Comment inscrire la critique policière dans les programmes pédagogiques de l'enseignement secondaire ?
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Enseigner la critique policière aux jeunes générations :
Comme diraient nos collègues oulipiens, avec qui nous avons récemment et conjointement mené l'enquête afin de percer le mystère de "53 jours", de Georges Perec,
" Bayard y avait pensé"...
Pour preuve irréfutable, la couverture d'un ouvrage publié en 1959, écrit, sous pseudonyme transparent, par notre président d'honneur, à l'occasion de l'un de ses nombreux voyages dans le temps.
Pour définir la place de la critique policière au sein des programmes pédagogiques, il faut d’abord rappeler clairement en quoi consistent cette critique, ses principes, ses enjeux et ses règles. De la page d’« Instructions aux enquêteurs(trices) » figurant sur le site d’InterCriPol, on retiendra surtout ces deux paragraphes fondamentaux :
Toute hypothèse, demande d’ouverture d’enquête ou réfutation doit être étayée de façon objective : Vous devez toujours expliciter vos outils d’analyse et vous appuyer sur des éléments précis de la/des fiction(s) : invraisemblance, incohérence, rupture avec les « règles » du genre. Par exemple, on peut fort bien se référer aux lois scientifiques ou à la juridiction du monde réel pour les œuvres dites réalistes. Si vous proposez de réinterpréter l’œuvre selon la grille d’analyse d’un genre différent (par exemple relire une tragédie comme un roman policier), vous devez clairement l’indiquer d’emblée, et formuler clairement où se situent les glissements dans la grille d’analyse attendue.
Une critique policière n’est pas une réécriture : Toute interprétation alternative doit être, a priori, rigoureusement compatible avec la lettre du texte. Matriochca n’a pas vocation à changer les faits, mais à trouver la (les) vérité(s) cachée(s). Pour supposer que le(la) narrateur(trice) ment, par exemple, vous devez donc en amont démontrer que sa parole n’est pas fiable. Matriochca vous déconseille par ailleurs également de séquestrer l’écrivain(e) sur lequel vous enquêtez, afin de le(la) forcer à corriger l’intrigue dans le sens qui vous convient.
La critique policière est une pratique inventive, normée et rationnalisée. Elle nécessite de restreindre l’inventivité au champ de la cohérence textuelle. On change uniquement des faits non formulés ou non fiables, donc le champ du possible. On peut agir sur (et seulement sur) toute l’extension des probabilités générée par les faits assertés dans le texte.
Cela revient à dire que cette critique départit des domaines factuels distincts dans l’univers textuel :
- Premièrement, les faits qui doivent être considérés comme véritables, car ils sont textuellement indéniables (leur existence ne peut être remise en cause parce qu’un nombre suffisant de témoins dignes de foi en ont rendu compte ou qu’ils ont été vérifiés au sein de l’univers narratif par des preuves tangibles et crédibles).
- Deuxièmement, les faits assertés qui peuvent être remis en cause (par exemple les témoignages de personnages dont on peut douter de la sincérité, et qu’aucune preuve n’est venue étayer par ailleurs).
Suivent au moins deux types de faits qui appartiennent à ce qu’Umberto Eco appelle des propriétés « narcotisées[1] » du texte. Ce sont les propriétés du monde narratif et de ses constituants qui peuvent être inférées par le lectorat mais qui ne sont jamais explicitées par le texte ni jamais niées par lui. Le lecteur les infère par mimétisme du réel et en cohérence avec l’univers du récit :
- Troisièmement, les faits qui font l’objet d’une ellipse, d’un sommaire ou d’une mention purement allusive. Le texte ne les décrit ni ne les caractérise, mais il implique qu’ils ont existé : un déjeuner, une journée ellipsés (avec des formules du type « Le jour suivant, après le déjeuner, … ») ont une existence implicite, postulée par le texte mais vierge de toute identité. La séquence des événements les inclut mais la voix narrative les élude ou les contracte.
- Quatrièmement, les faits qu’on pourrait créer de toute pièce parce que le récit ne se prononce pas à leur propos, ni sur leur existence ni sur leur non-existence. Ils peuvent concerner les agissements d’un personnage dans le passé ou avant le début de l’histoire, l’identité réelle et la vie d’un personnage mentionné qu’on ne verra jamais, dont il est peu question ou qui disparaît au cours du récit, ou encore les détails et les mobiles d’une intrigue secondaire sur laquelle le texte donne peu d’informations, etc. Contrairement aux ellipses, où c’est le récit qui élude des éléments appartenant à la séquence événementielle, les faits créés de toute pièce ne préexistent ni dans la séquence événementielle ni dans le récit. C’est le lectorat et non le texte qui en postule l’existence. Leur recevabilité tient à leur cohérence et à leur vraisemblance vis-à-vis des faits postulés par le texte. Plus les faits créés entreront en écho (symbolique, métaphorique, allégorique, symétrique, thématique, etc.) avec les faits postulés, plus ils sembleront éclairer et expliquer ces derniers, et plus ils deviendront logiques et nécessaires à l’interprétation du texte.
Cette différenciation des faits littéraires engendre une profondeur de lecture bien plus grande que lorsqu’on se limite à étudier les deux premiers types : les faits prouvés et les faits assertés, soit ce qui est (et seulement ce qui est) explicité par un texte. En investissant le domaine des possibles, l’enquêteur.rice littéraire se voit obligé.e de distinguer différents types d’existence en puissance. Il.elle doit alors faire preuve d’un véritable recul critique : l’exercice de sa créativité (sa capacité à repenser autrement le Rubik’s Cube des faits textuels) passe par une entreprise de rationalisation et de justification. Il faut « expliciter [ses] outils d’analyse », clairement « indiquer d’emblée » ou « formuler » la « grille d’analyse d’un genre différent » ou les glissements dans cette grille mobilisés pour repenser le texte[2]. La clarté précède, accompagne et conclut l’exercice d’enquête.
La critique policière est donc une pratique à deux facettes. D’une part et dans un premier temps, elle se base sur des intuitions non rationalisées face au récit, c’est-à-dire sur une computation des données dont la production cognitive précède la conscience (laquelle a toujours un temps de retard dans le traitement cognitif des informations[3]). Des dissonances cognitives émergent à la lecture face à des incohérences, des insatisfactions dans l’enchaînement des faits ou dans la solution proposée par la version « officielle », souvent intra-textuelle. La résolution de ces dissonances cognitives passe alors par un travail créatif, une recombinaison des données du texte à partir de règles précises. Ce travail fait appel à des capacités de générativité et de récursivité qui seraient propres à l’espèce humaine[4] et qui sont convoquées dans un certain nombre d’activités humaines, à commencer par le parangon des jeux éducatifs, les échecs (et également, comme dit plus haut, dans le Rubik’s Cube).
D’autre part et dans second temps, la critique policière demande un travail de vérification et d’explication rationnelle de ces inventions. Ce temps est dit second parce qu’il suppose une prise de conscience qui succède au travail créatif spontané, quant à lui largement lié aux processus inconscients de la cognition. Mais ces deux opérations partagent une même temporalité plus large de conception car elles dialoguent et se corrigent l’une l’autre à de multiples reprises. Par le travail de rationalisation, la création d’une solution alternative s’auto-fournit sa critique littéraire (voire sa théorie littéraire) et s’affine elle-même au regard de cette critique. C’est pourquoi il n’est nullement besoin de séquestrer l’auteur.rice du texte original, dans la mesure où le droit de réponse auctorial ne serait qu’une théorie parallèle, adaptée à une autre computation du texte. Chaque vérité policière a son propre système théorique de référence, qui doit émerger à la conscience de l’enquêteur.rice et être transmise au lectorat en même temps que la vérité qu’il détermine.
Des vertus qui émergent de cette double démarche, la liste est longue, mais on peut citer notamment le développement de la créativité littéraire, la prise de conscience et le respect de règles internes à la narration et à l’histoire de la littérature, l’exercice de l’esprit critique, la distinction entre témoignage contestable, témoignage étayé, témoignage prouvé, témoignage verbal et témoignage factuel, la sensibilisation à la manipulation qu’induit tout énoncé langagier, la volonté de se prémunir contre un certain nombre de ces manipulations et de lutter contre des biais cognitifs humains dévastateurs, la compréhension (ou au moins l’intuition) de la relativité interne au concept de vérité (qui, comme la relativité de l’univers physique, est relative à l’espace-temps mental de chaque subjectivité, celle du lectorat comme celle des personnages).
Ces vertus internes à la critique policière servent absolument les objectifs de l’enseignement du français au collège et au lycée. Parcourons par exemple les nouveaux programmes 2019 du français en classe de seconde générale et technologique. On y lit dans le préambule les entrées suivantes :
Les finalités propres de l’enseignement du français au lycée sont les suivantes : […]
– Structurer [une culture littéraire commune] en faisant droit à la sensibilité et à la créativité des élèves dans l’approche des formes, des œuvres et des textes, mais aussi en faisant toute sa place à la dimension historique qui permet de donner aux élèves des repères clairs et solides ;
– Former le sens esthétique des élèves et cultiver leur goût, en favorisant l’appropriation de leurs lectures et en renforçant leurs capacités d’analyse et d’interprétation ;
– Approfondir et exercer le jugement et l’esprit critique des élèves, les rendre capables de développer une réflexion personnelle et une argumentation convaincante, à l’écrit comme à l’oral, mais aussi d’analyser les stratégies argumentatives des discours lus ou entendus. [5]
Cette quadruple mission peut être parfaitement accomplie à travers une enquête littéraire. Apprendre à exercer sa sensibilité, sa créativité, mais à travers des règles strictes pour en réguler les pratiques et les résultats : c’est le motto d’InterCriPol. S’approprier ses lectures (et l’univers textuel) pour renforcer sa finesse d’analyse : c’est le double travail de la critique policière, combinant inventivité et rationalité. Exercer son jugement critique enfin, démonter la manipulation linguistique (pudiquement appelée « stratégies argumentatives ») interne au texte lu : c’est le résultat que produit toute lecture policière. N’être dupe ni des personnages, ni du.de la narrateur.rice, ni de l’auteur.rice, voilà qui s’inscrit dans la visée ultime de l’école, la « formation de la personne et du citoyen. » [6]
Dans le cas du lycée, la critique policière apporte en ce sens une alternative bienvenue aux exercices critiques du commentaire et de la dissertation. Ces derniers conservent sur du texte un regard réceptif plutôt qu’interventionniste et se limitent aux faits actualisés, condamnant au hors-sujet les faits qui auraient pu se produire ou non. Les mêmes programmes de seconde le rappellent d’ailleurs à de multiples occasions : « l’enseignement du français suppose que soit favorisée une pratique intensive de toutes les formes, scolaires et personnelles, de la lecture littéraire. […] Les principaux objectifs sont donc de faire réfléchir, lire, écrire et parler les élèves » [7].
Bien plus que les exercices canoniques la critique policière permet de faire parler les élèves, non seulement de ce qu’ils ont lu, mais aussi de ce qu’ils auraient : pu lire, voulu lire, écrit, pu écrire ou voulu écrire.
Tout encourage donc à inscrire une enquête policière au sein d’un programme annuel, dans une des entrées thématiques ou génériques du programme. En seconde, on peut y consacrer par exemple une des séquences liées au théâtre ou au roman et au récit. Mais avec toute activité pédagogique nouvelle surgit la question de sa conception et de son déroulement. Comment s’y prendre, lorsqu’on est enseignant.e, pour concevoir une séquence de critique policière ? Comment l’organiser devant les classes, en distanciel ou en présentiel ? Pour répondre à ces deux questions, je proposerai une méthodologie préparatoire, adaptable à toute narration qui serait soumise à enquête policière, puis une étude de cas : le déroulé d’une séquence de critique policière sur le Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle, menée à distance en classe de seconde générale et technologique pendant le confinement du printemps 2020.
Pour découvrir comment concevoir une séquence de critique policière en en déverrouillant un maximum de possibles,
rendez-vous à la page suivante de notre enquête
Pour citer cet article :
Sarah Delale, "Comment enseigner la critique policière dans le secondaire ? Méthodes et pratiques à partir du Chien des Baskerville", Intercripol-Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire Baskerville (enquête policière et didactique)", N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/enseigner-la-critique-policiere-dans-le-secondaire-methodes-et-pratiques-a-partir-du-chien-des-baskerville/comment-inscrire-la-critique-policiere-dans-les-programmes-pedagogiques-de-l-enseignement-secondaire.html. Consulté le 5 Février 2021.
Notes :
[1] Umberto Eco, Lector in fabula, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, coll. Le Livre de Poche/Biblio essais, 1985 (1979). Concernant cette notion capitale pour le travail de la critique policière, je me permets d’indiquer en détails la définition que donne Eco p. 109-110 : « Normalement, les propriétés du sémème [d’une entité convoquée dans le texte] restent virtuelles, c’est-à-dire qu’elles restent enregistrées par l’encyclopédie du lecteur qui tout simplement se dispose à les actualiser quand le cours textuel le lui demandera. Le lecteur n’explicite donc, de ce qui reste sémantiquement inclus ou implicité, que ce dont il a besoin. En agissant ainsi, il aimante ou privilégie certaines propriétés tandis qu’il garde les autres sous narcose. Par exemple, dans Un drame bien parisien, on dit que Raoul est un |monsieur|, ce qui implicite mâle humain adulte. Tout être humain a, comme propriétés qui lui sont assignées par l’encyclopédie, deux bras, deux jambes, un système circulatoire à sang chaud, deux poumons et un pancréas. Mais à partir du moment où une série de signaux de genre avertissent le lecteur qu’il n’a pas affaire à un traité d’anatomie, celui-là garde sous narcose toutes ces propriétés jusqu’au chapitre 2 de cette histoire où Raoul lève la main. La propriété virtuelle d’avoir des mains, qui était pour ainsi dire restée à disposition dans l’encyclopédie, est ici privilégiée. Raoul, pour le reste, pourra textuellement survivre sans poumons – alors que si nous lisions La Montagne magique, les poumons de Hans Castorp devraient être tôt ou tard pris en compte. Cependant, une propriété narcotisée n’est pas une propriété éliminée. Elle n’est pas explicitement affirmée, mais elle n’est pas non plus niée ».
[2] InterCriPol, Recherches universitaires sur les nouvelles voies de la critique policière, page « Instructions aux enquêteurs(trices) », page citée : http://intercripol.org/fr/enquete/instruction-aux-enqueteurs.html.
[3] À ce sujet, voir par exemple Stanislas Dehaene, enseignements de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, cours de 2008-2009 (« L’inconscient cognitif et la profondeur des opérations subliminales ») et surtout de 2009-2010 (« L’accès à la conscience ») : https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/_course.htm.
[4] À ce propos voir ibid., cours de 2016-2017 (« Parole, musique, mathématiques : les langages du cerveau »), en particulier le cours du 20 février 2017, « La représentation des arbres syntaxiques, singularité de l’espèce humaine ? » : https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2017-02-20-09h30.htm.
[5] Bulletin officiel spécial n°1 du 22 janvier 2019. NOR : MENE1901575A, Arrêté du 17-1-2019 - J.O. du 20-1-2019, MENJ - DGESCO MAF 1, disponible en ligne (préambule).
[6] Ibid. (Programme – Présentation générale, objectifs).
[7] Ibid. Les différents types d’écrits d’appropriation mentionnés pour le roman et le récit dans les programmes de seconde générale et technologique (Contenu, les objets d’étude, Le roman et le récit du xviiie siècle au xxie siècle) sont les suivants : « L’écrit d’appropriation (écriture d’invention ou d’intervention à partir d’un extrait de l’une des œuvres étudiées ; résumé d’une partie du récit ; rédaction d’une appréciation concernant la préférence de l’élève pour tel personnage ou tel épisode […]) » (ibid.). Une séquence de critique policière réunit et permet de creuser, au choix, l’intégralité de ces types d’exercice.