Apostille à la Vérité sur "Ils étaient dix", ou les enjeux scientifiques d'un laboratoire de critique policière

 

Pierre Bayard est beau joueur – à moins qu’il ne soit un machiavélique manipulateur. En nous dévoilant, plus de six mois avant la sortie de son livre, la raison majeure invalidant la solution proposée à la fin du roman d’Agatha Christie (voir la vidéo tournée lors de notre workhop international, en mai 2018, disponible sur la page d'accueil de notre grand dossier d'investigation), il nous exhortait à deviner ce qui s’était vraiment passé sur l’île qu'on appelle désormais l'île du soldat.

 

Les inspecteur(trice)s d’Intercripol, au risque de s’écarter du modus operandi et du corpus qui, dans leur vie de chercheur(se)s, leur sont habituels, ont relevé le défi et se sont lancés aux trousses du ou des coupables – individuellement, et collectivement (notamment lors de la deuxième session de notre workshop, qui s'est tenue en novembre 2018 à l'Université du Mans), lors d’échanges exaltés, contournant avec plus ou moins de bonheur les obstacles que chaque hypothèse soulevait, et que chaque contre-hypothèse fragilisait.

 

Les solutions alternatives que nous proposons dans ce dossier, y compris celles des étudiant(e)s que nous avons entraîné(e)s dans l’aventure à l’occasion de nos séminaires de recherche, ont été composées avant de découvrir celle de Pierre Bayard.

Les ont rejointes, plus tard, celles que nous ont envoyées les visiteurs de notre laboratoire, notamment Florian Besson et Fabien Jacquard.

 

Nous avons donc décidé, malgré la parution en janvier 2019 du livre de notre président d'honneur, de ne pas clore notre dossier d'investigation, et d'y accueillir , si elles sont suffisamment rigoureuses, les nouvelles hypothèses qui nous seront proposées.

 

And then they were more than ten (Et il y en a plus de dix)...

 

Il est donc temps pour les agents d’Intercripol de tirer un bilan scientifique de l’expérience, et de révéler que nos mobiles, pour nous investir dans une telle entreprise, ne sauraient être réduits, ni à une dommageable imprudence, ni à une puérile envie de nous divertir ; et expliciter en quoi nos enquêtes de critique policière, et tout particulièrement celle qui nous a mené(e)s au large des côtes du Devon, ont constitué une exploration féconde qui, au-delà du charme indéniable de découvrir un coupable, vaut surtout par les réflexions théoriques qu’elle suscite, sur les pratiques d’enquête, sur Agatha Christie, sur le roman policier et, plus largement, sur la littérature.

 

Le premier bienfait méthodologique de cette démarche réside certainement en une expérimentation en actes de la théorie des textes possibles. En raison des lacunes du roman d’Agatha Christie, les enquêteurs ont souvent été amenés à le confronter à des textes possibles qui en sont déduits, afin de décrire, sur le plan structural, ses dysfonctionnements, mais aussi de voir concrètement où conduit l’idée d’autres chemins de lectures enclos dans l’œuvre en les actualisant. Une gageure d’autant plus riche en découvertes qu’il s’agit a priori d’un genre qui, par ses nombreuses contraintes, n’est pas le plus ouvert.

 

Le second intérêt provient dès lors du genre auquel appartient le roman : le polar. Considéré comme mineur, on constate, à l’examiner sur le mode de l’enquête, que celui-ci recèle un nombre considérable d’innovations littéraires et a joué un rôle déterminant pour les expérimentations de la deuxième moitié du XXe siècle. Les contre-enquêtes ont ainsi permis de s’interroger sur la frontière avec d’autres genres, par exemple en tentant des hybridations génériques audacieuses (comme avec le fantastique) ou en proposant de modifier l’appartenance générique du récit (en le faisant transiter vers le roman d’espionnage).

C’est pourquoi l’utilisation d’une méthode d’enquête policière sur un texte lui-même policier engendre instantanément la prise en compte d’une certaine réflexivité. L’enquête, telle qu’elle est mise en scène dans le polar, a volontiers été théorisée comme un modèle pour les sciences humaines, de Freud à Boltanski en passant par Ginzburg et ses réflexions sur le paradigme indiciaire. Cette prise en compte d’un enrichissement de la critique littéraire par le modèle policier est plus récente et appelle encore à être prolongée.

 

L'autre bénéfice que nous tirons de cette expérience est l'occasion de réfléchir ensemble sur un objet commun - occasion, pas si fréquente dans une critique académique marquée par l'idéal de spécialisation, de mener un travail véritablement dialogique avec des collègues spécialisés des époques et des aires géographiques très variées. Un objet tel que Ils étaient dix (même quand il s'appelait encore Dix Petits nègres), qui était souvent sans lien direct avec le champ d'expertise des chercheurs qui se sont investis dans ces contre-enquêtes, permet une prise de distance plus grande par rapport aux méthodes que nous utilisons traditionnellement pour mieux les questionner, comme le montre très bien l’enquête de Sarah Delale, pastiche des études médiévistes et de ses conjectures sur les sources et différents états du texte.

L'ouverture de notre laboratoire numérique, qui permet ces collaborations même à distance, en septembre 2018, nous a permis de rouvrir cette année d'autres cold cases. Uri Eisenzweig nous ayant offert, pour l'ouverture de notre site, un texte inédit sur Double assassinat dans la rue Morgue de Poe, nous avons voulu prolonger sa réflexion ; de même, ce qui ne devait être, à l'origine, qu'un compte-rendu sur la bande dessinée Milady ou le secret des mousquetaires, écrite par Sylvain Venayre, s'est transformé, à la faveur de nos débats, en véritable contre-enquête à deux voix.

 

L’ultime avantage de ces contre-enquêtes est ainsi une véritable ouverture à d’autres approches méthodologiques. En réunissant des chercheurs spécialisés dans différentes aires culturelles (géographiques et temporelles) autour d’un objet d’études unique et qui n’appartient pas de prime abord à leur champ, le laboratoire Intercripol a diversifié les angles d’approche de l’énigme en la confrontant à d’autres outils méthodologiques, forçant dans le même temps les uns et les autres à sortir de leur confort de recherche et à chercher d’autres outils permettant d’interpréter l’intrigue différemment (psychologie sociale, science médicales, histoire, transmédialité). Qui plus est, ces contre-enquêtes ont démontré, s’il en était besoin, la capacité de la critique littéraire à investir le terrain de la création elle-même, autorisant à s’immiscer bien plus loin dans le fonctionnement intime du texte.

 

Au-delà de son caractère ludique, la critique policière constitue toujours un moyen de traiter, très sérieusement et d’une façon renouvelée, d’enjeux théoriques, littéraires, éthiques et méthodologiques. Et si, au passage, nos lecteur(trice)s se délectent et s’amusent à notre suite à explorer d’autres solutions alternatives et à questionner leurs modes de pensée, il semble que le pari soit gagné.

 

Afin de poursuivre dans cette dynamique, Intercripol a d'ailleurs décidé de proposer, à chaque numéro, au moins un dossier d'enquêtes collectives.

 

Alors, à l'année prochaine !

 

En attendant, venez découvrir le premier numéro de notre revue...

 

Maxime Decout (U. Aix-Marseille - IUF) et

Caroline Julliot (Le Mans-Université).

 

Pour citer cet article :

Maxime Decout et Caroline Julliot, "Apostille à La Vérité sur "Ils étaient dix"ou les enjeux scientifiques d'un laboratoire de critique policière", préface à Intercripol - Revue de critique policière, N°001, Décembre 2019. URL : http://intercripol.org/fr/notre-revue/page-1-la-revue/apostille-a-la-verite-sur-ils-etaient-dix.html. Consulté le 09 Septembre 2020.

 

Par Maxime Decout et Caroline Julliot

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