’autre, mais aussi la culpabilité qui peut courir, elle, d’un média à l’autre, d’un texte à l’autre. On ne parlerait peut-être donc pas simplement d’intertextualité, mais d’interculpabilité…
(Deuxième workshop de critique policière, 27 Novembre 2018)
Pour citer cet article :
Clara Sitbon, "Questions de culpabilité transmédiale - culpabilité décuplée", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire des Dix Petits nègres", N °001, Décembre 2019. URL : intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/theywerenone/questions-de-culpabilite-transmediales.html. Consulté le 22 Mars 2020.