Another murder by death
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Illustrations : affiche italienne et photogrammes du film Murder by death de Robert Moore (1976)
C’est avec un intérêt toujours renouvelé que je prends connaissance des révélations concernant les événements tragiques survenus sur l’île du Nègre. En 1939, Agatha Christie avait établi sans l’ombre d’un doute la culpabilité du juge Wargrave, et, depuis 80 ans, les enquêteurs se succèdent, chacun réussissant le tour de force d’invalider l’hypothèse de la vénérable romancière en incriminant un autre protagoniste.
Est-ce parce qu’il me concerne directement que je suis toujours attentif à ce qui entoure le livre d’Agatha Christie ? Aurais-je à ce point remarqué cet ouvrage si j’avais été totalement étranger à l’affaire ? Je ne saurais le dire précisément. Ce qui reste certain, c’est que j’ai bien des fois été surpris et fasciné par l’imagination des passionnés depuis que j’ai moi-même quitté l’île. Aujourd’hui, face à leur abnégation, et afin de les contenter pleinement, je considère comme l’achèvement de mon œuvre de dévoiler enfin les ressorts des événements qui se sont déroulés à l’époque dans ce lieu d’une sauvage beauté.
Ma confession aura trois parties distinctes, la première visant à déconstruire les hypothèses existantes, qui sans être totalement fausses comportent de sérieux biais, la seconde restituant les mécanismes sous-jacents de mon projet, la dernière rétablissant le déroulé des faits sur l’île.
Je vous prie au demeurant de pardonner par avance l’irrévérence dont je pourrais faire preuve dans ces quelques lignes. Mais au vu de la réussite de mon entreprise, j’espère que vous aurez l’obligeance de consentir à me pardonner cette faiblesse.
I. Où l’on voit que la nature humaine s’accommode des histoires qui la satisfont
Il est assez révélateur que les personnes d’un juge et, plus récemment, d’un policier, aient été prises pour cible — si j’ose dire — par les différentes enquêtes. Ainsi donc, le coupable serait à considérer avant tout parmi les représentants de la loi et de la justice. Cela en dit bien long sur les relations que les concitoyens entretiennent avec ces honorables institutions. La manière dont ce malheureux juge et ce pauvre policier ont été mis à l’index m’a fort attristé et m’a conduit à envisager l’hypothèse — fort hasardeuse, je vous l’accorde — qu’il s’agissait en fait d’un dispositif inconscient des auteurs pour réprimer leur culpabilité ou leur colère, soit envers le juge qui prononça en 1928 le divorce de Madame Christie, soit envers un modeste policier dont le seul crime aura été de verbaliser un excès de vitesse.
Malheureusement, je me vois, à ma grande déception, contraint d’avouer que les conclusions des auteurs m’inspirent la réaction de l’inspecteur Sidney Wang, incarné par Peter Sellers, dans le film Murder by death (Robert Moore, 1976). Contestant que le coupable soit celui révélé, et en dépit de l’explication parfaitement logique du détective joué par David Niven, l’inspecteur Wang, ressortissant chinois qui parle un anglais fort imparfait, répond simplement en réprimant un rire :
Very interesting theory, Mister Charleston, but you overlook one very important point… It’s stupid.
Et force est de reconnaître un biais de taille dans les propositions de Madame Christie et de ses affiliés, un biais qui aurait logiquement dû stopper net leurs suppositions. Il faut en effet se souvenir que, pour établir mon plan, Agatha Christie rappelle dès la première page de son roman que j’ai, en toute simplicité, acheté une île... Non seulement l’indique-elle, mais elle présente de surcroît cet acquis comme un fait de notoriété publique. Outre l’acquisition d’une ile, j’ai en outre mis en œuvre une logistique complexe par laquelle j’ai engagé les services d’un couple de domestique, les Rogers, par laquelle j’ai chargé M. Morris de solliciter les services du capitaine Lombard moyennant 100 guinées, par laquelle j’ai recruté M. Blore pour jouer le rôle de M. Davis… J’ai été fort étonné que l’on puisse sérieusement envisager que la pension d’un juge sans doute aisé mais néanmoins retraité, ou le salaire d’un ancien policier, reconverti détective à Plymouth, ou de toute autre personne du peuple ait pu suffire à couvrir le coût financier d’une telle entreprise. Si c’est vrai cependant, c’est en tout cas une excellente nouvelle pour chaque fonctionnaire à travers le monde d’avoir ainsi appris qu’ils peuvent si facilement acquérir leur propre île au large des côtes britanniques…
Vous pourrez m’objecter, qu’en dépit de leur pension et salaire, Agatha Christie ne dit rien du patrimoine des protagonistes, et qu’il se peut fort bien que l’un d’entre eux ait malgré tout pu acquérir l’île du nègre. A cela je réponds que si le juge Wargrave avait été doté des fonds nécessaires, sa soi-disant culpabilité une fois établie par la bouteille repêchée par le chalutier Emma Jane, Scotland Yard aurait eu tôt fait d’analyser les mouvements financiers de ses divers comptes, ainsi que l’actif de son patrimoine, et aurait découvert sans trop de difficultés des mouvements bancaires susceptibles de l’incriminer. Quant aux autres protagonistes, c’est encore plus improbable. Si Monsieur Blore par exemple avait été doté d’un patrimoine conséquent, se serait-il résolu sa vie durant à une existence si fade ?
Parlons maintenant des repérages nécessaires à l’entreprise, repérages au cours desquels M. Narraccott et d’autres habitants de Sticklehaven se sont vu suggérer de ne pas tenir compte d’éventuels signaux de détresse émanant de l’ile, comme le précise Agatha Christie. Madame Christie reste étonnamment muette sur l’identité de la personne ayant prodigué ce conseil. Il ne semble pas qu’il puisse s’agir du juge Wargrave ou d’Isaac Morris ? Si tel est le cas, il est étrange que, connaissant les liens entre Morris et certaines victimes, Scotland Yard n’ait jamais pensé à faire le rapprochement entre Morris et cet émissaire, et que, fort de ce fait, Scotland Yard n’ait pas présenté la moindre photographie de Morris — ou de Wargrave — aux habitants ; ou inversement, si le Yard l’a fait, qu’aucun habitant ne les ait reconnus sur les photographies présentées. Autre possibilité ; l’homme qui suggéra de ne pas tenir compte des signaux de détresse est une tierce personne. Solution pire encore, car elle implique, qu’outre Morris, le malheureux Wargrave a eu une multitude de complices sans que jamais la justice ne réussisse à mettre la main sur le moindre d’entre eux.
Une récente théorie incriminant Blore pose en outre un problème particulier de correspondance terme à terme — si vous me permettez cette analogie — entre le crime et le coupable. Comme l’a révélé effectivement Sir Thomas Legge, Blore était, je cite, « une fripouille ». Il est donc légitime de penser que mésestimé, voire suspecté, par ses propres collègues, il ait pu vouloir échapper à sa condition. Seulement voilà, la démesure de mon projet s’accorde mal avec le caractère vil, brutal et l’envergure médiocre, pour ne pas dire vulgaire, de M. William Blore, misérable petit détective sans le sou. En outre, quitte à échafauder un moyen de feindre sa propre mort, on peut aisément imaginer des stratagèmes plus à la portée de M. Blore que ceux dont il fut question sur l’île du Nègre. Ce point nous renvoie directement à M. Dickson Carr lorsque le coupable — je parle là du (faux) coupable de l’explication rationnelle — de La chambre ardente, semble piqué au point d’oser défendre deux domestiques tout à fait innocents :
« N’était-ce pas un procédé bien subtil, si l’on s’en réfère à ton argumentation, pour des gens aussi simples ? » (La chambre ardente, Le Masque, 2013, p. 219)
Dans le cas qui nous occupe, je sais d’avance que vous m’opposerez que c’est précisément la grandiloquence de la mise en scène qui a permis au coupable de brouiller les pistes, d’obscurcir les regards et de créer tout un champ d’interprétations erronées. Et sur ce point, vous aurez parfaitement raison. Je précise seulement que cette mise en scène fut l’œuvre d’un Deus ex machina et qu’elle ne pouvait en aucun cas être l’œuvre d’une simple « fripouille » comme M. Blore, ce dernier pouvant tout simplement s’assurer une alternative honorable en jetant son dévolu sur un quelconque vagabond dont il aurait pris soin de maquiller le cadavre et d’empêcher l’identification en théâtralisant un tant soit peu le décorum.
II. Où l’on vérifie que la nature humaine, dès lors qu’elle est incommodée, rejette une vérité même évidente
Il est regrettable que l’on ne se soit jamais questionné sur le propriétaire de l’île. à n’en pas douter, elle ne peut pas appartenir à U.N Owen pour la bonne raison que cette personne n’existe pas. Dans ce cas, à qui donc appartenait-elle ?
La vérité est plus prosaïque et, à ce stade, je peux révéler mon identité. Vous l’avouer maintenant ne vous éclairera qu’en partie et ne m’expose pas réellement. Je suis de toute façon si vieux que je ne risque plus grand-chose et les procédures judiciaires étant ce qu’elles sont, mes avocats aidant à retarder les choses, j’aurai trépassé avant la première comparution. Mais surtout, vous révéler que mon nom est Elmer Robson — le millionnaire américain que Mme Christie introduit dès la première page de son livre — ne vous apprendra pas sous quel alias je me dissimulais parmi les dix convives présents sur l’île du Nègre durant ces quelques jours.
J’ai toujours été une personne fantasque. Et lorsque je fis l’acquisition de l’ile, mon premier souci fut, comme l’indique Agatha Christie, d’y donner les réceptions les plus extravagantes. Pour satisfaire mon insatiable appétit et ma soif d’expérimenter, aucune réception n’était assez somptueuse. J’enchaînais les soirées de spiritisme et autres bals costumés à une cadence effrénée. Pourtant, tout cela finit à la longue pour me lasser et je dus reconnaître que je commençais à m’ennuyer. Il fallait que je puisse braver un nouvel interdit. Mais quitte à le faire, il fallait que le projet soit à la hauteur de mes espérances.
L’idée d’un meurtre, comme interdit suprême, germa assez vite dans mon esprit. Mais évidemment, je devais prendre les mesures nécessaires pour ne pas être démasqué après coup. Je mis donc en vente ma propre île et, par l’entremise d’Isaac Morris qui procura les faux papiers d’identité au nom d’Owen et dont je mandatai les services pour qu’on me représente lors de la vente, j’en fis à nouveau l’acquisition sous ce pseudonyme.
Afin de brouiller davantage les pistes, je répandis diverses rumeurs dans le milieu mondain sur le nouveau propriétaire de l’ile. La plus fertile fut de suggérer que je m’étais laissé dire que Gabrielle Turl elle-même était très intéressée par son rachat. Autant dire que ce parfait mensonge s’est propagé à la vitesse de la lumière : le public porte un intérêt décuplé dès lors qu’on parle show-business. Mlle Turl aurait-elle seulement su situer l’île sur une carte, rien n’est moins sûr.
Quant à M. Morris, il était parfaitement inconscient de la finalité de mon projet et s’en souciait fort peu. Mais connaissant mon identité, il devait me faire le plaisir de bien vouloir mourir dès qu’il y consentirait. La manière dont il fut éliminé correspond à celle décrite par Madame Christie, hormis les détails. Ayant remarqué ses problèmes d’indigestion, je glissai en aparté au cours d’une de nos rencontres que j’avais connaissance d’un remède, fort courant aux USA mais inconnu dans votre vieille Europe, qu’il serait bien bête de ne pas essayer. Je lui proposai de lui apporter un de ces comprimés miracle lors de notre dernière rencontre (p. 249). Je poussai même le vice jusqu’à lui garantir qu’il n’aurait plus à souffrir de ses maux d’estomac après ce traitement.
Quant à savoir comment ma route a pu croiser celle d’un dépravé comme Morris, vous seriez étonné du peu de chemin qui sépare un homme de la jet-set d’une fripouille. En cela, les stupéfiants raccourcissent considérablement la distance, les hommes du monde étant toujours prêts à s’encanailler avec un individu comme Morris pour qu’il les approvisionne. Trouver cependant un homme avec le potentiel de Morris prit un temps certain. Bien qu’entouré d’un nombre conséquent d’amateurs de cocaïne — voire d’opiacés, je suis personnellement peu coutumiers des paradis artificiels, et il fallut attendre l’opportunité d’une conversation arrosée pour qu’une star sans envergure confesse sa connaissance d’Isaac Morris, et qu’elle laisse entrevoir chez cet homme l’absence de scrupules dont mon malheureux complice devait nécessairement être pourvu.
Dans la conversation entre Sir Legge et l’inspecteur Maine, Mme Christie nous apprend d’ailleurs que Scotland Yard avait parfaitement connaissance du trafic de drogue dont Morris était coupable, sans toutefois avoir jamais pu en apporter la preuve (p. 234). Qui plus est, j’ai même pris le risque de lancer moi-même Scotland Yard sur cette piste dans la fausse confession de Wargrave où je présente Morris en faisant ressortir chez lui cette spécificité : « il me fallait une dixième victime. Je la trouvai en un nommé Morris, personnage falot qui, entre autres commerces illicites, se livrait au trafic de stupéfiants. » (p. 248). Il est regrettable que la police n’ait pas davantage creusé cette piste.
Acquérir mon propre bien sous un autre nom m’offrit l’avantage de couper légalement tout lien avec cette île. En outre, cela me permettait de planifier scrupuleusement l’ordonnancement de ma mise en scène avec une parfaite connaissance du lieu et de ses potentialités.
Une partie de mes victimes fut choisie — si j’ose dire —par voie de presse. L’affaire Seton avait fait grand bruit et le nom de Wargrave ressortait comme celui d’un être inflexible et d’une sévérité douteuse. Personnage public, son adresse fut facile à trouver pour lui faire parvenir une invitation. Il en fut de même pour Miss Claythorne et pour le jeune Marston, dont les mésaventures avaient trouvé quelques échos dans des journaux qui s’étaient fait fort de porter leurs noms à la connaissance du public. Si ceux-là furent choisis parmi d’autres noms figurant dans les colonnes des faits divers, c’est simplement parce que leurs coordonnées furent plus aisées à retrouver et qu’il fut ainsi possible de les convier sur mon île.
Les Rogers m’étaient, eux aussi, totalement inconnus, Morris était simplement chargé de trouver deux domestiques qui officieraient ces jours-là. Le talent personnel de Morris a consisté à leur tirer mielleusement les vers du nez lors de leur fatal entretien d’embauche. Il réussit ainsi à avoir connaissance du décès de leur précédent employeur. Et c’est Morris lui-même, avec le culot qu’autorisait sa vulgarité, qui suggéra, sur le ton de la connivence, que la pauvre Madame Brady avait bien dû avoir la bonté de laisser quelques subsides aux Rogers en reconnaissance de leurs bons offices, ce que Monsieur confirma timidement. Le « mobile » des Rogers était trouvé. De là à dire qu’ils aient laissé mourir leur patronne, il y avait un bien grand pas, de ceux qui sépare la réalité de la fiction.
La rumeur concernant le général Mac Arthur était bien connue dans le milieu militaire et lui valait un certain mépris. Qu’elle ait été réellement fondée ou non est sans importance, je l’ignore encore moi-même… Ce qui importe, c’est qu’elle me revint aux oreilles lors d’un dîner tout ce qu’il y eut d’officiel quand un haut gradé, voulant faire de l’humour en public, confia à la cantonade que l’uniforme offrait l’avantage de se débarrasser des gêneurs. Ne comprenant pas, une dame le pressa d’en dire davantage... « De nombreux avantages, chère madame », poursuivit le fanfaron, « y compris celui de se débarrasser de l’amant de sa femme… ». Et dans un éclat de rire de l’assistance, il compléta son histoire en l’agrémentant d’un nom.
Par l’entremise de Morris, je fus informé de l’existence de Miss Brent, du docteur Armstrong et de William Blore. Je demandai simplement à Morris s’il n’avait jamais eu vent d’affaires sordides mettant en scène d’honorables citoyens à qui nous pourrions jouer un mauvais tour. Morris ayant depuis des temps immémoriaux le sentiment d’être conspué et méprisé par la société des bonnes gens, il ne fut pas en reste pour parler d’un policier, d’une mégère et d’un médecin dont il avait eu connaissance des méfaits. Je pense que dans le cas de Blore, il jubila tout particulièrement lorsqu’il m’apprit l’affaire Landor, qu’il tenait d’un parent du malheureux, dont la route avait croisé la sienne par pur hasard. A n’en pas douter, il y eut sans doute une délectation particulière pour ce trafiquant de Morris à deviner qu’il s’apprêtait d’une manière ou l’autre à nuire à ce petit monde.
Reste le cas du capitaine Lombard qui fut l’alias sous lequel je choisis de me dissimuler.
III. Où l’on voit comment il n’en resta aucun
Comme l’indique M. Hercule Poirot dans Evil under the sun, il y a rien de particulier qui sépare un corps bien fait d’un autre. C’est exactement ce principe que j’ai fait valoir pour mener à bien mon projet, une première fois en arrivant sur l’île, une seconde fois en la quittant.
Lorsque je me suis présenté sur le quai pour embarquer avec M. Narracott, celui-ci n’a pu me reconnaître. J’avais pris soin de changer ma coiffure, et de m’habiller d’une manière telle que jamais on n’aurait pu associer mon accoutrement avec la garde-robe et la tenue coutumière d’Elmer Robson. Mais plus assurément encore, tout comme il est impossible de distinguer une aiguille dans une botte de foin, le fait de figurer au sein d’un tel groupe empêcha M. Narracott de procéder à la moindre identification de ma personne. Jamais M. Robson n’aurait pu être entouré d’une clique aussi hétéroclite !
Arrivé sur l’île, les Rogers ne m’ayant jamais rencontré, il leur était impossible de deviner qu’ils m’accueillaient dans ma propre demeure. Je dois d’ailleurs louer la qualité de leur service car ils obéirent scrupuleusement à mes consignes. Ainsi, leur premier bon office fut le moment où Rogers fit démarrer le disque qui nous incriminait. J’aurais aimé que vous puissiez voir la tête qu’ils firent tous lorsqu’ils entendirent leur nom et l’exposé de leurs méfaits. Evidemment, tous allaient nier puisque, pour la majorité d’entre eux, il est tout à fait possible qu’ils n’aient jamais rien commis d’aussi répréhensible. C’est pourquoi il fallait que, pour ma part, j’affirme haut et fort être bel et bien coupable de tout ce qui concernait le malheureux Philip Lombard. Imaginez un peu l’effet produit ! Qu’un homme revendique sans état d’âme la mort de vingt et une personnes prouvait de manière indiscutable que le disque devait contenir une parcelle de vérité. A partir de cet instant, que certains parmi eux aient été innocents, et soient parfaitement conscients de ce fait, ne pouvait plus leur être du moindre secours. Si Lombard avouait, cela voulait dire qu’aux yeux de chacun, tous les autres pouvaient être coupables, mais qu’aucun, hormis Lombard, n’avait le courage de l’avouer. Imaginez ce qu’ils ont ressenti : la plupart se savaient innocents, et tous s’imaginaient entourés d’assassins…
Les crimes du capitaine Lombard étaient invérifiables. J’ai toujours été étonné que personne n’ait jamais été surpris du particularisme exotique de M. Lombard, et n’ait jamais suggéré, qu’en raison de ce simple fait, il détonnait clairement par rapport aux autres convives. Pensez donc ! Vingtet une personnes parmi une obscure tribu d’Afrique… Il y avait peu de risques que Miss Brent ou un autre ait eu une grande connaissance de ces contrées éloignées. Du fait de son activité militaire, Mac Arthur était le seul qui aurait éventuellement pu poser des questions indiscrètes. Mais rien n’était moins sûr et, du reste, l’Afrique est vaste. De toute façon, j’avais quelques réponses toute prêtes à l’intention des enquiquineurs. Et comme Mac Arthur devait mourir parmi les premiers, le risque qu’il me mette en difficulté demeurait limité… Expatrier mes crimes était seulement une précaution supplémentaire afin de ne pas susciter de questionnement trop précis chez mes amis. Et d’ailleurs, dès lors où j’avouai sans vergogne être responsable de ces morts, personne ne fut trop désireux que je rentre dans les détails. Au contraire de tous ces bons citoyens qui furent amenés à se justifier pour tenter piteusement de se disculper…
Je dois saluer le talent de Mme Christie qui a parfaitement compris l’enchaînement des morts jusqu’à ce qu’il ne reste que Miss Claythorne, le docteur Armstrong, ce cher Blore, le juge Wargrave et moi-même. Inutile de revenir sur les morts de Marston, d’Ethel Rogers, du général, de M. Rogers ou d’Emily Brent, ils quittèrent ce monde injuste de la manière que décrivit la romancière.
A partir de notre bon Wargrave, les choses se compliquèrent, d’une part car le nombre de prétendants au titre d’assassin finissait par se restreindre sérieusement, et découlant de cela, car cette perspective conduisit les survivants — moi y compris — à réagir sous l’effet de la panique. Il faut compter à décharge que j’avais tout orchestré pour qu’il en soit ainsi… La mise en scène avec le goémon pour terroriser Miss Claythorne s’imposa à moi comme se génèrent spontanément les improvisations les plus brillantes. Le but était de faire diversion et de créer un climat de confusion tel, que les survivants seraient empêchés de raisonner. Nous accourûmes tous à son secours, sauf ce pauvre Wargrave qui, trop âgé pour réagir d’une manière prompte, fut abattu d’une balle. Dans la panique, chacun aurait pu commettre ce crime.
Là encore, il est étonnant que jamais cette arme n’ait conduit le moindre enquêteur à avoir des soupçons sur Philip Lombard. J’avais beau avoir tout planifié dans les moindres détails, il n’en demeurait pas moins que l’entreprise présentait à tout moment le risque de déraper, raison pour laquelle cette arme représentait pour moi une sérieuse police d’assurance. Dans le cas fâcheux où je puisse être démasqué, le pistolet m’aurait été d’un précieux secours pour accélérer le but que je me fixais. J’aurais certes trouvé regrettable de devoir gâcher mes petits effets. Mais que voulez-vous, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras… Que la fin de la comptine ne soit pas scrupuleusement respectée aurait été un moindre mal en comparaison du fait d’être démasqué. Fort heureusement, tout se déroula à peu près comme je l’espérais.
Bien évidemment, la réapparition de mon revolver dans le tiroir de ma table de chevet (p. 197) n’en fut pas vraiment une, puisque je sus à tout moment où le trouver. En outre, ne vous méprenez pas sur les termes employés par Madame Christie. « Tu as beau faire le malin, mon petit, toutes ces histoires commencent à te troubler la cervelle » ne fut pas une phrase qu’un Philip Lombard apeuré se lança à lui-même, mais qu’un Elmer Robson, un temps dérouté, se fit pour recouvrer ses esprits. Comme je viens de le dire, à ce stade de l’aventure, tout devenait plus périlleux. De même lorsque j’ouvris le tiroir où mon arme se trouvait, Madame Christie commente ma réaction en ces termes : « Suffoqué, il regarda le revolver qui s’y trouvait maintenant ». Ne vous méprenez pas davantage sur le fait que la suffocation dont il est question ne fut en rien due à la surprise de découvrir une arme, mais — comme je viens de l’indiquer — à l’ivresse mêlée de déception qui se fût emparée de moi s’il avait fallu reconsidérer mon plan.
Enfin, ne vous méprenez pas davantage sur le fait que j’aie, tout comme les autres, bloqué la porte de ma chambre avec une chaise ou que, tout au long du récit de Madame Christie, j’aie eu les gestes de défense d’un homme conscient du danger. Incarner Philip Lombard m’obligeait à jouer ce rôle afin d’être crédible aux yeux des autres.
Comme je l’ai fait remarquer un peu plus haut, la panique et la précipitation finirent par s’imposer parmi les survivants. Je n’avais pas prévu qu’Armstrong quitterait soudainement la maison, ni que Blore se lancerait à sa poursuite. Fort heureusement, ce bon Blore revint sur ses pas pour m’avertir du départ inattendu du médecin. Aussitôt, je saisis mon arme et, Blore m’accompagnant, j’envisageai de me débarrasser des deux de la même manière dont je m’étais débarrassé de Wargrave. Toutefois, ce ne fut pas nécessaire.
Que cherchait Armstrong, me direz-vous ? A fuir, tout simplement. Evidemment, il n’y avait rien de raisonné derrière cette fuite. Mais si vous restez persuadé que c’est la raison qui domine le monde, vous faites une cruelle erreur de jugement. Armstrong savait très bien qu’il n’avait nulle part où aller. Mais sans doute espérait-il trouver une solution, une idée… Peut-être a-t-il réellement cru pouvoir partir à la nage. Peut-être a-t-il pensé trouver une cachette. En tout cas, il semble bien qu’à ce moment, tout — à ses yeux — valait mieux plutôt que rester une minute de plus en la compagnie d’un assassin dont il ne comprendrait l’identité qu’au moment de trépasser.
Lors de notre battue nocturne avec Blore, il me sembla même apercevoir Armstrong se faufiler derrière la maison alors qu’il suivait Blore et moi du regard. Evidemment, il ne remarqua pas que je l’avais moi-même aperçu, tout comme il est inutile de préciser que je ne dis rien à Blore lorsque j’aperçus Armstrong. De retour à la maison, je me contentai de confirmer à Véra la totale impossibilité de retrouver le médecin.
Ce n’est que bien plus tard que je ressortis à la recherche du bon docteur. Pour plus de sécurité, je choisis de passer par ma fenêtre afin de ne pas me retrouver avec ce satané Blore, qui aurait pu entendre du bruit dans le couloir, à mes trousses... Lorsque j’avais attribué les chambres, j’avais jugé bon de choisir la mienne en raison d’un arbre permettant d’y avoir accès depuis la fenêtre. C’était là aussi une précaution supplémentaire bien que je dois avouer que, sur le moment, je l’avais jugée parfaitement inutile. Cela prouve bien qu’on n’est jamais trop prudent, et qu’il faut toujours écouter son instinct.
Je trouvai rapidement Armstrong errant près des récifs et, après une altercation, je le fis basculer dans le vide. Ainsi, il n’en resta que trois après que j’eus regagné ma chambre par le même chemin que celui emprunté pour en sortir, et que je regagnai mon lit pour finir la nuit.
A ce stade de l’aventure, je dois vous présenter mon complice. Son nom m’échappe aujourd’hui. Il s’agissait d’un jeune homme fort sympathique dont le principal intérêt fut qu’il mesurait à peu près ma taille, qu’il arborait des cheveux de la même couleur que les miens et qu’on aurait pu lui trouver une (très) vague ressemblance avec moi.
J’avais pris soin de faire l’acquisition d’un bateau que mon complice devait emprunter en partance d’un village côtier très en amont de Sticklehaven. Le but était que son arrivée sur l’île n’éveille pas les soupçons des curieux de Sticklehaven. Pour ce faire, l’homme devait parvenir non par la côte, mais par le large. J’avais conscience que des regards indiscrets seraient tournés vers l’ile, il fallait donc que l’embarcation y parvienne en leur échappant. En outre, ce bateau devant revenir au bercail dans le courant de la même journée, personne à son port d’attache n’avait de raison particulière de faire le rapprochement entre son utilisation et les évènements qui nous concernent, a fortioti si aucun bateau n’avait été vu à Sticklehaven. Le navire fut ensuite laissé à quai durant des mois à la vue de tous, puis je le fis vendre pour une bouchée de pain. L’empruntant donc pour quelques heures, mon complice arriva de nuit, peu après la mort d’Armstrong, juste avant l’aube. Je n’avais pas envisagé cette tempête qui aurait empêché qu’il arrive plus tôt si tel avait été mon souhait. Mais comme l’indique Agatha Christie, à ce moment, la tempête baissait d’intensité. Je fus donc soulagé, car dans le cas où la tempête s’était maintenue, j’aurais sans doute dû encore improviser davantage. Vu cette fort heureuse accalmie, je savais donc que mon complice respecterait le timing que nous avions convenu. Il ne pouvait évidemment pas jeter l’ancre face à la plage. Il devait dissimuler l’embarcation sur le versant latéral de l’ile, de sorte que le bateau n’était visible ni de la côte, ni de la maison si l’on n’examinait pas, sur le côté, le départ des falaises de manière trop attentive. Car bien entendu, l’embarcation était camouflée par le début de cette pente qui, à son point culminant, vient former la haute falaise visible depuis la côte. Pour ce qui le concerne, l’homme fit les quelques mètres qui séparaient le bateau de l’ile, à la nage, en s’aidant simplement d’une bouée pour faciliter sa flottaison.
Il n’en restait pas moins qu’au jour donné, le bateau ne devait pas être remarqué par Blore et Vera. C’est la raison pour laquelle je suggérai rapidement au lever que nous partions tous en direction des falaises. De là-haut, notre attention étant exclusivement dirigée vers la côte, je savais le bateau hors de portée des regards. Cela me permettait en outre de tenir Blore et Miss Claythorne éloignés de la maison. Je prétextai l’intérêt d’émettre des signaux héliographiques afin d’attirer l’attention des habitants de la côte (p. 211). Mon but réel était de permettre à mon complice de gagner la maison afin qu’il me prête son concours pour la suite des réjouissances. Car bien entendu, dès lors que nous n’étions plus que trois, je ne pouvais plus avoir aucune liberté de mouvement. Maintenant que nous avions établi depuis longtemps que personne d’autre que nous n’était présent sur l’ile, il convenait précisément d’y introduire un comparse. A ce stade, personne n’aurait songé à vérifier ce que nous avions déjà vérifié maintes et maintes fois. Le départ précipité de Blore vers la maison permit à mon nouvel allié de lui régler son compte selon le principe de la comptine.
C’est alors que je fis remarquer à Miss Claythorne cette forme étrange sur la côte : « qu’y a-t-il là-bas ? Vous voyez… auprès de ce gros rocher… Non… Un peu plus loin, à droite ! » (p. 223). Bien entendu, je savais pertinemment qu’il s’agissait du corps d’Armstrong qui, comme par enchantement, s’offrit à mon regard à ce moment précis. A partir de là, je savais pertinemment comment réagirait Miss Claythorne. Se sachant innocente, et Philip Lombard restant dans son esprit la seule autre personne présente sur l’île, elle conclurait immanquablement à sa culpabilité. Or, la seule manière pour elle de se prémunir du danger qu’incarnerait cet homme serait de prendre possession du revolver. J’avoue que c’est avec une délectation particulière que je la vis saisir l’arme. Toutefois, je ne pus m’empêcher d’être un peu déçu lorsque je la vis appuyer sur la détente, car elle m’avait paru fort sympathique durant ces quelques jours.
Elle se contenta de tirer une seule balle et, après que je me fus laissé tomber au sol, elle n’alla pas jusqu’à vérifier la gravité de ma blessure, ce qui est parfaitement cohérent. N’allez pas croire qu’il soit facile pour quelqu’un qui vient de commettre un meurtre et qui n’a aucune disposition pour la chose, d’aller triturer un corps pour — si je puis dire — contempler son trophée. J’imagine qu’au moment où elle pressa la détente, elle fut partagée entre le soulagement d’être délivrée d’un péril, et un sentiment d’horreur vis-à-vis de ce qu’elle venait de commettre. Dans tous les cas, sa confusion était forte à propos car, le revolver étant chargé à blanc, la seule chose dont je souffrais, c’était de devoir rester immobile sur le ventre le temps qu’elle quitte la scène.
Pourquoi cette mise en scène me direz-vous ? J’aurais effectivement pu pendre moi-même Miss Claythorne, seul ou en requérant l’aide de mon complice. Mais je trouvais largement plus intéressant de l’acculer au suicide sous l’effet des chocs consécutifs qu’elle avait subis tout au long du séjour ? Seraient-ils suffisants pour qu’elle grimpe sur une chaise, passe une corde à son cou et se jette dans le vide ? J’avoue que cette question me fascinait. Le pouvoir de la suggestion mentale m’a toujours intéressé. Je reconnais que sur ce point Miss Claythorne a répondu largement à mes attentes, et même bien au-delà de mes espérances.
Restait maintenant à quitter la scène. Ce fut chose fort simple après que mon complice m’eut retrouvé sur la plage. Lorsqu’il arriva, je l’abattis d’une balle en plein cœur — une vraie balle cette fois — je fis l’échange de nos vêtements et abandonnai son corps sur la plage. Comme je l’imaginais, ce déluge de cadavres, d’individus parfaitement inconnus dans la région, empêcha M. Naracott de focaliser son attention sur le corps de Philip Lombard en particulier. Il ne releva pas que l’homme étendu dans le sable n’était sensiblement pas le même que celui qu’il avait conduit sur l’île. Comment aurait-il pu retenir tous les détails alors même qu’il ne m’avait vu que quelques minutes, mêlé à un groupe, et que j’avais été fort peu soucieux de lui faciliter les choses en lui permettant de m’observer de trop près ? Qu’il remarque le subterfuge me paraissait très improbable…
Depuis ce jour, un parfait inconnu incarne dans la mort Philip Lombard. Recruté par Morris moyennant une forte somme d’argent, il s’agissait, pour ce que j’en sais, d’un voyou anonyme de Whitechapel dont la disparition n’émouvrait personne et ne serait sans doute pas même remarquée.
Pour parachever l’œuvre, il me resta à remettre en place la chaise que Miss Claythorne avait utilisée pour se pendre, et à rédiger la « confession » de l’honorable juge. Ceci fait, je quittai l’île du Nègre habillé de vieille nippes et dans la sécurité tranquille d’un bateau. Depuis, je n’ai jamais ressenti le besoin d’enfreindre la loi. Non pas que je me sois assagi. Rien de tel ! La vérité, c’est que la succession d’hypothèses, à commencer par celle d’Agatha Christie, me permet chaque jour de revivre les événements, sans jamais en perdre la saveur. Je remercie sincèrement Agatha Christie et ceux qui suivent ses pas. Grâce à eux, je conserve intact mes souvenirs, et je satisfais encore aujourd’hui mon besoin de transgression.
Elmer Robson aka Philip Lombard
Pour citer cet article :
Fabien Jacquard, "Another murder by death", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire des Dix Petits nègres", N°001, Décembre 2019. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/theywerenone/another-murder-by-death.html. Consulté le 22 Mars 2020.