Quels sont les apports de la critique policière dans l'apprentissage littéraire ?
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Quel bilan dresser avec les élèves à l’issue d’une telle séquence ?
Il serait dommage de ne pas en exploiter les multiples dimensions pour réfléchir à trois problèmes qui taraudent très souvent les élèves de première.
Le premier problème concerne le caractère relatif de l’interprétation littéraire. Il est très difficile pour les élèves de comprendre pourquoi des commentaires stylistiques et narratologiques sont acceptés dans les analyses textuelles, mais pas des commentaires d’ordre paraphrastique ou psychologique. Cela vient pour partie de leur difficulté à comprendre (et de notre difficulté à leur expliquer) ce qui fait la spécificité de l’interprétation littéraire. Comment sait-on si une interprétation est bonne ? Comment décide-t-on qu’elle a été voulue par l’auteur.rice ou qu’elle aurait été acceptée par lui.elle ? Où se situe la frontière entre interprétation, surinterprétation et hors sujet ?
Un rappel sur la distinction entre implicite et explicite sera bienvenu. On pourra revenir sur les différents types de faits que contient un livre : ceux étayés par des preuves, ceux dépendant d’un type de discours rapporté, ceux ramassés dans des sommaires ou des ellipses, ceux qui n’ont jamais été mentionnés et que le commentaire scolaire ne peut supposer qu’avec la plus extrême prudence. On pourra définir l’activité du commentaire scolaire par opposition à la créativité de la critique policière. Le premier s’en tient strictement à commenter l’état du texte (comme dans les premiers exercices de la séquence) en essayant de limiter les jugements de valeur. Ses analyses sont donc toutes appuyés sur les faits assertés par le texte : ce qui est dit textuellement, stylistiquement, rhétoriquement ou narratologiquement, c’est du concret. La seconde pousse le texte dans les possibilités qu’il n’exploite pas (comme dans les derniers exercices de la séquence), dans des virtualités qualifiées par le commentaire scolaire de surinterprétation.
La difficulté et le plaisir du commentaire littéraire, sa façon de jouer avec le feu, c’est d’analyser l’explicite et d’inférer très peu (juste ce qu’il faut et en s’appuyant sur le maximum d’indices textuels) sur les sens implicites de l’écriture. La critique policière envahit le domaine des possibles avec la détermination d’une division blindée ; le commentaire littéraire danse sur la ligne frontière et pose de temps à autre un pied (jamais deux simultanément) dans le domaine des possibles.
Le deuxième problème concerne la spécificité des œuvres narratives par opposition au réel, en tant qu’objets où le principe de causalité est sur-représenté. On pourra faire un court bilan sur la manière dont l’écriture manipule son lectorat émotionnellement (à travers le suspense, la curiosité, les personnages) et intellectuellement (à travers une caractérisation biaisée des personnages et des décors, une sélection des faits racontés entre scènes et ellipses). Cela permettra d’insister sur les biais de lecture qu’on a tendance à transporter dans le réel : quand on lit ou qu’on regarde une fiction, on a tendance à tout penser en termes de causalité. Tout malheur a une explication, tout personnage est soit le faire-valoir d’un autre, soit le héros, soit l’ennemi ; chacun a une fonction définie en réseau. Le hasard est la première hypothèse que l’on évacue quand on interprète la fiction ; réflexe qui, en gagnant l’analyse du réel, nous expose aux théories du complot. Étrangement, la lecture psychologique constitue le geste inverse : elle analyse la fiction selon les grilles du réel où la corrélation domine sur la causalité, et où l’étude des caractères se suffit à elle-même et ne fournit pas nécessairement l’explication de ce qui est arrivé ou arrivera.
Le troisième et dernier problème touche à l’utilité de la littérature. Dans tous les cas, il est bon de rappeler à des lycéens que la consommation narrative, du classique littéraire au très mauvais blockbuster, est avant tout pour le cerveau une activité de simulation. Simulation de mondes, simulation des virtualités du réel, simulation de scénarios comportementaux de la part des autres et de soi, qui viennent enrichir notre capacité à réagir au quotidien et notre compréhension du réel. En réfléchissant à la variété des pratiques de lecture (consommation d’un public entièrement passif, intérêt limité au suspense ou à la curiosité, commentaire psychologique, commentaire littéraire, critique policière, adaptation-recréation), on pourra déterminer les vertus et les plaisirs qui sont propres à chacune. Certaines, comme le commentaire littéraire, nous familiarisent avec l’art de la manipulation langagière qui sous-tend la société. D’autres, comme la lecture psychologique, nous préparent entre autres à des types de caractères que nous n’aurions pas rencontrés dans notre entourage. La critique policière transmet quant à elle deux compétences structurantes de la créativité : la pensée divergente et la flexibilité [1], cet art de savoir considérer absolument toutes les facettes d’un problème et de s’adapter aux changements du problème. A-t-on besoin de dire à quel point cet art est essentiel pour affronter le monde aujourd’hui ?
Sarah Delale
Pour citer cet article :
Sarah Delale, "Comment enseigner la critique policière dans le secondaire ? Méthodes et pratiques à partir du Chien des Baskerville", Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : réouverture de l'affaire Baskerville (enquête policière et didactique)", N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/enseigner-la-critique-policiere-dans-le-secondaire-methodes-et-pratiques-a-partir-du-chien-des-baskerville/bilan-theorique-et-pedagogique-de-l-experience.html. Consulté le 5 février 2021.
Illustration :
Couverture de la bande dessinée The Seven per cent solution, par David et Scott Tipton (scénario) et Ron Joseph (dessins), 2016.
Note :
[1] Todd Lubart et alii, Psychologie de la créativité, op. cit., p. 34-39. À propos de l’impact probable du lycée sur une perte de créativité des individus en France, voir ibid., p. 136-137 (« le lycée, plus réglementé que le collège, est peut-être un cadre dans lequel la pensée divergente doit être majoritairement inhibée dans la réussite scolaire »).