L’ « ‘‘Anomalie’’»
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La Vie mode d’emploi est pleine de personnages secondaires qui passent facilement inaperçus. Par exemple le gérant de l’immeuble, Romanet, qui n’est désigné que par sa fonction la quasi totalité des fois où il apparaît dans le roman, et n’est crédité d’un nom que tardivement, au chapitre LXXXVI, singulier personnage d’affairiste, régulièrement antipathique, qui possède ou posséda la quasi totalité des chambres de bonnes de l’immeuble sans apparemment y habiter (même si l’on se demande bien alors comment Valène peut se souvenir de sa « table rognon » au chapitre LI) et dont il faudra bien un jour enquêter sur l’identité, la fonction et le rôle dans diverses affaires ayant secoué la vie finalement bien peu tranquille de l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier ; ou bien encore l’effacée mais néanmoins borgésienne Madame Hourcade – sans parler de l’apparemment inoffensive Mademoiselle Célia (ou Ceulia – Celia ?[1]) Crespi dont la couverture est depuis longtemps éventée[2].
Parmi cette foule de petits suspects ordinaires, le grand-père Échard mérite une attention particulière.
La famille Échard (à qui la typographie des premières éditions fait régulièrement même si normativement perdre l’accent aigu de l’initiale) est une famille à la Simenon, assez représentative d’une petite bourgeoisie d’apparence paisible mais cachant en réalité de redoutables passions. C’est au chapitre XXX que le lecteur fait la connaissance de ce joli petit monde : Madame Échard est une « teigne » invivable, femme à histoires, harpie querelleuse dont l’essentiel des occupations consiste à rendre la vie impossible à son gendre, Philippe Marquiseaux, lequel le lui rend assez bien d’ailleurs. Monsieur Échard est un « vieux bibliothécaire à la retraite dont la marotte était d'accumuler des preuves démontrant qu'Hitler était toujours vivant » [3] – occupation éminemment douteuse, on en conviendra – et qui vit manifestement dans la crainte ou sous la coupe de son acariâtre épouse. La fille, Caroline, ne semble pas particulièrement futée – ou bien peut-être l’est-elle trop – si l’on songe qu’en « 1966, alors qu'elle venait d'avoir vingt ans, elle épousa Philippe Marquiseaux qu'elle avait rencontré quelques mois auparavant en Sorbonne où l'un et l'autre faisaient des études d'histoire » [4] ! On serait tenté d’ajouter : « quelques mois seulement auparavant » ! Quant à Philippe Marquiseaux, le gendre, c’est un fils à papa, rejeton d’un « riche négociant qui désapprouvait le mariage de son fils » [5] et qui, parti pour devenir historien, finira par se tailler une petite réputation dans le milieu du show-business.
Mais jugeons un peu mieux de l’ambiance exécrable régnant au sein de cette famille en relisant divers passages du chapitre XXX :
Les premières escarmouches se déclenchèrent pour des histoires de salle de bains : Philippe, hurlait Madame Échard de sa voix la plus aigre et de préférence lorsque les fenêtres étaient grandes ouvertes pour que tout l'immeuble entende bien, Philippe restait pendant des heures dans les cabinets et laissait systématiquement à ceux qui venaient après lui le soin de nettoyer la cuvette ; les Échard, rétorquait Philippe, faisaient exprès de laisser traîner leurs dentiers dans les verres à dents dont lui et Caroline étaient censés se servir. [6]
Tous les soirs la vieille femme invectivait son gendre en inventant presque chaque fois de nouveaux prétextes : il arrivait en retard, il se mettait à table sans se laver les mains, il ne gagnait pas ce qu'il y avait dans son assiette mais ça ne l'empêchait pas de faire le difficile bien au contraire, il pourrait quand même de temps en temps aider Caroline à mettre la table ou à faire la vaisselle, etc. Philippe supportait le plus souvent avec flegme ces criailleries incessantes et parfois même tentait d'en plaisanter, par exemple en offrant un soir à sa belle-mère un petit cactus, «fidèle reflet de son caractère», mais un dimanche à la fin du déjeuner, alors qu'elle avait préparé le plat qu'il abhorrait le plus – du pain perdu – et qu'elle voulait le contraindre à en manger, il perdit le contrôle de lui-même, arracha la pelle à tarte des mains de sa belle-mère et lui en asséna quelques coups sur le crâne. [7]
Madame Échard, selon ses humeurs, tantôt s'humanisait, allant jusqu'à offrir à sa fille une tasse de thé, tantôt accentuait sévices et vexations, par exemple en coupant l'eau chaude exactement à l'heure où Philippe allait se raser, en faisant hurler du matin au soir son poste de télévision les jours où les deux jeunes gens révisaient dans leur chambre un oral d'examen, ou bien en faisant mettre des cadenas à combinaisons sur tous les placards sous prétexte que ses réserves de sucre, de biscuits secs et de papier hygiénique, étaient systématiquement pillées. [8]
L’inévitable conséquence de ce climat délétère, de ces relations dégradées, de la fréquence allant sans cesse croissant des incidents domestiques chez les Échard, mais aussi, il faut bien le dire, de la nature possiblement criminelle de toutes ces personnes, pourrait bien avoir consisté en un double assassinat passé totalement inaperçu dans les pages du roman en dépit de nombreux indices suspects – mais un assassinat dont il est difficile de dire s’il fut commis par la même personne :
Madame Échard, un jour, s'étrangla avec une arête ; Monsieur Échard, qui n'attendait que cela depuis dix ans, se retira dans le tout petit cabanon qu'il avait fait construire à côté d'Arles ; un mois plus tard, Monsieur Marquiseaux se tua dans un accident de voiture, laissant à son fils un héritage confortable. [9]
Nous avons d’ailleurs peut-être une preuve de la dimension criminelle de ces deux décès dans un indice littéraire celui-là très caché et plutôt « second » ou biais du passage. En effet, il est précisé quelques lignes avant la relation de ce possible double assassinat que « Philippe dut se résoudre à vendre à un antiquaire de la rue de Lille le seul objet véritablement précieux qu'il eût jamais possédé : une mandore du XVIIe siècle sur la table de laquelle étaient gravées les silhouettes d'Arlequin et de Colombine en dominos » [10].
Cette mandore (un instrument de musique à cordes, plus médiéval que classique cependant, ancêtre de la mandoline) est là, en réalité, pour actualiser la contrainte « Tableau » / « Baugin, Nature morte à l’échiquier » (toile du XVIIe siècle, précisément, sur laquelle figure en effet, en bas à gauche, un instrument de musique retourné dans lequel les spécialistes s’accordent dans l’ensemble à plutôt reconnaître un luth).
Pourquoi alors Perec a-t-il absolument voulu y voir une mandore ? Par goût des mots rares ? Non, bien évidemment, surtout au prix d’un anachronisme (car le mot « luth » aurait tout aussi bien fait l’affaire). Le nom de cet instrument de musique renvoie en fait et en outre à un ami de Perec et Catherine Binet, le dramaturge Romain Weingarten, dont l’une des pièces, écrite en 1973, porte précisément pour titre La Mandore. C’est Perec lui-même qui nous l’apprend dans son cahier « Allusions et détails » (qui fait partie du dossier des brouillons de La Vie mode d’emploi [11]).
Néanmoins, l’amitié n’est sans doute pas la seule cause supplémentaire de ce détail du roman : outre que l’intrigue de La Mandore se déroule dans un immeuble dont les habitants sont les personnages de la pièce, ce qui en fait une sorte de prédécesseur de La Vie mode d’emploi, un couple de vieilles personnes y est assassiné ! Singulière ressemblance avec la situation du roman ! On avouera que tout ceci est bien troublant… ou plutôt bien combiné !
J’invite le lecteur, pour compléter cet éloquent portrait de groupe, à reparcourir en s’aidant de l’index les passages du roman consacrés aux « Marquiseaux », c’est-à-dire à Caroline et à Philippe, personnages à peine moins antipathiques que les parents Échard ; et lui rappelle qu’au chapitre XXVIII, qui se termine par une anticipation du devenir de l’immeuble et de quelques-uns de ses habitants, nous apprenons qu’« un jour la petite Marquiseaux s'enfuira avec le jeune Réol » [12], autrement dit que la moralité ne caractérisera pas plus les membres futurs de cette famille que les actuels ou récemment passés.
Mais ça n’est pas tout à fait à ceux avec qui nous venons de reprendre connaissance que je voudrais ici surtout me consacrer, comme je l’ait annoncé au presque début de cette enquête de voisinage. Car dans ce jeu des sept familles, chez les Échard, il y a encore le grand-père, bien plus intrigant me semble-t-il que le reste !
Le personnage fait une très discrète apparition au chapitre XXXVIII puis disparaît ou presque pour ne reparaître que dans l’index. Pourtant, quoique n’occupant que peu de place au sein de la fiction, son existence ne laisse de poser question.
Souvenons-nous d’abord du contexte dans lequel nous faisons sa connaissance pour la première et l’apparente presque dernière fois du roman. Le chapitre XXXVIII, consacré à la « machinerie de l’ascenseur », relate un épisode fameux de la vie de l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier s’étant déroulé « dans la nuit du quatorze au quinze juillet 1925 »[13]. Cette nuit-là, une bande de jeunes gens, gais lurons s’étant rendu à un feu d’artifice et ayant consommé plus que de raison force boissons alcoolisées, se retrouve coincés dans l’ascenseur dont ils ont provoqué la panne par surcharge.
La suite du chapitre décrit leurs occupations durant cette inactivité forcée et offre un défilé de grotesques empruntés à des habitants de l’immeuble nuitamment ou matutinalement dérangés : ainsi, voit-on tout d’abord, peu après quatre heure du matin, heure de l’incident, la concierge Mme Araña, qui « ressemblait vraiment à son nom » et qui arrive « vêtue d’un peignoir orange à ramages verts et d’une espèce de bas de coton en guise de bonnet de nuit » [14] ; puis, la concierge ne pouvant rien pour les prisonniers de l’ascenseur à cette heure trop tardive ou trop matinale, comme on voudra, la longue attente reprend, tuée par des jeux de cartes, avant que les vociférations du plus aviné des reclus, Monsieur Jérôme, ne fasse sortir de chez eux les habitants des quatrième et cinquième étages entre lesquels l’ascenseur s’est arrêté : « Mme Hébert, Mme Hourcade, le grand-père Échard, les joues pleines de savon à barbe, Gervaise, la gouvernante de M. Colomb, avec une liseuse en zénana, un bonnet de dentelle et des mules à pompons, et enfin, la moustache en bataille, Émile Gratiolet lui-même, le propriétaire »[15].
On doit alors être aux premières heures du matin. C’est donc ici l’unique apparition du grand-père Échard, dans une attitude et une position tout droit sorties d’un film burlesque ou d’une bande dessinée première. Mais le comique ne serait-il pas là moyen d’endormir notre méfiance ?
Car ce grand-père Échard qui n’a droit qu’à une vie vraiment très brève dans le roman, réapparaît tout de même dans l’index et peut-être un tout petit peu plus loin. Mais dédoublé ! Avant d’examiner cette curieuse partition, précisons d’emblée qu’il ne faut pas le confondre avec le personnage de l’« Histoire du grand-père qui se faisait la barbe » mentionnée dans le « Rappel de quelques-unes des histoires racontées dans cet ouvrage », l’avant-dernière des « Pièces annexes » du roman, qui renvoie non au grand-père Échard mais au grand-père de Madame Moreau saisi lui aussi dans cette position à la fin du chapitre LXXI, mais sans connotations comiques apparemment.
Que lisons-nous dans l’index à l’entrée « Échard » ? Ceci (emprunté à l’édition originale à laquelle nous nous référerons pour cette partie de l’enquête) :
ECHARD (Caroline), voir Caroline Marquiseaux, 51, 178-180, 401, 402.
ECHARD (grand-père), 178-180, 222, 276, 360.
ECHARD (Marcelin), chef magasinier, 235, 554, 555.
ECHARD (Mme), 178-180, 235, 554.
Éliminons tout de suite Caroline et sa mère qui, en l’occurrence en tout cas, ne posent pas problème. Évidemment, le nombre élevé de pages où le grand-père Échard est supposé apparaître est fort surprenant étant donné ce que nous avons avancé plus haut.
Examinons donc ces occurrences :
–la séquence en caractères gras « 178-180 » renvoie en fait à ce chapitre XXX que nous avons déjà maintes fois cité et qui compte les démêlés de Caroline et Philippe Marquiseaux avec Madame Échard, c’est-à-dire, en ce qui concerne le personnage de l’entrée de l’index, non au « grand-père Échard » mais sans doute à Marcelin Échard, époux de Madame Échard, le « vieux bibliothécaire en retraite dont la marotte était » celle qu’on sait (son prénom n’est pas précisé dans ce chapitre XXX mais le sera au XCI consacré à la cave des Marquiseaux et où a été abandonné un ouvrage intitulé Bibliographie critique des sources relative à la mort d’Adolph Hitler dans son bunker le 30 avril 1945 sur la couverture duquel figure le nom de l’auteur : Marcelin Échard) ; il n’y a donc ici aucune ambiguïté possible et c’est bien du père et non du grand-père Échard qu’il est ici question ;
–à la page 222, c’est cette fois-ci bel et bien le grand-père Échard qui surgit, les joues pleines de savon à barbe ;
–à la page 276, on trouve la mention « les Échard » dans un contexte chronologique où l’on doit sans doute comprendre qu’il s’agit de la famille dont le « grand-père Échard » était alors le chef, puisqu’il est mentionné en même temps que Gervaise, la gouvernante de ce M. Colomb qui fut propriétaire à une époque ancienne du mystérieux appartement du troisième droite objet d’une de nos précédentes enquêtes [16], et qui logeait alors son employée dans une chambre de cet appartement, « sous les Échard ». Rappelons d’ailleurs qu’au chapitre XXXVIII Gervaise apparaît en même temps que le grand-père Échard devant l’ascenseur en panne et donc que ces deux personnages sont des adultes contemporains au moment de cet épisode de la vie de l’immeuble situé, rappelons-le, en 1925. On peut donc sans doute considérer que dans cette page 276, ce dernier personnage, c’est-à-dire le « grand-père Échard », fait une seconde apparition dans le cours du roman, mais en quelque sorte implicitement et même confusément, la dénomination générique « les Échard » se rapportant plus vraisemblablement pour le lecteur au couple formé par Madame et Marcelin qu’à celui (pourtant ici le plus plausible) constitué par le grand-père, sa femme dont on ne saura rien et peut-être aussi Marcelin, leur fils ; du moins si nous croyons pour le moment en l’existence d’un grand-père Échard autonome et différent de Marcelin ;
–à la page 360, il est fait mention, dans un passage concernant la prononciation du nom de Cinoc et les problèmes qu’elle posa « d’emblée » aux habitants de l’immeuble, c’est-à-dire au moment de l’arrivée de Cinoc dans l’immeuble située en 1947 dans cette même page, il est fait mention donc de « Monsieur Échard qui, bibliothécaire versé dans les graphies forestières et dans les subséquentes façons de les émettre », établit le tableau exhaustif des manières de prononcer ce patronyme étranger. Certes, nous ignorons le métier du « grand-père Échard » mentionné à la page 222 (et alors identifiable sans aucun doute comme tel puisqu’il est précisément nommé ainsi : « grand-père Échard »), et il n’est pas interdit de penser que chez les Échard, on est peut-être bien bibliothécaire de père en fils, mais enfin, c’est là encore plutôt Marcelin que son père qui est régulièrement présenté au lecteur avec cette profession.
Il est donc assez clair que dans cette entrée, le « grand-père Échard » est, par deux fois sur quatre (p. 178-180 certainement et p. 360 probablement), confondu avec son fils putatif.
L’entrée suivante – « ÉCHARD (Marcelin), chef magasinier, 235, 554, 555 » – ne pose pas de véritable problème. La qualification professionnelle de Marcelin Échard (ici « chef magasinier » alors qu’il est désigné comme « bibliothécaire » dans le reste du roman) s’explique par le titre qu’il s’attribue lui-même sous son nom figurant sur la couverture de l’ouvrage mentionné au chapitre XCI (comme nous l’avons vu plus haut) : « Marcelin Échard, ancien chef magasinier à la Bibliothèque centrale du xviiie arrondissement ».
Un « magasinier », même en chef, n’est certes pas un conservateur ; mais il peut à la rigueur être dit « bibliothécaire ». Il n’y a donc aucune réelle difficulté à identifier ici, sous cette précision de l’index, le personnage qui, dans le roman, est présenté comme le père de Caroline. À la page 235, au début d’un chapitre consacré à Caroline et Philippe Marquiseaux, il est précisé que la salle de réunion du couple d’impresarii a été aménagée entre autres « en réunissant l’ancienne chambre des parents Échard et la petite salle à manger » ; or les parents de Caroline ne peuvent être à coup sûr que Madame Échard (dont on ne connaîtra jamais le prénom) et Marcelin – ici présent de nouveau à travers une désignation générique : les « parents Échard ». Aux pages 554 et 555 (que Perec aurait pu désigner « p. 554-556 » s’il avait respecté son protocole), nous nous trouvons à la fin du chapitre XCI dont nous avons déjà parlé et qui décrit les recherches et le livre de Marcelin sur les preuves de la survie d’Hitler.
Il est donc évident qu’en ce qui concerne cette entrée consacrée à Marcelin Échard, tous les renvois sont exacts.
Avant d’aller plus avant dans cette histoire de confusion de personnages dans l’entrée « Échard (grand-père) », rappelons que, comme nous l’avons montré dans un épisode précédent là aussi, l’index de La Vie mode d’emploi n’est pas exempt d’indices d’absence de rigueur. On pourrait donc en conclure rapidement que, très simplement, Perec a commis ici diverses erreurs. Pourtant, continuons à essayer de comprendre l’erreur ou l’anomalie – justement.
Pour commencer, tâchons de décider clairement, si possible, de qui le « grand-père Échard » est le grand-père. Certes, parce que c’est la réponse spontanément la mieux recevable, il peut nous apparaître d’emblée qu’il l’est de Caroline Échard épouse Marquiseaux ; mais dans la mesure où le roman évoque aussi une « petite Marquiseaux » (celle qui un jour s’enfuira de chez elle pour suivre un garçon) et qui n’est guère autrement identifiable que comme la fille de Caroline et Philippe, ce grand-père Échard pourrait fort bien être Marcelin, le père de Caroline. La confusion entre un « grand-père » Échard et un « Marcelin Échard » pourrait alors facilement s’expliquer si nous considérons que le temps du « romans » de Perec engage aussi bien le passé et le présent que le futur.
Mais au point de générer deux entrées d’index ?
Admettons provisoirement que oui. Comment ce personnage indécis peut-il alors être qualifié de « grand-père » en 1925, année de l’incident d’ascenseur qui a permis que nous fassions sa connaissance ?
Caroline, nous précise le début du chapitre XXX, se marie en 1966 à l’âge de 20 ans, ce qui place sa naissance en 1946 (ce que confirment les « Repères chronologiques » dans les « Pièces annexes » du roman – repères malheureusement avares en précisions concernant les Échard).
Si le grand-père Échard de 1925 n’est qualifié ainsi que parce qu’il sera un jour le grand-père de Caroline (et en se fondant sur un narrateur évidemment contemporain du présent du roman, 1975, qui connaît donc le devenir de ce personnage pour le désigner ainsi), on peut supputer qu’il, ce grand-père de 1925, doit alors être un jeune adulte actif (il se fait la barbe au petit matin sans doute avant de se rendre à son travail), probablement déjà marié (puisque Gervaise, souvenons-nous en, habite alors « sous les Échard ») et peut-être même déjà père de Marcelin (qui, pour donner naissance à Caroline en 1946 à un âge relativement normal pour l’époque, soit entre 20 et 30 ans, doit être né entre 1916 et 1926 et donc avoir entre 9 et moins 1 an au moment de l’incident de l’ascenseur). Pour être complet, et en appliquant au grand-père la même règle génitoire qu’à Marcelin, ce premier devrait être né en 1905 s’il a 20 ans en 1925 et en 1895 s’il en a 30 (autrement dit être né entre ces deux dates). En résumé : pour être crédible, l’hypothèse d’un vrai grand-père Échard se tient à ces conditions chronologiques-là. Mais si cette configuration justifie les renvois de l’entrée « Échard (grand-père) » de l’index pour les occurrences des pages 222, 276, et à la rigueur 360 (si nous admettons qu’il est aussi bibliothécaire et qu’il a alors – puisque nous sommes en 1947 à ce moment-là du roman – soit 52 ans, soit 42 ans, âge où il peut raisonnablement s’être retrouvé « versé dans les graphies forestières »), elle est rigoureusement impossible pour les pages 178-180, clairement rapportées à Marcelin comme nous l’avons vu.
D’ailleurs comment Marcelin, qui est qualifié de « vieux bibliothécaire à la retraite » au chapitre XXX situable quant à lui, comme nous allons le voir juste après, entre 1966 et 1968, pourrait-il l’être à 40 ans (s’il est né en 1926) et même à 50 s’il est né en 1916 ? On peut faire toutes sortes d’hypothèse pour justifier l’injustifiable (générosité de son statut, retraite anticipée, allure de vieillard avant l’heure ?), mais ne compliquons pas inutilement l’affaire ! Elle l’est déjà bien assez sans cela !
Examinons alors l’autre hypothèse : le grand-père Échard serait non pas le grand-père de Caroline mais celui de la « petite Marquiseaux », future délurée comme on sait, autrement dit Marcelin. S’il est jeune adulte en 1925 (suffisamment en tout cas pour se faire la barbe) et qu’il a alors 20 ou 30 ans, il ne devient père en 1946 qu’à 41 ans ou 51 ans, ce qui est assez rare mais non impossible (imaginons alors un vieux couple sans enfants qui finit par se reproduire très tardivement – aucun autre enfant n’étant d’ailleurs mentionné dans le roman et Caroline devant probablement être supposée fille unique – probable raison du caractère acariâtre de Madame Échard de surcroît). Au moment où sa fille se marie en 1966, Marcelin a donc environ 61 ans et peut raisonnablement mériter le qualificatif de « vieux bibliothécaire à la retraite » dans le chapitre XXX qui se situe entre le moment où, peu après leur mariage, en 1966 donc, Philippe et Caroline s’installent chez les parents Échard (qui d’ailleurs ont alors chacun un dentier) et 1968, date de la mort de Madame Échard (comme nous l’apprennent les « Repères chronologiques »).
Il faut donc se rendre à l’évidence : cette hypothèse que le « grand-père Échard » de 1925 est en fait Marcelin et non le père de celui-ci coïncide davantage avec les détails du chapitre XXX – sans omettre le fait que s’explique alors l’occurrence des pages 178-180 attribuée au grand-père Échard, non, en fait, parce qu’il est le grand-père de Caroline mais le vieux bibliothécaire en retraite du chapitre XXX, père de Caroline et éventuellement grand-père de la fille à venir de cette dernière. En un sens, le père Échard est alors possiblement rangé sous l’entrée « grand-père » (en ce qui concerne les occurrences des pages 178 à 180) parce qu’en 1966-1968 il a davantage l’apparence d’un grand-père de Caroline que d’un père.
Mais pourquoi deux entrées si finalement toutes les occurrences de ces deux entrées examinées se ramènent au seul Marcelin ?
Il est plus que vraisemblable que, dans un premier temps, Perec ait eu besoin d’un grand-père Échard pour asseoir le décor de l’incident d’ascenseur de 1925 appartenant à un passé relativement lointain de l’immeuble ; puis qu’il ait eu surtout besoin d’un Marcelin Échard, père de Caroline, personnage plus contemporain du présent du roman (1975). Les deux personnages se sont ensuite superposés grâce à l’avatar du bibliothécaire expérimenté de 1947 penchant plutôt du côté du grand-père, puis de celui du père déjà âgé au moment de la naissance et plus encore du mariage de sa fille, penchant plutôt du côté de Marcelin. À cette condition d’une paternité tardive de ce dernier, le tout demeure crédible. Et d’une appellation « grand-père Échard » soit un brin injurieuse pour Marcelin, soit reposant sur l’existence conjecturée d’une petite fille Marquiseaux délurée…
Un dernier élément pour justifier ce rétablissement rationnel de la vérité romanesque : au chapitre XVII, on peut lire à propos de Valène :
Il était le plus ancien habitant de l'immeuble. […] Plus ancien que Madame Marquiseaux, dont les parents avaient déjà l'appartement et qui y était pratiquement née alors que lui habitait là depuis déjà presque trente ans […] [17].
« Madame Marquiseaux », c’est ici Caroline, naturellement, et ses parents, les Échard, Marcelin et son épouse. Caroline naît en 1946, comme nous l’avons vu, à un moment où Valène habite déjà l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier depuis « déjà presque trente ans » (vingt-sept ans en fait si nous en croyons les « Repères chronologiques » du roman qui situent son arrivée dans l’immeuble en octobre 1919). Au moment où, au chapitre XVII, Valène se remémore les habitants disparus de l’immeuble, s’il avait existé un «vrai « grand-père Échard » en 1925, qu’il eût bien évidemment alors inévitablement connu, n’aurait-il mentionné comme anciens propriétaires de l’appartement de Madame Marquiseaux que ses parents ?
En bref, la fonte des deux personnages du « grand-père » et du père Échard en un seul est cohérente sur un plan diégétique ; restent cependant comme scories d’un état antérieur conjecturable du texte la dénomination « grand-père Échard » de notre chapitre XXXVIII et les deux entrées de l’index qui n’en constituent manifestement qu’une seule sur le plan logique.
Mais, encore et toujours, pourquoi deux entrées ?
Par erreur ? Toujours possible. Mais il est peu crédible, même si Perec en a fait bien d’autres dans l’index, que l’entrée « Échard (grand-père) » commence par un renvoi à une occurrence où c’est clairement Marcelin qui est concerné s’il existe par ailleurs un vrai grand-père Échard plutôt fantomatique (c’est moins net pour les trois suivantes, nous l’avons vu). En ajoutant une seconde entrée « Échard, Marcelin » à la ligne suivante, Perec ne se serait-il pas sûrement aperçu de son erreur ?
Conclusion : c’est probablement tout à fait volontairement que Perec a dédoublé son personnage en lui attribuant deux entrées. Marcelin est en même temps père et grand-père, ou bien il est père réel et grand-père conjecturé. Nous sommes donc bel et bien ici dans une forme d’anomalie temporelle, ce personnage bifide ayant en réalité deux existences plus ou moins superposables mais possédant tout de même leur logique propre.
Les anomalies temporelles ne sont pas rares dans le roman. Ni les bizarreries dans l’index. Dans la première de ces catégories, on peut par exemple signaler le cas du jeune Riri qui a près de 25 ans au moment où se déroule roman (1975) – ainsi qu’il est précisé au chapitre XXVII (« Le jeune Riri, qui a aujourd'hui près de vingt-cinq ans ») – et donc est né en 1950 (1949 ou 1951 tout au moins ou tout au plus), mais qui cependant est « pendant un an au collège Chaptal le malheureux élève de pH » (c’est-à-dire de Paul Hébert) dont on sait par ailleurs, toujours grâce au chapitre XXVII qu’à la rentrée 1955, il fut muté de Chaptal à Mazamet [18]. Conclusion : le jeune Riri n’a pu être son élève à Chaptal qu’entre 1 et 5 ou 6 ans ! Là encore, on peut postuler une pure et simple erreur de chronologie interne du roman ; ou supposer au personnage deux existences simultanées. Encore Riri n’a-t-il droit, pour sa part, qu’à une seule entrée de l’index !
Tout ceci nous rappellera sans peine l’argument principal du spectaculaire prix Goncourt 2020, L’Anomalie de Hervé Le Tellier. Dans ce roman où Perec tient une petite place apparente et une très grande place sous-jacente [19], les passagers d’un vol aérien Paris-New York font soudainement face à une situation de dédoublement en se retrouvant atterrir par deux mêmes fois à trois mois de distance dans le même aéroport. L’Anomalie du titre premier devrait en fait s’écrire « L’Anomalie » (tout comme le « 53 Jours » de Perec évidemment) dans la mesure où ce titre est déjà celui du roman d’un personnage d’écrivain dans le roman, Victor Miesel. Et dans ce cas, l’anomalie constituée par certains personnages de La Vie mode d’emploi, plagiat par anticipation de L’Anomalie sur ce point, s’écrire « “l’anomalie” ».
Jean-Luc Joly.
Pour citer cet article :
Jean-Luc Joly, "Enquêtes de voisinage dans La Vie mode d'emploi" (extrait inédit de "Petits modes d'emploi - feuilleton critique, Plus de saison 1, à paraître sur le site de l'Association George Perec), Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : contre-enquêtes sur Georges Perec", N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/dossier-53-jours-de-perec/enquetes-de-voisinage-dans-la-vie-mode-d-emploi/l-anomalie.html. Consulté le 5 février 2021.
Illustrations :
Portrait de famille 1 : Portrait groupé de la bourgeoisie bitéroise (Les parents de Gustave Fayet), par Auguste Glaize, huile sur toile, 221 x 334 cm, 1850 (collection particulière ?).
Portrait de famille 2 : Photogramme de la série télévisée The Addams Family, par Charles Addams (N&B, 1964).
L. Baugin, Nature morte à l'échiquier, huile sur bois (ca 1600-1650), 53 x 73 cm, Paris, Musée du Louvre.
Notes :
[1] Voir le quatrième épisode de la première saison : « Un mystère dans la pâtisserie ».
[2] Voir à son sujet les conclusions d’enquête du commissaire Dominique Bertelli dans son mémoire de maîtrise sans titre entièrement consacré à l’étude du chapitre XVI de La Vie mode d’emploi et donc à ce personnage (université Toulouse-le-Mirail, 1986, dir. Bernard Magné).
[3] Œ, p. XXX.
[4] Œ, p. 159. Par une coïncidence peut-être pas si involontaire, Perec lui-même fit de très médiocres études d’histoire à la Sorbonne l’année universitaire 1955-1956.
[5] Œ, p. 161.
[6] Œ, p. 160.
[7] Ibid.
[8] Œ, p. 161-162.
[9] Œ, p. 162. Comment imaginer les détails concrets d’un meurtre à l’arête de poisson ? La question a fait débat lors de la discussion qui a suivi cette communication. Pierre Bayard penchait pour une strangulation préalable suivie de l’introduction d’une arête dans la gorge de la victime. Oui mais quid des traces de strangulation selon Maxime Decout ? Quant au meurtre du père Marquiseaux par son fils (plus « classique » dans sa forme et peut-être bien accordé à une certaine médiocrité du personnage assassin), Caroline Julliot s’est demandée si la fortune subitement apporté à Philippe par la disparition de son père avait favorisé son changement de carrière et donc peut-être été la cause du meurtre ? La suite de la citation de la fin du chapitre XXX semble aller dans ce sens en juxtaposant les deux faits : « Monsieur Marquiseaux se tua dans un accident de voiture, laissant à son fils un héritage confortable. Philippe qui, sans obtenir les IPES, avait enfin terminé sa licence et envisageait de commencer une thèse de troisième cycle – Hortillonnage et Labourage en Picardie sous le règne de Louis XV – y renonça volontiers et fonda avec deux de ses camarades une agence de publicité qui est aujourd'hui florissante et qui a la particularité de vendre, non des produits d'entretien, mais des vedettes de music-hall : les Trapèzes, James Charity, Arthur Rainbow, “Hortense”, The Beast, Heptaedra Illimited, et quelques autres, sont parmi ses meilleurs poulains. » Post hoc ergo propter hoc.
[10] Œ, p. 161.
[11] Dans ce cahier, dont on trouvera une reproduction en fac-similé et une transcription des pages dans le Cahier des charges de « La Vie mode d’emploi » (édite par Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris/Cadeilhan, CNRS éditions, Zulma, 1993, n. p.), au récapitulatif concernant la toile de Baugin, Perec note en effet, à côté de « Mandore » : « Hommage à Romain ».
[12] Œ, p. 152.
[13] Œ, p. 200.
[14] Ibid.
[15] Œ, p. 202. Nous soulignons.
[16] Voir le premier épisode de la deuxième saison : « L’appartement fantôme du troisième droite ».
[17] Œ, p. 76.
[18] Œ, p. 164, p. 160.
[19] Perec apparaît nommément à la page 171 de l’édition Gallimard 2020 de L’Anomalie, lorsque Victor Miesel entreprend de décrire systématiquement son environnement : « Dans l’ignorance du lendemain, l’écrivain veut consigner froidement, en un long catalogue, ce qui se passe dans ce hangar. […] Il a sorti son carnet, un stylo, il tente de s’abstraire des cris, du bruit, il prend des notes : Épuisement d’un lieu improbable. Mais non. Pourquoi marcher à l’ombre de Perec ? » On reconnaîtra là une variante habile de la phrase oulipienne rituelle « Georges y avait pensé ». Habile car, le meilleur moyen de celer étant de laisser en évidence, cet exercice d’admiration tout à la fois repoussé et en partie localement admis est peut-être bien ici destiné à dissimuler en fait une influence multiplement présente ailleurs. Dans nombre d’entretiens accordés par l’auteur sur son roman, on apprend en effet notamment : que le projet de L’Anomalietrouve sa source dans une volonté d’écrire un roman comportant de nombreux personnages (tout comme Perec avait voulu s’affronter à une matière romanesque démultipliée dans La Vie mode d’emploi) ; qu’une de ses contraintes structurelles, rapportée à Italo Calvino et à son Si par une nuit d’hiver un voyageur, fut d’illustrer dans un même texte un grand nombre de sous-genres romanesques (roman noir, roman d’espionnage, roman sentimental, roman d’introspection, de science-fiction, etc.), ambition partagée avec le Perec de La Vie mode d’emploi (on invoquera ici la diversité tonale du « romans et plus généralement la volonté perecquienne d’écrire dans tous les genres possibles – « romans » au pluriel étant d’ailleurs une désignation générique allusivement assumée par Hervé Le Tellier pour son Anomalie – soit dit en passant) ; qu’une autre fut de structurer l’apparition des personnages indépendants (à ceci près qu’ils se retrouvent par deux mêmes fois dans le même avion) par un tressage de fils de couleurs (accordées à la tonalité du genre associé au personnage : noir pour le tueur à gage Blake par exemple) sur le mode du scoubidou (tout comme Perec avait utilisé des contraintes combinatoires pour La Vie mode d’emploi et utilisé la métaphore du puzzle pour en décrire le principe) ; que le nombre de passagers de l’avion est très précisément de 243 mais que seuls 11 sont évoqués de façon précise par le narrateur ! (Remarquons ici sans nous en étonner que les « Deux cent quarante-trois cartes postales en couleurs véritables » de Georges Perec sont dédiées à Italo Calvino !) On ajoutera pour conclure cette liste évidemment non exhaustive que la fin du livre, mystérieusement lipogrammatique en même temps que calligrammatique donne à lire dans l’un de ses segments lisibles « être ulcératio « ns », probable clef perecquienne pour cette énigme terminale. Au fond, c’est peut-être bien L’Anomalie, par le croisement réussi qu’il mène entre La Vie mode d’emploi et Les Langoliers de Stephen King, qui mériterait le titre « “La Vie mode d’emploi” ».