La dernière danse macabre d'un juge moribond
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L’horizon d’attente du lecteur d’Agatha Christie est le suivant : être impressionné par le dénouement parce que la spécialité d’Agatha Christie, ce sont justement les dénouements. Le lecteur fait donc une lecture d’emblée biaisée. Il laisse ainsi se dérouler des événements incohérents sans les interroger. Et se laisse finalement surprendre par la fin comme il s’y attendait. Ce lecteur peut aussi bien être un contemporain de Christie que naître dans dix ans. Les Dix petits nègres détiennent de nombreux records de librairie, roman d’Agatha Christie le plus vendu au monde, premier roman policier vendu au monde et dans le top 10 de tous les livres vendus. Il est aussi très bien classé dans les listes des meilleurs romans policiers. L’effet qui s’opère ici sur le lecteur s’appelle l’effet de halo. L’opinion préalable que l’on a de quelqu’un influe sur la manière que l’on aura de juger les actions suivantes de cette personne. C’est ce qu’on appelle un biais cognitif et nous autres humains y sommes très sensibles. Le travail que nous devons donc faire à la lecture d’un ouvrage aussi connu, aussi lu et aussi apprécié que Les Dix petits nègres doit s’accompagner d’une suspension du jugement, c’est-à-dire que nous devons prendre en compte nos faiblesses cognitives pour mieux les combattre.
Ayant donc fait le choix en termes méthodologiques de lire les ouvrages sous l’angle de l’analyse des biais cognitifs et du rapport au réel, j’aimerais faire préalablement la déclaration suivante : il n’y a qu’un mort à déplorer dans le roman d’Agatha Christie. Pour le démontrer, je vais diviser mon intervention en trois points : le réel, le surnaturel et le médical.
Pour étayer mon affirmation d’une mort unique, je me dois de revenir sur ma première intuition, qui a d’ailleurs été confirmée d’une certaine manière par Alistair Rolls. L’ensemble de la construction littéraire de l’ouvrage repose sur des événements paranormaux qui sont pourtant à exclure catégoriquement d’une approche rationnelle cohérente. Ainsi, la chambre close que nous présente Agatha Christie n’est close, comme le font remarquer Pierre Bayard et Cédric Bachellerie, qu’un laps de temps très court et absolument imprévisible, même pour un génie du mal ne serait-ce qu’un tantinet crédible.
L’ensemble du plan repose en effet sur un élément extérieur rare et indevinable. Les bulletins météo disponibles du Monthly weather report of the meteorological office pour la période des années 1930-1938 [1] indiquent un temps clément, souvent ensoleillé et chaud avec de rares épisodes orageux, concernant avant tout l’Écosse, le nord de l’Angleterre et l’Irlande. À la vue des moyens financiers déployés pour acquérir l’île et attirer les victimes en puissance sur les lieux du crime, il paraît inconcevable de parier sur une exception météorologique. Si l’assassin avait invité ses cibles en plein mois de novembre, décembre ou janvier, l’hypothèse eût été valable mais en aucun cas au mois d’août, connu pour sa clémence. À moins que le meurtrier ne connaisse l’avenir ou qu’il soit en mesure de contrôler la météo. Ces deux derniers points impliqueraient une action paranormale qui ferait glisser l’ouvrage dans la catégorie des ouvrages policiers fantastiques. Car même en admettant que l’armée ait eu les moyens de jouer avec le climat, il n’est pas question ici d’ensemencement des nuages pour provoquer une pluie artificielle mais bien d’une tempête avec de fortes vagues. La technique de la dispersion d’iodure d'argent par des avions est réalisée pour la première fois en 1946 aux États-Unis et tout recours à ce genre de procédé par Agatha Christie serait à considérer comme de l’anticipation et non pas comme du réalisme non-fantastique. On peut ajouter que la houle décrite ici ne peut pas être produite localement. Le plus performant des générateurs de vagues, le Delta Flume, inauguré en 2015 aux Pays-Bas parvient certes à produire des vagues de 3 mètres de hauteur mais dans un chenal de 300 mètres de long sur 5 mètres de large pour une profondeur de 5 mètres et non de 500 kilomètres de long pour une largeur de 33 à 250 kilomètres de large et 180 mètres de profondeur. Le générateur qui produit cette petite houle artificielle consomme autant d’énergie qu’une centrale au charbon aurait été capable de fournir dans les années 1940 et je vous laisse imaginer celle nécessaire pour faire de même sur plusieurs jours avec le volume d’eau de la Manche. Reste la création d’une onde par l’utilisation d’explosifs sous-marins, voire d’effondrements ciblés du fond marin ou de la côte. Ici encore, l’énergie nécessaire dépasse de loin le cadre des moyens envisageables et le résultat aurait vite fait de ressembler à un tsunami bien plus qu’à une tempête. Un exemple contemporain des Dix petits nègres sont les glissements de terrain qui provoquèrent en 1934 et 1936 des tsunamis en Norvège. Ces derniers étaient dûs à des effondrements de presque 2 millions de mètres cube de terre dans l’espace réduit des fjords. Les vagues de 64 mètres qui en résultèrent auraient d’ailleurs grandement simplifié le meurtre de l’ensemble des résidents de l’île du nègre et du village voisin. Mais ce réservoir de glissement de terrain n’est pas disponible au sud de la Grande-Bretagne. Quoiqu’il en soit et même s’il est encore théoriquement envisageable de produire un événement ponctuel comme une vague, il est en revanche infiniment plus compliqué de produire la fréquence requise pour une houle et cela ne peut en aucun cas être fait de manière discrète.
Le deuxième élément en faveur du surnaturel est l'annonciation prophétique de l’événement météorologique improbable et de la mort des protagonistes par le marin en état d'ébriété avancée et commentée de surcroît par le narrateur. Ce même marin commence d’ailleurs par faire la même conclusion que nous concernant l’implication de la météo dans une stratégie.
« You can’t never tell at sea - never ! ». Il se contredit deux lignes plus tard en annonçant la fameuse tempête : « There’s a squall coming. ».
C’est alors qu’il fait une deuxième annonce : « Watch and pray. The day of judgement is at hand ”(...) “I’m talking to, young man. The day of judgement is very close at hand ». M. Blore dit alors pour lui-même « He’s nearer the day of judgement than I am ! » ce à quoi le narrateur répond « But there, as it happens, he was wrong…». La dimension d’un jugement qui serait prévisible par d’autres viendrait à placer l’événement dans le cadre de la fatalité ou du destin. Ce qui nous amène à notre premier biais cognitif. Dans le monde de la réalité véritable, le fait de percevoir à tort des signes du destin ou des coïncidences dans des données tirées au hasard, comme une tempête possible ou une mort imminente, ferait partie de ce que l’on comprend sous l’illusion de série. La négation volontaire de l’aléatoire dans notre esprit, qui fait la fortune de la Française des jeux, nous pousse à expliquer des coïncidences temporelles par une vision simpliste de la loi des probabilités pour des événements indépendants. La probabilité de mourir pour un individu est permanente, que ce soit par accident, par maladie, par dysfonctionnement organique ou par une action violente. Cependant, si elle est liée à un événement météorologique spécifique, à moins d’en être la conséquence, il n’est pas possible objectivement de mettre en corrélation leur probabilité statistique respective. S’y ajoute ici naturellement l’apophénie du marin prophète qui va attribuer un sens particulier à un événement banal, son ressenti, en établissant finalement un rapport entre des choses qui n’en ont pas, ici à la tempête. Finalement, le marin apporte au récit un dernier biais, celui de l’illusion d’agent, c’est-à-dire d’une force surnaturelle donnant à la tempête une volonté, celle d’être l’outil de l’accomplissement d’un jugement. Si ces biais étaient restés sans effet sur la nature du réel, nous aurions pu conserver la dimension « réaliste » ou du moins « rationnelle », pour reprendre les mots de l’auteur. Par leur fonction avérée dans le déroulement de l’ouvrage, cette option n’est plus envisageable. Il faut souligner également la formule “Watch and pray” qui, comme le fait déjà remarquer le révérend Patrick Hutchison en 1803 dans son ouvrage Sermons on various and important subjects, combine les deux aspects les plus importants de ce qu’il comprend comme « l’armure du chrétien » :
« To watch without prayer is a foolish presumption in our own strength as if by the power of our own arm we could repel the foe. And to pray without watching is to provoke God by being partial in duty and to separate things which he hath conjoined. »
La prière, nous dit-il donc, se doit d’être faite en conscience notamment du péché, seul moyen de parvenir à une repentance sincère. Une repentance absente chez la plupart des personnages.
On peut ajouter à tous ces arguments l’inadéquation entre les moyens mis en œuvre pour attirer les victimes dans le piège fatal et le dilettantisme complet de la réalisation des assassinats qui, pour la plupart, relèvent de l’improvisation et non de la planification. Alors que la contrainte imposée par la comptine augmente encore la difficulté du processus, l’assassin opère au petit bonheur la chance et requiert même la participation active et absurde de l’un des futurs assassinés. Que personne n’ait vu ou découvert les subterfuges du juge relève du miracle et les révélations contenues dans la bouteille ne font que renforcer l’impression générale d’un meurtrier médiocre mais particulièrement protégé par la chance. On ne peut alors se défaire à nouveau de l’impression persistante d’un jugement quasi divin orchestré par une puissance supérieure. Le dernier point, déjà relevé par Pierre Bayard, est l’absurdité du dernier meurtre-suicide du juge lui-même à l’aide d’un élastique, d’un lorgnon et d’un pistolet. Le procédé expliqué par le juge ressemble à un piège construit par un enfant pour dissuader des voleurs imaginaires de pénétrer dans sa chambre. En ne tenant compte que du poids de l’arme, de la force de l’élastique requise, de la précision du pistolet et du recul de ce dernier, l’improbable montage prend des allures de farce. Ou comment expliquer qu’une maison de milliardaire équipée de ce qui se fait de mieux et de plus moderne à l’époque soit dépourvue d’un téléphone ? Certes, il aurait fallu poser une ligne sous-marine mais la distance qui sépare l’île du continent est faible et ne peut être considérée comme un frein à une telle installation compte tenu des moyens dont disposait le propriétaire précédent. Rappelons qu’historiquement, le premier appel téléphonique transcontinental entre l’Europe et les États-Unis tout comme la première expérience de téléphonie sans fil date de 1915. Même la première mort du juge, censée célébrer l’intelligence supérieure de Wargrave et la stupidité et la naïveté navrantes du médecin, possède un côté pathétique. Est-il crédible qu’un vieil homme malade puisse vraiment se faire passer pour mort suffisamment longtemps pour que personne ne doute de la réalité de son trépas ? Il suffit de voir le nombre de très mauvaises morts interprétées au cinéma par des professionnels en bonne santé pour avoir de sérieux doutes. Je ne m’arrêterai pas ici plus longuement sur les coûts liés à l’acquisition de l’île ou sur l’improbable méthodologie du juge pour sélectionner ses victimes puisque ces points ont déjà été traités par d’autres. On pourra néanmoins faire remarquer que le choix des victimes ne semble pas plus en adéquation avec la volonté de justice énoncée par le juge Wargrave que le plan du meurtrier ne paraît réalisable dans une approche rationnelle. Leurs crimes, bien qu’ayant entraîné la mort de tiers, ne relèvent pas pour autant de l’exceptionnel méritant de manière évidente une justice parallèle comme elle est monnaie courante dans la littérature et la bande dessinée. On peut sans aucune peine envisager des criminels de bien plus grande envergure ayant trouvé des moyens de passer au travers des filets de la justice tout en restant dans le cadre du crédible. On pensera notamment au personnage de Samuel Ratchett alias Cassetti issu du roman Le crime de l’Orient Express et inspiré du kidnapping de Charles Augustus Lindbergh Jr. en 1932. On aurait pu envisager des assassins par cupidité comme George Hudson qui, en 1840, détourna plusieurs centaines de milliers de livres des compagnies de chemin de fer et ruina, spolia et poussa au suicide bon nombre de ses concitoyens sans que la justice ne le condamne jamais. (George Robb, White-Collar Crime in Modern England: Financial Fraud and Business Morality 1845-1929, Cambridge University Press, p.9). Ou encore des cas véritablement hors normes comme Madame Delphine Lalaurie qui tortura, mutila et tua plus d’une centaine de personnes à la Nouvelle Orléans entre 1816 et 1834 et qui mourut paisiblement dans son lit à Paris. On doit se poser la question suivante : pourquoi avoir choisi des victimes dont le crime relève de l’homicide involontaire ou de la non-assistance à personne en danger ? Même ceux relevant de la volonté de tuer font pâle figure si on les compare à des cas réels. Je citerai ici le procès des frères Bouvier du 28 avril 1896 et conservé dans les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (2 U 1258). Joseph Bouvier, alors âgé de 19 ans, brise le crâne de son jeune frère Constant d’un coup de croc à fumier. Il est pourtant acquitté sous prétexte d’être dépressif et compte tenu du fait que le coup était volontaire mais que l’intention de tuer ne l’était pas nécessairement.
Comme une explication rationnelle pour ces éléments pourtant centraux de l’œuvre est a priori difficile à apporter, il convient en littérature de vérifier l’action du surnaturel presque toujours présent à différents degrés par la nature même de la création d’un monde artificiel par l’auteur. Agatha Christie a écrit plusieurs nouvelles fantastiques, dont par exemple The hound of death en 1933, ce qui permet de légitimement poser la question d’une action surnaturelle dans son texte.
Le sous-genre du polar fantastique, à l’image de la série littéraire allemande à succès du détective chasseur de fantômes John Sinclair par Jason Dark, utilise le surnaturel comme réponse évidente à un problème insoluble, ce qui n’est pas le cas ici. Il n’y a, en dehors de la peur diffuse des personnages confrontés à une suite d’événements inquiétants, aucun élément visible porteur de ce type de fantastique. On peut également écarter un surnaturel lié aux choses puisqu’aucun élément ne permet d’étayer cette hypothèse. Il n’y a aucun lien évident entre les victimes et l’île ou la mer.
L’île assassine ne permettrait pas non plus d’expliquer le meurtre du juif et les seuls objets ayant une fonction symbolique sont les petites statuettes. Pourtant, bien que leur rôle soit central, l’action humaine semble requise, puisque c’est Vera Claythorne qui retire les dernières, et que rien dans le texte n’indique un lien entre elles, la maison, la mer ou l’île.
Reste que l’auteur aurait volontairement pu introduire un agent surnaturel connu, sans pour autant devoir y faire référence directement. En s’appuyant sur des croyances communes, partagées avec le lecteur et dont la référence explicite n’est pas nécessaire, il est tout à fait possible de déclencher l’ensemble du registre surnaturel qui leur est propre.
La cartographie des fantômes officiels répertoriée par John Brooks dans son guide des fantômes de Grande-Bretagne (The Good Ghost Guide, 1994) indique ainsi pour Burgh Island, l’inspiration de l’île du nègre, effectivement la présence de l’esprit de Tom Crocker, pirate pendu au XIVème siècle. Censé revenir tous les ans en août hanter l’île et particulièrement l’auberge, il m’a semblé, dans un premier temps, être le candidat idéal pour endosser le rôle du meurtrier. Condamné par les hommes à mort et par Dieu à devoir hanter à jamais le lieu de son trépas, il viendrait à merveille expliquer la dimension judiciaire des meurtres et l’intervention ponctuelle des éléments au service de ce qui serait alors une exécution. Qui mieux qu’un agent paranormal aurait accès aux pensées et à la conscience des inculpés ? Enfermé sur une île, double terrifiant du Sidh, l’autre-monde des légendes celtiques, l’ancien condamné, devenu juge et bourreau, attirerait au fil des siècles ses victimes dans son antre. Le véritable crime jugé ici, serait celui de la non repentance, de l’hybris, de se croire au-dessus des lois divines. L’ensemble des morts violentes est dans ce cas simple à expliquer, la tempête prend son sens et l’annonce prophétique correspond à l’action de l’oracle, commune dans ce type de récit. Mais cette explication se heurte à deux obstacles majeurs. Premièrement, à nouveau la mort du juif, dont déjà la participation au plan du fantôme est délicate à expliquer, et deuxièmement, la bouteille à la mer avec la longue lettre du juge. Pourquoi un revenant prendrait-il la peine d’écrire un récit aussi peu convaincant à l’adresse des policiers ? S’il s’agissait de brouiller les pistes ou de tromper les vivants, des moyens plus simples et surtout plus efficaces seraient sans nul doute à sa portée, compte tenu des pouvoirs à sa disposition. Dès lors qu’il devient nécessaire d’introduire des explications aux explications et de multiplier les agents, on se retrouve rapidement en contradiction avec le principe du rasoir d’Ockham, indispensable à une démarche scientifique. Force est de constater que nous sommes devant deux impasses. Le texte ne peut pas être considéré comme cohérent et parfaitement rationnel, à moins de remettre en question la qualité générale de l’ouvrage, ce que je ne me permettrais pas, mais son récit ne peut pas non plus être classé dans le domaine du récit de fantôme malgré des éléments fantastiques indéniables et la possibilité de donner un sens aux incohérences apparentes.
La solution vient d’une synthèse de ces deux approches et il suffit pour cela de déterminer à quel moment, le réel fait place au fantastique. Dans un premier temps, il nous faut pour cela trouver un déclencheur rationnel, c’est-à-dire une hypothèse qui permet au lecteur la suspension consentie de l’incrédulité pour qu’il puisse accepter la cohérence propre au monde auquel il est confronté. Dans le cas des Dix petits nègres, le personnage central est le juge Wargrave qui ouvre et ferme le récit. En tirant le profil de Lawrence Wargrave, on apprend qu’il est âgé, malade, connu pour être expéditif lors des procès, rigide, solitaire et qu’il cache au fond de son être une tendance évidente au sadisme. Son imaginaire serait donc le terrain de jeu idéal pour un fantastique tournant autour du meurtre. Son envie de tuer est d’ailleurs décrite comme compulsive : “I must - I must -I must commit a murder”. Son refus de tuer des innocents paraît être un simple vernis puisque ses victimes ont été repérées et choisies d’après le témoignage d’une seule personne rencontrée par hasard. La condamnation n’étant étayée par aucune véritable preuve matérielle, il est difficile par exemple d’admettre la culpabilité de Vera Claythorne autrement qu’en ayant accès à ses pensées. Sans ce moyen surnaturel, il est impossible de dire avec certitude que Vera n’a pas simplement manqué à ses obligations, entraînant ainsi la mort du jeune Cyril Hamilton. Ce qui pousse Wargrave à choisir la jeune femme, c’est le témoignage de Hugo Hamilton, témoin d’une neutralité toute relative, blâmant et rejetant la faute sur celle qui à ses yeux n’a pas fait le nécessaire pour sauver le garçon. Il reconnaît que personne à part lui n’a pensé à cela. Son argument majeur étant qu’il avait vu dans ses yeux qu’elle savait qu’il savait. Ce témoignage est d’autant plus discutable que la personne entretenait un lien affectif fort et refoulé avec la coupable présumée. N’est-ce pas plus facile de faire porter la responsabilité à un tiers quand on a soi-même l’impression de ne pas avoir été là quand notre présence aurait été cruciale ? La relation sentimentale ne viendrait-elle pas encore amplifier le rejet de la faute sur cet autre par l’impression de trahison qui s’ajoute au deuil ? Il est beaucoup plus rassurant de pouvoir projeter la responsabilité sur une entité quelconque que d’admettre que ce genre de malheurs arrive sans raison et de manière complètement aléatoire ?
Qui nous dit que Vera n’a pas finalement endossé une responsabilité qui n’était pas entièrement sienne ? Se sentir coupable parce que l’on porte en soi le sentiment que l’on aurait dû faire quelque chose, même dans les cas les plus absurdes, est un moyen courant de nier l’absence de justice supérieure dans le monde et pour notre esprit de maintenir une illusion de contrôle. Les souvenirs de Vera auraient finalement été modelés par cette culpabilité pour réduire la dissonance cognitive entre l’être et le ressenti.
Nous sommes ici clairement confrontés à deux biais : le biais de la confirmation d'hypothèse qui pousse Wargrave à chercher uniquement les éléments qui viennent confirmer ce qu’il prend déjà pour acquis et le biais de la croyance au monde juste décrite par le psychologue Melvin J. Lerner, par lequel le juge vient s'attribuer le rôle du pouvoir divin. Il est d’ailleurs tellement convaincu de sa propre infaillibilité et de sa propre intelligence qu’il n’envisage à aucun moment de ne pas pouvoir lire la vérité dans l’esprit des gens.
Sans la possibilité de lire les pensées de Vera, il aurait été impossible pour Wargrave de « reconstruire » comme il le prétend, le meurtre du jeune Cyril. La condamnation par le juge est donc inique et ne répond pas à la pseudo-moralité dont il veut draper ses propres pulsions malsaines mais simplement à la réalisation de ses fantasmes de pouvoir absolu.
La question que nous devons nous poser désormais est celle de la nature exacte de sa maladie. On sait qu’elle est invalidante et incurable. Wargrave nous dit savoir qu’il est condamné et qu’il fut opéré une première fois sans véritable succès et qu’une deuxième opération n’est pas envisageable. Mon postulat est le suivant : Lawrence Wargrave est atteint d’une tumeur au cerveau. Elle pourrait également être la conséquence de son tabagisme et d’un cancer du poumon ayant métastasé. L’opération n’a pas permis d’endiguer la maladie qui le condamne effectivement à plus ou moins court terme, c’est-à-dire entre 3 et 18 mois.
Le réel se termine à mon sens dès le premier chapitre quand Wargrave s’endort et tout ce qui suit n’est que le fruit du délire d’un mourant en train de rendre l’âme.
Nous pouvons donc déjà retenir que dans ce cas l’île appartient bien à Constance Culmington et règle la question des moyens financiers nécessaires au bon déroulement des meurtres dont Wargrave n’aurait que difficilement pu disposer. Compte tenu des connaissances de l’époque et de l’intérêt pour certaines pathologies, je m'appuierai sur les articles suivants pour étayer mon diagnostic : Minski Louis: The mental symptoms associated with 58 cases of cerebral tumour. (Journal of Neurology and Psychopathology 1933 ; 13 : 330-43)., Garland Hugh, Armitage George: Intracranial tuberculomas. (The Journal of Pathology and Bacteriology 1933 ; 37 : 461-71.) et Peers James, The occurrence of tumors of the central nervous system in routine autopsy. (Journal of Clinical Pathology 1936 ; 12 : 911-32), et un article comparatif moderne de Christian Derouesné, Troubles cognitifs et neuropsychiatriques dans les tumeurs cérébrales de l’adulte (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie, Vieil, 2015 ; 13 (2) : 187-94). Les syndromes les plus observés et décrits en cas de tumeur du cerveau sont un ralentissement cognitif, une distractibilité, une fatigabilité, un appauvrissement cognitif, des oublis, une irritabilité, une labilité émotionnelle, des idées délirantes, des céphalées, des crises convulsives, des troubles psychotiques, des hallucinations, un syndrome dépressif, un syndrome maniaque, des troubles de la personnalité et des troubles moteurs. On soulignera que le diagnostic de la tumeur cérébrale était presque systématiquement, malgré une imagerie médicale en plein développement, post-mortem. Nous remarquerons que la plupart de ces symptômes sont présents par l’intermédiaire de l’action des personnages. Comment expliquer par exemple l’incroyable oubli du commissaire à la fin du roman, brisé net dans sa réflexion :
« The Commissioner stirred. He said sharply : ‘Doesn’t it ? It seems to me -’. He stopped. Inspector Maine waited respectfully. With a sigh Legge shook his head. ‘ Carry on,’ he said. ‘Just for a minute I felt I’d got somewhere. Got, as it were, the clue to the thing. It’s gone now. Go ahead with what you were saying. »
Le juge Wargrave, gravement malade, s’étant fait opérer une première fois par un médecin de Harley Street se sait perdu et reçoit comme traitement contre la douleur de l’hydrate de chloral. Or, comme le montrait déjà une étude du responsable psychiatrique de l’asile pénitencier de New York Carlos Frederik MacDonald (Hydrate of chloral. American Journal of Psychiatry, 34(3), 360-367) en 1878, ce médicament provoque souvent une forte augmentation de la pression artérielle tout en réduisant le rythme cardiaque. L’augmentation brutale de la pression artérielle provoque durant le trajet en train probablement une hémorragie secondaire à une tumeur cérébrale maligne. Le juge connaît alors entre son endormissement et sa mort une phase de délire provoquée par le médicament et renforcée par sa pathologie. Il projette alors son envie de vivre, exprimée dans sa lettre, dans cette ultime hallucination créant de toute pièce un ensemble de personnages “fonction” qui représentent des aspects de son monde intérieur ainsi que les symptômes de sa maladie et qu’il assassine au rythme d’une comptine morbide. Ce qui explique la décomposition du style tout au long du texte qui accompagne la décomposition de l’esprit du juge.
Nous avons aujourd’hui grâce au progrès de l’IRM une connaissance du fonctionnement du rêve bien plus approfondie qu’au début du XXème siècle et la possibilité de retranscrire la pensée en image n’est plus de nos jours du domaine de la science-fiction. (Shinji Nishimoto, Reconstructing Visual Experiences from Brain Activity Evoked by Natural Movies, 2011).
Or, le monde des Dix petits nègres correspond statistiquement à un grand nombre de facteurs attribués à la fonction du rêve. D’après l’article The reinterpretation of dreams : An evolutionary hypothesis of the function of dreaming (Behavioral and brain sciences, 2000) du chercheur finlandais Antti Revonsuo, le rêve aurait chez la plupart des animaux supérieurs la fonction d’un simulateur du réel, permettant à notre cerveau de s’entraîner à gérer des stimulis et des situations spécifiques à chaque espèce. Le monde du rêve est donc organisé sur une sélection d’éléments issue de notre système de perception, ce qui permettrait de simuler notamment la confrontation au danger, les relations sociales et les problématiques comportementales. En ce sens, l’ensemble des personnages rencontrés dans le texte est issu d’extrapolations du réel ressenti et vécu par Wargrave.
On retrouve dès lors le médecin qui incarne l’incompétence fantasmée du corps médical qui n’a pu le sauver et dont on souligne l’absence de notions en psychiatrie. Le jeune dieu nordique avec ses insupportables jeunesse, beauté et insouciance en opposition à la dégénérescence mentale et physique du juge. L’aventurier qui incarne l’intensité de la vie et le plaisir du danger, de cette étincelle de vie brûlante absente de l’existence de Wargrave. Le vieux général dépressif avec son acceptation lasse de la mort et sa fin sans gloire. Le policier qui représente l’ordre et pour Wargrave, le plaisir coupable de commettre un crime au nez et à la barbe d’une justice qu’il a servie mais dont il méprise ce qu’il conçoit comme les rouages inférieurs. Le couple comme projection d’une vie amoureuse qu’il n’a jamais connue. La jeune femme symbole des amours mortes et naturellement, la vieille miss qui n’est autre que sa propre conscience. L’antisémitisme ordinaire que l’on retrouve chez Agatha Christie fait évidemment porter le rôle de l’homme de main du juge à une caricature désolante d’un juif.
S’appuyer sur cette fonction de simulation du réel permet également d’expliquer la médiocrité criminelle des personnages. Ils ne sont que les pâles reflets des affaires auxquelles Wargrave fut effectivement confronté durant sa carrière. Il n’y a dès lors aucune place pour des adversaires hors normes et hauts en couleur. Wargrave n’est pas Sherlock Holmes et n’a donc pas besoin d’un Moriarty, un médecin alcoolique et un chauffard lui conviennent mieux.
De ce fait, la raison pour laquelle tous les événements s'enchaînent parfaitement, que même la nature vient rejoindre la danse macabre, que les victimes tombent une à une dans les pièges hasardeux du meurtrier et que le suicide final, malgré son évidente négation des lois de la physique élémentaire, fonctionne exactement comme prévu est alors évidente. Rien de cela n’a vraiment eu lieu ailleurs que dans l’esprit profondément dérangé du juge en proie à des troubles psychotiques, des hallucinations et des idées délirantes.
Mais il existe d’autres indices en faveur du rêve. Lors d’une étude à grande échelle réalisée par Hall et Van de Castle en 1966 (Hall, C. S., Van de Castle, R. I., The content analysis of dreams, Appleton Century-Crofts/Meredith, 1966), 80% des émotions ressenties durant les rêves étaient négatives. 45% de ces émotions négatives étaient liés à une agression et dans 80 % des cas, le rêveur était impliqué personnellement dans le conflit. En 1996, Domhoff est même parvenu à quantifier les différentes catégories d’agressions (Domhoff, G. W. , Finding meaning in dreams: A quantitative approach, Plenum Press, 1996). Le résultat de cette analyse qui venait confirmer les études de Van de Castle, montre qu’avec l’âge, les animaux disparaissent de nos rêves en tant que vecteurs d’agression. Si les enfants y sont encore confrontés à plus de 60%, ce chiffre tombe en dessous de 10% avec l’âge. Dans les Dix petits nègres, on remarquera de fait l’absence complète d’animaux. Même l’ours, les abeilles ou le poisson de la comptine sont remplacés par des métaphores plus ou moins convaincantes. En revanche, la répartition par sexe des protagonistes correspond parfaitement à la réalité statistique des agressions en rêves. Selon Hall et Van de Castle, 72% des acteurs de violences en rêve sont des inconnus masculins. Avec 3 femmes pour 8 hommes, le juif compris, Wargrave imagine donc un monde cohérent d’un point de vue statistique avec la moyenne des études.
Revonsuo a également démontré l‘importance de l’écosystème et des menaces y afférentes dans la construction des rêves. Nous retrouvons dans celui de Wargrave l’ensemble des éléments statistiquement correspondants, avec en tête de liste la tempête, l’élément aquatique déchaîné et le lieu clos qui interdit toute fuite. C’est d’ailleurs en ce sens que le fantasme de Wargrave peut être relu dans un contexte évolutionnaire. L’ensemble des peurs primitives est exprimé par l’intermédiaire de la comptine. Alors qu’elle-même ne correspond pas au nombre de morts, en comptant Isaac Morris, il y a bien onze morts, le juge dans tous les cas se tue lui-même, elle reprend la peur diffuse du prédateur, la peur de l’élément aquatique, de la nuit, des animaux sauvages et des autres humains. Le décompte fatal n’a comme seule fonction que celle d’augmenter la charge psychologique exercée sur les personnages. La correspondance entre les strophes de la chanson et les méthodologies meurtrières profite d’ailleurs grandement d’un phénomène proche de l’effet Barnum, c’est-à-dire d’attribuer une description vague de la personnalité à la sienne. Cette capacité que nous avons de nous reconnaître dans les prédictions volontairement floues des horoscopes par exemple, explique ici la validation a posteriori d’un événement à une description plus qu’approximative pour certains. Seule la mort de Vera Claythorne correspond tout à fait à la comptine et pour une bonne raison, elle se donne volontairement la mort en cherchant à correspondre au dernier vers. D’un point de vue statistique[2], on peut souligner qu’ici encore le « plan » de Wargrave est bancal. Si la pendaison reste effectivement le moyen le plus courant pour se suicider (47%), il est beaucoup plus courant chez les hommes (55,8%) que les femmes (29,9%) chez qui l’on retrouve presque à ex-aequo le saut dans le vide (24,8%) et l’auto-intoxication par médicaments (23,1%). Elle aurait donc pu, si elle avait fait fi de la comptine, sauter par la fenêtre ou de la côte et l’ensemble de la mise en scène aurait été remise en question. Comment Wargrave aurait-il pu déduire avec certitude tout d’abord qu’elle se suiciderait et de telle manière ? En revanche, si nous restons dans l‘idée que nous sommes dans l’esprit du juge alors la probabilité joue en sa faveur. Les hommes se suicident trois à quatre fois plus souvent que les femmes et plus d’une fois sur deux par pendaison.
Un autre point à souligner est le recours au narrateur qui permet d’éviter toute forme de lecture d’un texte par le lecteur dans l’ouvrage. Tous les textes écrits, exception faite du dernier récit du juge, sont soit lus par un personnage, soit présentés par le narrateur. Cela peut s’expliquer également par les mécanismes liés au rêve. Du point de vue de l’évolution, l’écrit et la lecture sont des ajouts culturels tardifs et qui ne possèdent, selon Hartmann (Hartmann E., Dreams and nightmares: The new theory on the origin and meaning of dreams, Plenum Press, 1998), aucune charge émotionnelle particulière. Nous ne rêvons donc pas d’écrire, de lire ou de faire du calcul mental. En revanche, nous pouvons rêver d’un autre le faisant puisque savoir ce que fait ou pense l’autre relève de l’interaction sociale. Pour quelle raison les personnages lisent-ils à voix haute sinon pour partager leur monde intérieur avec nous ?
Le narrateur agit en ce sens comme l’outil relationnel ultime puisqu’il permet d’entendre les pensées des autres et de nous procurer un avantage indiscutable sur eux. Même les accusations initiales sont oralisées par l’intermédiaire du disque 78 tours et du gramophone. Dans les années trente, l’enregistrement électrique vient tout juste de remplacer l’enregistrement acoustique et le matériel nécessaire à l’impression d’un disque n’est pas à la portée de tous. L’effet théâtral obtenu est-il vraiment suffisant pour expliquer une procédure particulièrement compliquée à mettre en oeuvre ? On remarquera d’ailleurs que Blore et Brent ne sont pas nommés dans l’ordre alphabétique, ce qui peut à nouveau surprendre, compte tenu des efforts que l‘assassin semble faire pour montrer l'étendue de sa capacité à planifier une série meurtrière parfaite. En revanche, s’il s’agit d’un moyen pour contourner l’usage du texte écrit, l’opération fait sens. On soulignera de plus que les personnages mangent en permanence de la langue en gelée avec toute la symbolique qu’on pourrait en déduire. On peut finalement ajouter une dernière incohérence majeure mais qui forme en réalité un lien entre la réalité et le rêve lors de l’assassinat de Blore. Vera ressent un « tremblement de terre » qui s’avère être dû au choc de l’horloge en marbre s’écrasant sur le policier. Les plus lourdes horloges en marbre Art Nouveau que j’ai pu trouver, pèsent entre 40 et 80 kilos. Bien qu’il me semble difficile d’envisager le déplacement d’un objet de plus de 40 kg par un homme seul et malade, la chute d’un étage d’un objet de 80 kg ne provoque absolument aucune onde perceptible par l’homme à plusieurs dizaines voire centaines de mètres. La sensation décrite par Vera correspond au deuxième niveau de l’échelle de Richter soit une énergie nécessaire de 63 100 000 joules, très loin des quelques 3000 joules de l’horloge en marbre lâchée de quatre mètres de hauteur, tout en sachant qu’il faut encore tenir compte de l’élasticité du projectile, de Blore et du sol ainsi que de sa composition pour tirer des conclusions sur la propagation de l'onde de choc. En revanche, il est certain qu’il est impossible de produire cet effet ne serait-ce qu’à deux mètres du point d’impact, sauf peut-être à faire tomber l’horloge de la Mésosphère soit 80 km de haut. Néanmoins, une secousse ressentie par un rêveur dans un train en marche peut être incorporée dans le rêve et traduite en un événement apparemment cohérent. En ce sens, un autre indice qui pourrait lier le rêve au réel, sonore cette fois, est le gong qui selon toute vraisemblance n’est autre que la cloche du train.
En conclusion, que peut-on dire de cette affaire qui n’en est pas une ? Tout d’abord, le meurtrier est une maladie et Wargrave en est la seule victime réelle. La chambre close est celle d’un esprit torturé et condamné. Le fantastique est restreint à l’imaginaire, non pas de l’auteur, mais du véritable créateur de l’histoire, c’est-à-dire Wargrave. L’ensemble du déroulement de l’intrigue correspond à ce que Melvin J. Lerner décrivait déjà dans les années 1960 par la croyance en un monde juste (The belief in a just world - A fundamental delusion, New York, Plenum Press, 1980). Toutes les victimes le sont parce que d’une certaine manière, elles le méritent. Ce biais cognitif nous fait chercher des raisons pour ce qui à nos yeux ne peut être qu’une conséquence méritée. Ainsi, la maladie de Wargrave elle-même est indirectement rationalisée par la victime par l’intermédiaire d’un rêve-suicide. Il n’est pas rare de voir que les victimes incriminent leur comportement pour rendre l’événement à l’origine de leur état plus contrôlable à posteriori. L’ensemble des événements décrits sur l’île ne tiennent pas face à l’analyse critique et rationnelle, ce dont même Wargrave est conscient puisque la dernière lettre n’existe que pour réduire la dissonance cognitive (Egan L.C. et al., The origins of cognitive dissonance evidence from children and monkeys, Psychological Science, vol.18, n°11, 2007, p.978-983) produite par le manque de logique interne du récit. À elle seule, elle forme le plus parfait exemple des biais de confirmation et de rationalisation puisqu’elle reprend l’intégralité de l’affaire et qu’elle permet au juge de se concentrer sur tout ce qui pourrait aller dans le sens de son intention première en ignorant sciemment les incohérences qu’elle crée. Un mécanisme performant et peu gourmand en énergie qui a de grande chance d’être favorisé par un cerveau en fin de vie (Daniel Kahneman,Thinking, Fast and Slow, Farrar, Straus and Giroux, 2011). L’affairedes Dix petits nègres est bien ce qu’elle semble être à la première lecture de la prédiction du marin : une forme de parodie du jugement dernier où le juge, l’accusé et l’enfer ne font qu’un.
Peut-on alors prétendre comme le fait Agatha Christie qu’elle a trouvé une solution parfaitement rationnelle à son enquête ? Tout à fait puisque le déroulement du trépas de la victime s'inscrit alors dans un contexte on ne peut plus réaliste et que le récit et les incohérences font partie du délire du mourant et non du cadre général. On pourrait d’ailleurs aller encore un peu plus loin en proposant une lecture alternative au nom du meurtrier. Alors que Wargrave propose de lire U.N. Owen comme Unknown (Inconnu), on pourrait également le comprendre comme « You know When », « tu sais quand », le rappel permanent de la mort qui s’annonce à celui conscient de mourir.
François Thirion.
(Deuxième workshop de critique policière, 27 Novembre 2018)
Pour citer cet article :
François Thirion, "La dernière danse macabre d'un juge moribond", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire des Dix Petits nègres", N°001, Décembre 2019. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/theywerenone/la-derniere-danse-macabre-d-un-juge-moribond.html. Consulté le 22 Mars 2020.
Notes :
[1] https://www.metoffice.gov.uk/learning/library/archive-hidden-treasures/monthly-weather-report-1930s
[2] Source : CépiDc, analyses InVS, 2012