Enquêtes de voisinage dans "La Vie mode d'emploi"... Extrait des "Petits modes d'emploi - un feuilleton critique. plus de saison 1"
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« Mais s’il y a secret, il n’est certainement pas là où nous l’allons chercher. »
G. Perec et H. Mathews,
(« Roussel et Venise. Esquisse d’une géographie mélancolique »)
J’ai montré dans un précédent épisode de ce feuilleton critique [1] à quel point La Vie mode d’emploi pouvait être considéré comme un roman à énigme – et même un « romans » à « énigmes ». J’ajouterai aujourd’hui que c’est aussi et même peut-être surtout un roman énigmatique et qu’en ce sens, Perec parfait par là le fonctionnement de son œuvre maîtresse comme représentation de synthèse du réel (au sens où l’on parle d’image de synthèse). En effet, de même que le réel se pose sans cesse à nous comme domaine d’interrogations, de recherches, de trouvailles ou d’irrésolutions, La Vie mode d’emploi installe le lecteur tout à la fois dans une posture de détective fureteur et d’aspirant repentant. Savoir qu’on peut savoir mais aussi qu’on pourra peut-être ne rien savoir, que notre connaissance est possible mais non sans limites est donc le viatique indispensable à qui souhaite s’aventurer dans cet immeuble – tout comme il constitue ou devrait constituer, à vrai dire, la morale élémentaire et quotidienne de tout un chacun, particulièrement quand il se mêle de recherche littéraire. L’auteur est-il responsable de ce fonctionnement pragmatique tout à la fois ouvert et fermé ? Oui et non… mais comme j’ai traité ailleurs de cette importante question théorique et que je voudrais surtout me consacrer ici à quelques affaires concrètes, je me permets de renvoyer à ces écrits antérieurs [2].
On peut considérer la plupart – sinon la totalité – des « petits modes d’emplois » jusqu’ici publiés comme autant d’enquêtes dans l’immeuble de La Vie mode d’emploi, lequel, immeuble romanesque riche en affaires faussement classées ou demeurées irrésolues quand elles ne sont pas tout simplement passées inaperçues, est une bibliothèque de littérature policière à lui seul ! Désormais commissaire retraité, je laisse de côté ces affaires complexes à de plus jeunes lieutenants de police, pour me consacrer – momentanément ou pas – à ce que j’appellerais des « enquêtes de voisinage » (dont on trouvera ici les deux premières relations), soit des petits faits intrigants, des micro-mystères, de discrètes anomalies ou des bizarreries qui pourraient fort bien finir par se constituer en pistes intéressantes et contribuer à une meilleure compréhension du roman. Certaines de ces nouvelles énigmes trouvent leur résolution rapidement ; d’autres sont résistantes. Je ne promets donc rien mais vous invite surtout à vous interroger ou jouer avec moi, position que Georges Perec a inlassablement postulé chez son lecteur comme on sait.
Première enquête : Par devant ou Par derrière?
Le sous-sol de l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier est un lieu plein de mystères et nous allons y revenir plusieurs fois au cours de ces enquêtes de voisinage. On connaît tous le plus célèbre d’entre eux, soit celui de la cave interdite du coin inférieur gauche ; mais dans une de mes enquêtes précédentes, j’ai découvert à quel point cette retentissante affaire avait sans nul doute joué comme un leurre, dispensant d’aller voir ailleurs, notamment ce qui se passait aux trois autres coins de l’édifice et singulièrement dans la cave du coin inférieur droit, tout aussi riche en intrigue que son opposée. Lire la suite
Deuxième enquête : L’ « ‘‘Anomalie’’»
La Vie mode d’emploi est pleine de personnages secondaires qui passent facilement inaperçus. Par exemple le gérant de l’immeuble, Romanet, qui n’est désigné que par sa fonction la quasi totalité des fois où il apparaît dans le roman, et n’est crédité d’un nom que tardivement, au chapitre LXXXVI, singulier personnage d’affairiste, régulièrement antipathique, qui possède ou posséda la quasi totalité des chambres de bonnes de l’immeuble sans apparemment y habiter (même si l’on se demande bien alors comment Valène peut se souvenir de sa « table rognon » au chapitre LI) et dont il faudra bien un jour enquêter sur l’identité, la fonction et le rôle dans diverses affaires ayant secoué la vie finalement bien peu tranquille de l’immeuble du 11 rue Simon-Crubellier ; ou bien encore l’effacée mais néanmoins borgésienne Madame Hourcade – sans parler de l’apparemment inoffensive Mademoiselle Célia (ou Ceulia – Celia ?) Crespi dont la couverture est depuis longtemps éventée. Parmi cette foule de petits suspects ordinaires, le grand-père Échard mérite une attention particulière. Lire la suite
Jean-Luc Joly.
Pour citer cet article :
Jean-Luc Joly, "Enquêtes de voisinage dans La Vie mode d'emploi" (extrait inédit de "Petits modes d'emploi - feuilleton critique, Plus de saison 1, à paraître sur le site de l'Association George Perec), Intercripol - Revue de critique policière, "Grands dossiers : contre-enquêtes sur Georges Perec", N°002, Déc. 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/dossier-53-jours-de-perec/enquetes-de-voisinage-dans-la-vie-mode-d-emploi.html. Consulté le 5 Février 2021.
Illustration :
Photogrammes du film Rear Window (Fenêtre sur cour) d'Alfred Hitchcock (1954)
Notes :
[1] Hors saison, épisode 4, « L’énigme du Boucher ». Toutes les saisons et les épisodes précédents de ce feuilleton critique consacré à La Vie mode d’emploi sont consultables sur le site de l’Association Georges Perec, rubrique « Le Cabinet d’amateur ». URL : http://associationgeorgesperec.fr/le-cabinet-d-amateur/. Consulté le 5 Février 2021.
[2] Voir de nouveau le préambule de « L’énigme du Boucher » (art. cit.), la « Notice » de La Vie mode d’emploi dans le second tome des Œuvres de Perec dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 2017 – désormais Œ –, p. 1003-1032) ainsi que l’article « Piège de sens. Contrainte et révélation dans l’œuvre de Georges Perec », dans : Bernard Magné et Christelle Reggiani éds., Écrire l’énigme, PUPS, 2007, p. 289-304.