Shakespeare pornographe : Un théâtre à double fond
Jean-Pierre Richard est traducteur professionnel.
Mais, comme il nous le raconte à l'occasion de la sortie de son essai Shakespeare pornographe, cette activité l'a conduit à endosser l'imper mastic et l'attitude soupçonneuse du détective qui constitue le quotidien d'Intercripol.
Et ce qu'il a découvert de l'œuvre du barde de Stratford (s'il existe, les anglicistes savent tous que les doutes sont multiples à ce sujet) n'est pas à laisser entre toutes les mains.
Un exemple et une méthodologie qui pourront largement inspirer nos agents - qui n'ont jamais eu froid aux yeux et ne sont pas du genre à s'effaroucher à la première grivoiserie.
C’est chemin faisant que, traducteur de Shakespeare, je suis devenu détective : à partir du moment où, à ma stupéfaction, j’ai commencé à sentir, sous le texte officiel, comme un faux plancher, un double fond – tout un univers clandestin où se succédaient et proliféraient des horreurs. Et –encore plus saisissant—venait à chaque fois un moment où ces découvertes sous les planches s’articulaient entre elles, s’enchaînaient logiquement jusqu’à laisser entrevoir une entreprise systématique : la stratégie d’un bouffon affreusement mal embouché, d’un chantre des turpitudes. Je reconnus, perpétuellement à l’œuvre, d’un bout à l’autre des pièces et de la première à la dernière, un vrai parrain de la pègre verbale, un trickster en série toujours prêt à biaiser les propos les plus droits, acharné à doubler l’intrigue manifeste (tragédie, comédie, drame historique ou romanesque) d’une farce grossière, d’un show pornographique. Il y avait là un modus operandi repérable sur un quart de siècle d’écriture. Et quelle ivresse à chaque fois m’a envahi au spectacle crypté de ces répliques d’une apparence parfaitement anodine, de ces scènes creuses où rien ne semblait se passer, de ces dialogues où les personnages paraissaient parler pour ne rien dire et où j’entrapercevais comme par enchantement les pires obscénités, mille et une gravelures !
D’une enquête à l’autre, de découverte en découverte, je vins à acquérir une méthode : si j’avais eu la chance de saisir le bon indice, tout ensuite coulait de source ; les mots qui défilaient sur les lèvres des personnages créaient séance tenante une autre intrigue, aussi malséante que désopilante, qu’il me suffisait de suivre, d’une équivoque à l’autre, en de longues dérades de pur plaisir interlope. Ainsi, pour Cléopâtre, à la mort d’Antoine, le monde s’effondre, en un désastre d’une ampleur sidérale ; en même temps, par-dessous, c’est une cascade d’obscénités : une fois le fil du sous-texte attrapé par le mot spent, qui dit à la fois l’épuisement de l’huile dans la lampe d’une vie et l’épanchement du sperme lors de l’orgasme, après tout vient, la pelote se déroule d’elle-même : O see, my women,/ The crown o’th’earth doth melt. [Antony dies.]… The soldier’s pole is fall’n. … our lamp is spent : « Oh ! voyez, mes femmes, / La couronne de la terre se dénoue » / la corona glandis de la verge fond (melt) au contact du cul (arse/ earth) de l’Égyptienne ; « L’étoile polaire (pole) du guerrier est tombée » / le poteau (pole) phallique est retombé ; le vers est enchanteur, la vision extatique et, en même temps, en sous main, Cléopâtre s’exprime en putain, sans lésiner sur les détails anatomiques de la détumescence. Mon saboteur est à l’œuvre : comme toujours, il sape et mine sa propre création, avant de la pulvériser en un éblouissant feu d’artifice d’indécence verbale. Signé William Shakespeare. C’est comme si j’avais pénétré dans la conscience du malfrat. Et il me devint bientôt possible d’en anticiper les coups fourrés, de repérer les préparatifs et d’assister, émerveillé sans être surpris, aux explosions de son génie pervers. Un tel degré d’inventivité et de dissimulation, joint à une parfaite cohérence dans l’inconvenance, laissaient en moi le traducteur sans voix ; et, si traduire en continu et en simultané l’un et l’autre Shakespeare, le convenable et l’innommable, m’était totalement impossible, il fallait que je narre ces infortunes du traducteur dans un ouvrage séparé : d’où ce Shakespeare pornographe, où sont exposés au vu et au su de tout un chacun les faits et méfaits du Barde, son double jeu, sa double plume, la double vie, la double face d’un dramaturge-pornographe qui n’est ni plus ni moins que le Dr Jekyll-&-Mister Hyde de la Renaissance anglaise.
Jean-Pierre Richard, Shakespeare pornographe, éditions de la rue d'Ulm, Paris, 2019, 256 p., 20 €.
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Image : G. Von Honthorst, Jeune courtisane une image obscène à la main, Huile sur toile, 82 x 64 cm, 1625.