Soumission est un roman d’espionnage ! Petite lecture complotiste de Michel Houellebecq

 

 

Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu,
ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien,
c’est qu’ils sont prêts à croire à tout.


G. K. Chesterton, théoricien du distributivisme,

souvent cité par Umberto Eco,

cité par Pierre‑André Taguieff1.

 

 

 

Lors de la parution de Soumission, on a beaucoup reproché à Michel Houellebecq de nourrir les fantasmes xénophobes, en mettant en scène, aux élections de 2022, l’élection du leader d’un parti musulman – élection suivie d’une islamisation rapide des mœurs, marquée notamment par la disparition totale des femmes de la vie publique.2 On a, en particulier, à ce titre, rapproché le roman de la théorie conspirationniste développée en France à partir de 2011 par l’essayiste d’extrême‑droite Renaud Camus, celle du Grand remplacement, qui postule un vaste plan de substitution de la culture européenne (blanche, chrétienne, etc.) par l’invasion massive et hautement concertée d’une population exogène, arabe et africaine, notamment grâce à une démographie galopante et à l’emprise des valeurs multiculturalistes – complot évidemment soutenu par les élites politiques, culturelles et intellectuelles, pour des raisons d’ailleurs assez obscures.

 

Notre pari méthodologique sera ici une « fiction théorique »3, au sens où l’énonciateur lui‑même de l’article relève de la construction romanesque, et peut être assimilé à un personnage. Pour expérimenter à quel point la pensée conspirationniste imprègne cet imaginaire romanesque, nous adopterons nous-même la démarche pseudo‑sceptique, de remise en question systématique de tous les faits apparemment établis4, que celle‑ci revendique – et avec laquelle l’auteur de ces lignes ne coïncide guère, lorsqu’elle parle en son nom propre. Le plan de notre exposé reprendra donc, point par point, la structure des quatre étapes récurrentes du scénario conspirationniste, tel que la dégage Pierre‑André Taguieff dans son Court traité de complotologie5 : de la mise en évidence d’indices troublants propres à remettre en question la version officielle de l’histoire, jusqu’à la construction d’un scénario d’explication globale de tous les dysfonctionnements narratifs, impliquant une puissance maléfique omnipotente tirant, dans l’ombre, toutes les ficelles.

 

Commençons par un rapide résumé de ladite version officielle : François, Professeur de Littérature à l’Université Paris III, spécialiste de Huysmans, traîne sa solitude morose et son dégoût de la société entre deux rendez‑vous avec Myriam, jolie juive de vingt ans. Outre ses amours passagères avec ses étudiantes, lui permettant une sexualité sinon épanouie, du moins régulière, ses interactions sociales sont à peu près limitées à ses collègues – notamment Steve, insignifiant bellâtre auteur d’une « vague thèse sur Rimbaud », et Marie‑Françoise Tanneur, « divertissante vieille peste » spécialiste de Balzac et des ragots en tous genres. Dans le contexte agité des élections présidentielles, qui va voir s’affronter, en un duel inédit, Mohammed Ben Abbes, nouveau venu en politique, contre Marine Le Pen, il fait la connaissance de plusieurs personnages qui lui permettent d’en apprendre davantage sur une situation politique de plus en plus tendue – à laquelle il a, malgré tout, bien du mal à s’intéresser. Tout d’abord, Godefroy Lempereur, son nouveau collègue, fraîchement élu, spécialiste de Léon Bloy, qui lui explique le point de vue des identitaires, dont il a été un temps proche ; puis Alain Tanneur, le mari de sa collègue Marie‑Françoise, membre de la DGSI, spécialisé dans la lutte contre le terrorisme. L’entre-deux tours est un moment de chaos et de flottement : Myriam se laisse convaincre par sa famille, horrifiée par la perspective d’un Front National au pouvoir, de partir en Israël ; l’université est fermée, et François, qui craint les émeutes, part pour le sud‑ouest, où il tombe sur Tanneur, qui vient d’être démis de ses fonctions. Après la victoire définitive de Ben Abbes, l’université, désormais richissime grâce au généreux mécénat d’un prince saoudien, passe sous le contrôle de Robert Rediger, ancien identitaire devenu idéologue officiel de l’Islam en Occident. François doit alors choisir entre la retraite ou la conversion – que Houellebecq lui‑même présente comme une version dégradée du pari pascalien : « On lui offre une solution finalement confortable. Il se dit : pourquoi pas ? »6. La démocratie libérale serait donc, in fine, morte de son propre essoufflement, et c’est de son propre chef que François pourrait décider, aussi mollement qu’il avait vécu jusque là, de rejoindre les rangs des Fidèles du Prophète.

 

Il est temps de jeter sur cette histoire un regard un peu moins naïf, et de prendre au sérieux la thèse, esquissée par Rediger, que, dans Soumission, le libre arbitre est « un peu une illusion »7. Non pas, comme il le prétend, parce que la main aussi autoritaire que protectrice d’Allah s’étend sur la destinée des hommes et des peuples ; mais parce que, bien plus prosaïquement, tout n’y est que manipulation. Certes, François est faible de caractère, et la politique française traverse une profonde crise ; mais, si les deux changent aussi radicalement en à peine quelques semaines, c’est qu’on les y a aidés – à leur insu.

 

Rien n’arrive par hasard

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Les hommes, en règle générale, ont « une sainte horreur du hasard » et ont « toujours besoin d’inventer des histoires qui expliquent ce qui est arrivé »8 ; mais il faut bien avouer que ce refus viscéral de l’aléatoire touche tout particulièrement les chercheurs, et encore plus les chercheurs en littérature. C’est en effet l’ambition de tout chercheur de mettre en lumière les logiques profondes structurant le monde – et, du coup, toute enquête à caractère scientifique, notamment en sciences humaines, est toujours menacée de surinterprétation paranoïde9. Mais l’exercice spécifique de la critique littéraire est encore plus exposé à ce risque, puisque, en dépit des nombreux travaux théoriques sur l’ouverture de l’œuvre littéraire, au premier rang desquels ceux d’Umberto Eco, il se fonde très largement sur l’idée que tout, dans son objet, jusqu’au dernier et jusqu’au plus insignifiant détail, a été voulu, réfléchi, prémédité, par une intelligence supérieure : l’écrivain10 ; ou, du moins, devons‑nous nous appuyer sur le postulat d’une cohérence profonde de l’œuvre, et est-on donc, de fait, souvent admis à faire « comme si » c’était le cas – en particulier lorsque nous voulons faire apparaître certains éléments comme signifiants. Et, dans ce sens, la fiction houellebecquienne, fourmillant de références à des personnages existants, sur un mode qu’on pourrait aisément assimiler à un name-droping un peu gratuit, sans intentionnalité autre que l’effet de réel, se prête particulièrement au surinvestissement exégétique – l’infortuné chercheur étant sommé de donner sens et cohérence à toutes ces évocations ; au risque, comme Rediger, de « solliciter un peu les textes, comme on dit »11.

 

Sans forcément nous le formuler, nous concevons donc volontiers la diégèse comme le conspirationniste se représente le monde : une histoire pensée, totalement et intégralement, sans aucun effet pervers qui lui échappe, par un ordonnateur et un grand manipulateur, qui tire son pouvoir de son invisibilité même. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre, notamment, la critique qu’Antoine Compagnon a adressée à Soumission :

Lorsque M. H. veut exprimer une idée, il introduit un porte-parole qui surgit comme un Deus ex machina, tient sa partie, et se retire dès que M. H. n’a plus besoin de lui pour sa démonstration (...) Or, dans un roman, les personnages ne sont pas éliminés dès qu’ils ont servi leur numéro, les auteurs se débrouillent pour les faire revenir dans l’intrigue. Même Bourget et Zola, qui prêtaient de longs topos didactiques souvent ennuyeux à des médecins, des professeurs, des ingénieurs, des prêtres et autres détenteurs de savoirs, ne les exécutaient pas aussi précipitamment dès qu’ils avaient prononcé leur tirade.12

 

Le problème n’est pas que certains personnages, Lempereur et Tanneur en tête, soient inutiles, au sens où Gide les souhaitait pour renouveler la pratique romanesque et la rendre plus proche de l’absence de logique de notre expérience réelle13. C’est que, apparemment dépourvus de toute fonction dans l’intrigue, ils ne semblent là que pour servir les intentions didactiques de l’auteur – précipitant de fait, irrémédiablement, le roman dans la catégorie honnie du roman à thèse. Et si, justement ces personnages avaient une fonction dramatique cachée ? Si leurs grands discours servaient un plan précis – non pas celui de l’auteur avide d’édifier son lecteur, mais celui d’une autorité occulte, interne à la diégèse, qui les aurait chargés, avant même le changement de régime, de bien disposer François à la mutation qui se préparait ?

 

Une telle idée pourrait paraître capillotractée, si des éléments suspects ne permettaient de douter sérieusement de la version officielle de l’histoire. En premier lieu, le caractère très peu lucide de François, qui constitue le prisme à travers lequel il nous est donné de percevoir l’intrigue. Par son côté dépressif et son désintérêt permanent, notamment pour les questions politiques et historiques, il est le prototype même du narrateur non fiable – non pas parce qu’il cherche consciemment à tromper le lecteur, mais parce qu’il n’est, tout simplement, pas capable de comprendre véritablement ce qui se passe14. Si l’on formule, en plus, l’hypothèse que François est l’objet d’une manipulation directe, on est alors à même de relire Soumission comme un roman d’espionnage, narré du point de vue de la victime des services secrets, victime inconsciente de tout ce qui se trame autour de lui – une sorte de remake, avec inversion de perspective narrative, du glaçant Dossier 5115, inspiré d’une histoire vraie (paraît‑il), et résumé en ces mots par son auteur, Gilles Perrault :

 

Une histoire banale au départ. Un jeune diplomate français, plein d’avenir ; un service étranger veut le recruter (...) Ils ont commencé à enquêter sur lui de façon approfondie, de façon à découvrir non seulement ce qu’il aurait dit lui-même sur lui-même s’il avait accepté de parler, mais ce qu’il n’aurait pas pu dire, parce qu’il n’en avait pas conscience. Autrement dit, non seulement on lance une enquête sur la vie, la biographie de cet homme, mais aussi sur son inconscient (...). J’ai voulu montrer cette énorme machine à fouiller, et finalement, à broyer, qui se met en marche pour violer l’intimité d’un homme, qui l’ignore, qui ignore tout cela.16

 

Nous reviendrons bien évidemment sur les raisons pour lesquelles un service secret pourrait déployer autant d’énergie pour s’assurer la collaboration d’un professeur d’université spécialiste de littérature fin‑de‑siècle – à l’utilité certes moins immédiatement évidente qu’un diplomate exerçant de hautes fonctions dans une organisation internationale stratégique du point de vue géopolitique.

 

Or, même la perception tronquée de François laisse entrevoir des éléments difficilement acceptables, tels quels, par un esprit pourvu d’un minimum de sens critique. Certains affleurent d’ailleurs à la conscience du narrateur lui‑même – mais, profondément velléitaire, celui-ci ne pousse jamais assez loin la réflexion pour chercher, véritablement, à leur donner sens. Il remarque, par exemple, que la résidence de Lempereur, à la fois luxueuse et ultra‑sécurisée, ne correspond pas au statut social qu’il affiche :

 

De chaque côté, des caméras de surveillance donnaient sur des cours plantées d’arbres. Lempereur pressa son doigt sur une petite plaque d’aluminium, qui devait être un dispositif d’identification biométrique ; un rideau métallique se leva immédiatement devant nous. Au fond de la cour, à demi caché par les platanes, je distinguai un petit hôtel particulier, cossu et élégant, typiquement Second Empire. Je m’interrogeais : ce n’était pas son traitement de maître de conférences au premier échelon qui lui permettait d’habiter un endroit pareil ; alors, quoi ?17

 

Ce « alors quoi ? » n’obtiendra jamais vraiment de réponse ; François soupçonnera Lempereur, la seule fois où ils se reverront, d’être l’éminence grise des identitaires18 ; mais le personnage tombera totalement dans l’oubli par la suite. Ce soupçon aurait pu le mener à réévaluer l’ensemble du personnage de Lempereur – et après lui, l’ensemble des personnages qui se mettent, en ces temps troublés, à graviter, comme par hasard, autour de lui.

 

Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées

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Tout un faisceau d’indices laisse supposer que Lempereur est un agent en mission, sous couverture : la valeur ayant beau, pour les âmes bien nées, ne point attendre le nombre des années, il est très peu probable, vues les conditions actuelles de recrutement, que Lempereur ait obtenu un poste de Maître de conférences à l’âge de vingt‑cinq ans19, sauf à penser qu’il a bénéficié de protections exceptionnelles – pas plus choquantes d’ailleurs, à tout prendre, que celles qui ont promu Steve, dont les rumeurs voudraient qu’il ait obtenu son poste grâce à ses charmes20. De la même façon, on a du mal à croire que le grand discours que Lempereur sert à François, et qui le fait pénétrer dans le monde merveilleux des identitaires, n’était pas préparé – il est quand même étrange qu’un homme qui prétende avoir pris ses distances avec ce mouvement conserve, prêts à être distribués, des tracts aux feuillets soigneusement agrafés chez lui.

 

François est assez séduit par les thèses exposées par Lempereur ; mais ce n’est peut‑être pas seulement par la force logique de ses arguments. C’est vraisemblablement, tout simplement, parce que Lempereur a été sélectionné exprès pour lui plaire. Si les services secrets qui agissent dans Soumission sont comme ceux du Dossier 51, ils ont en effet cherché avant tout la faille de leur cible dans des désirs sexuels inassouvis et largement inconscients. On pourrait ainsi s’amuser à plagier le ton, à la fois clinique et péremptoire du diagnostic rédigé dans ce sens par le psychologue du service, homologue de l’Esculape21 de Gilles Perrault – appelons‑le, au hasard, Averroès – qui gloserait doctement à quel point les relations sexuelles de François sont rarement « complètes et satisfaisantes »22, et extrapolerait, par exemple, sur sa prédilection pour des auteurs décadents à l’identité sexuelle ambiguë23 ou sur sa « sensibilité féminine, anormale, pour le choix des tissus d’ameublement »24, afin de finalement conclure qu’un homme bien choisi aurait plus de chances de le convaincre qu’une femme – et que ce « macho » qu’est François est décidément, comme il le reconnaît lui‑même, particulièrement « approximatif »25 et, peut‑être, pas si loin de l’homosexualité refoulée.

 

Le physique de Lempereur en fait d’ailleurs un alter ego, à peine masculinisé par le port d’un T‑Shirt de foot, incongru en la circonstance mais encore une fois tout à fait apte à plaire à François26, de Myriam : mince, pâle, les cheveux noirs, le regard intense, « tellement intense qu’il devait être maquillé, il avait au moins intensifié ses cils avec un trait de mascara »27. On comprend mieux l’attitude de Lempereur lors de leur rencontre lorsqu’on s’aperçoit qu’il s’agit, en réalité, d’une scène de séduction – que François ressent obscurément, d’ailleurs, lorsqu’il remarque à cette occasion qu’une conversation entre hommes « hésite toujours entre la pédérastie et le duel »28. Tout comme la rencontre avec Bastien Lacoue, directeur de la Pléiade, n’aura pas d’autre but que de l’amener à Rediger29, qui, lui-même, continuera largement, dans son laïus prosélyte bien rodé30, à « entretenir un climat érotique »31 autour de François ; tout comme l’intervention soi‑disant inopinée des épouses de Rediger32, lorsqu’il lui rend visite Rue des Arènes, n’aura d’autre but que de lui faire miroiter les délices de la polygamie.

 

On pourrait, de même, douter fortement du hasard qui lui fait rencontrer Alain Tanneur dans un petit village perdu du Sud‑Ouest, qui se trouve être, dit-il, son village natal. Une phrase de François laisse entrevoir qu’il obéit, en prenant la route de Martel, à une injonction extérieure qu’il est incapable d’identifier :

 

Je n’avais aucun projet, aucune destination précise ; juste le sentiment très vague que j’avais intérêt à me diriger vers le Sud‑Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud‑Ouest.33

 

Il est fort probable, en effet, que cette destination lui ait été suggérée, par exemple lorsqu’il est venu chez les Tanneur recevoir sa première leçon de géopolitique – et que, preuve que Tanneur connaît parfaitement toutes les ficelles de la manipulation psychologique, il n’ait gardé aucun souvenir du moment où ce sujet a été évoqué. François sait remarquer, à l’occasion, que la couverture de l’espion ne sonne pas toujours juste34 ; dommage que cela ne l’amène pas à s’interroger sur les raisons de sa mise à pied, qui sont, là encore, assez peu convaincantes : « J’avais adressé un rapport à ma hiérarchie, qui les avertissait que des incidents risquaient de se produire. Ils n’ont rien fait et j’ai été mis à pied le lendemain. »35 Il est possible que les services secrets français dysfonctionnent, mais de là à se débarrasser de toute une équipe d’élite parce qu’ils font bien leur travail... Tanneur lui‑même dit que le prétexte ne tient pas debout – sans faire pour autant la lumière sur les raisons véritables de son renvoi ; et, là encore, la narration oubliera totalement de se préoccuper de son sort futur.

 

Un espion sans mission – et c’est plus ou moins le cas de Tanneur dans Soumission – est quand même un considérable gâchis dans un roman, et l’hypothèse selon laquelle il est en fait mandaté pour manipuler François s’avère, finalement, plus satisfaisante. Ainsi, Tanneur, loin d’être un espion qui n’espionne rien, a de fortes chances d’être, depuis longtemps, un agent double, et vraisemblablement un agent double à la solde de Ben Abbes36, pour qui il ne cache pas son admiration – ce qui expliquerait qu’il semble aussi bien accepter son licenciement brutal, alors qu’il affirme ailleurs que son métier est une véritable vocation – persuadé qu’il est de retrouver un poste‑clef dans les mois à venir. Cette hypothèse justifierait également le mensonge éhonté37 que Tanneur sert à François, en prétendant que son soi-disant village natal, Martel, doit son nom au personnage historique qui a repoussé les Maures en 732 : en se positionnant ainsi symboliquement comme gardien des valeurs nationales contre l’invasion arabe, Tanneur peaufine sa couverture aux yeux de son interlocuteur – et, se préservant ainsi de tout soupçon de connivence avec l’Islam, le prépare d’autant mieux à accepter l’image d’un Ben Abbes nouvel Auguste.

 

Rien n’est tel qu’il paraît être

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On vient de démontrer que tous ces personnages sans fonction apparente dans l’intrigue avaient en fait pour mission de manipuler, en amont, François. Il nous reste à découvrir dans quel but, et de répondre à la « question magico-policière »38 au cœur de toutes les logiques conspirationnistes : À qui profite le crime ? Soumission, et en cela c’est un fidèle reflet de notre époque, baigne dans la pensée du complot. Les détails les plus insignifiants en apparence pointent quasiment tous vers un ordonnancement opaque du monde – où l’apparente liberté d’expression sert à couvrir des tractations de tous ordres, dont le citoyen lambda est toujours exclu. Sur le plan économique, les multinationales s’entendent entre elles, totalement illégalement, pour déjouer la régulation des prix due à la concurrence – Unilever, par exemple, où le père de François a exercé toute sa vie en tant que directeur financier, et qui a dû être aux premières loges de ces accords secrets, a été condamnée à ce titre, à de nombreuses reprises, à des amendes pharamineuses. Sur le plan administratif, même les noms de rue sont mensongers : la « rue Gaston-Gallimard », où siègent les éditions Gallimard39, est une appellation créée en 2011, à l’occasion de leur centenaire – initiative votée au conseil de Paris à la suite d’un intense lobbying de ses héritiers, qui a soulevé un grand mécontentement des riverains ; face à la levée de bouclier populaire, il a été, finalement, décidé de ne débaptiser que la partie de la rue touchant les bureaux de l’éditeur. Sur le plan politique, même un être aussi indifférent que François subodore que la démocratie est, dans son ensemble, un simulacre. Il lui vient cette réflexion à propos de Tanneur :

 

Que peut bien penser quelqu’un qui a consacré l’ensemble de sa vie à enquêter sur le dessous des cartes ? Probablement rien, et j’imagine qu’il ne votait même pas ; il savait trop de choses.40

 

François, qui est à plusieurs reprises le témoin direct de violences de rue et d’émeutes41, a en effet tous les moyens de se rendre compte que, malgré le silence soigneusement orchestré des médias, le pays est au bord de la guerre civile42. La politique traditionnelle ressemblait déjà pour lui à « un partage de pouvoir entre deux gangs rivaux »43 ; mais le roman met en scène une opposition bien plus violente, entre deux franges extrémistes de la population : les identitaires et les islamistes ; ou, selon la terminologie de Lempereur, les « Indigènes européens » contre les « Indigènes de la République »44.

 

Qu’ils soient déjà depuis longtemps en train, dans l’ombre, de se livrer à une bataille sans merci, non plus seulement par des actions paramilitaires, mais aussi, chacun de leur côté, par un vaste plan de noyautage des institutions, cela est perceptible par des signes avant‑coureurs dont un esprit encore moins affûté que François, à savoir Steve45, est capable de s’inquiéter. Se situe‑t‑on au moment de basculement où, comme le prévoit le tract fourni par Lempereur, les identitaires sont parvenus à « prendre le contrôle idéologique »46 non seulement de l’armée, mais aussi de toute la fonction publique, à commencer par l’Université ? La nomination hautement suspecte de Lempereur pourrait le laisser penser ; mais celle, là aussi défiant toute légalité institutionnelle47, de Rediger à la tête de Paris III, pourrait, à l’inverse, laisser penser que le camp musulman est, lui aussi, parvenu à s’infiltrer jusque dans les sphères dirigeantes. Lutte souterraine dont il est possible que Tanneur, victime d’un supérieur affilié au camp rival, ait fait les frais. Quoi qu’il en soit, on est d’ores et déjà en mesure de relire différemment tous les longs discours par lesquels Lempereur, comme Tanneur, chapitrent François ; on se rend alors compte que tous les deux vont dans le même sens : le rassurer sur la mutation politique qui s’annonce, présenter un visage aimable, avenant, au projet des identitaires comme à celui des musulmans. Faire accepter à François l’idée que ces partis sont, in fine, les meilleurs remparts contre le chaos qui est en train de s’installer, et les seuls capables de maintenir l’ordre.

 

La manipulation exercée sur François est la métaphore de la vaste entreprise de dédiabolisation que les deux leaders politiques qui s’opposent lors du deuxième tour des élections présidentielles incarnent – et dont le roman nous montre à quel point elle fonctionne. Un bon exemple de l’euphémisation du message extrémiste peut, par exemple, être observé lors de la grande manifestation organisée par le FN à l’issue du premier tour48 : La banderole officielle, qui s’étale sur l’Arc de triomphe, se veut fédératrice et positive (« Nous sommes le peuple de France ») ; les petits panneaux disséminés préparés par les militants sont déjà plus directs (« Nous sommes chez nous ») ; et même ce « slogan à la fois explicite et dénué d’agressivité exagérée »49 constitue encore un euphémisme, puisqu’il laisse dans l’implicite la cible évidente du message, ceux dont ils considèrent qu’ils ne sont pas chez eux en France. Par la vertu de ce lissage du discours, permettant d’arborer une vitrine présentable, Myriam, comme François, sont ainsi persuadés, par exemple, que « le Front National n’a plus rien d’antisémite »50, alors même que celui qu’on désigne dans le roman comme la nouvelle plume de Marine Le Pen, Renaud Camus51, s’est régulièrement illustré par ses déclarations fracassantes concernant la mainmise des Juifs sur les médias – et leur contrôle supposé de l’opinion publique.

 

Tanneur comme Lempereur admettent d’ailleurs qu’il y a une porosité évidente entre ces partis et leur frange radicale ; mais ils n’en affirment pas moins, à chaque fois, une séparation entre la branche politique et l’activisme extrémiste52 – à l’instar de Rediger, qui admet, dans son passé identitaire, avoir côtoyé de « pas très loin »53 des racistes et des fascistes, mais se défend de l’avoir, lui, jamais été. Ce double discours permanent, « suave et ronronnant »54, qui occulte le caractère profondément raciste et anti-égalitaire de leur vision du monde (les Français « de souche » vs les étrangers pour les identitaires ; les Fidèles vs les dhimmies et les femmes, pour les musulmans) derrière la perspective exaltante de la grandeur renouvelée de la France et de l’Union nationale, permet ainsi à des discours qui demeureraient marginaux, du fait de leur extrémisme, d’investir largement le grand public – voire, possiblement, de rallier des vieux patriotes républicains comme Tanneur, écœuré par « le véritable agenda de l’UMP, comme celui du PS (...) : la disparition de la France, son intégration dans l’ensemble fédéral européen »55.

 

On a envisagé jusqu’ici le complot événementiel56, à objectif restreint, ourdi autour de la personne de François ; reste à chercher comment cette manipulation individuelle s’intègre dans un mégacomplot ou supercomplot57 à caractère international – sans lequel on ne pourrait prétendre proposer une lecture conspirationniste achevée.

 

Tout est lié et connecté, mais de façon occulte

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Même si l’on en reste à l’hypothèse finalement assez répandue d’une sourde guerre de civilisation, il faudrait de toute façon élargir la perspective. À l’ensemble de l’Europe d’abord – il est bien naïf de croire que le raz‑de‑marée balayant les restes moribonds de la démocratie libérale va s’arrêter à la Belgique, qui bascule en régime musulman quelques semaines après la France58. Il est en effet clairement établi dans le texte que, condition sine qua non à tout complot mondial qui se respecte, les deux forces occultes qui travaillent dans l’ombre à la chute du régime bénéficient de moyens considérables, quasi‑illimités59. On sait bien, notamment, que Ben Abbes, pour sa campagne et son mandat, bénéficie des subsides généreux des pétromonarchies – n’hésitant d’ailleurs pas, en fin politique, à faire jouer, selon les circonstances, l’Arabie Saoudite contre le Qatar, et vice‑versa60. Les soutiens financiers des identitaires sont plus flous ; mais il suffit de voir le QG de Lempereur, aussi sécurisé qu’un bunker et orné de tableaux de maître, pour comprendre qu’ils peuvent également s’appuyer sur des financements conséquents – « milliardaires russes »61, comme le suggère Tanneur, ou autres.

 

S’en tenir à un complot mondial pourrait bien d’ailleurs s’avérer insuffisant. Disséminés dans la narration, quelques notations font signe, à qui sait les lire, vers la possibilité d’une machination bien plus englobante – déjà largement dénoncée dans de nombreuses œuvres de science‑fiction62Ce n’est peut-être pas un hasard, en effet, si Rediger, lors de son grand laïus prosélyte, évoque la possibilité d’une vie extra-terrestre63. Comme le rappelle François, en effet, l’un des noms de Dieu est Elohim64 - réinterprété par certains courants religieux alternatifs comme désignant des êtres venus d’une autre planète. Dans cette perspective, la description du visage de la vierge de Rocamadour comme « si lointain qu’il en paraissait extraterrestre »65 prend une tout autre signification. Il y aurait toute une théorie, plutôt amusante à écrire, sur la participation des Raëliens, auquel Houellebecq a consacré toute une partie de la Possibilité d’une île, à la vaste coalition occulte qui prend le pouvoir au sein de Soumission ; mais l’humanité, et a fortiori l’université française, n’est sans doute pas encore prête pour de telles révélations. Passons donc.

 

Il est temps de nous demander, en revanche, si l’opposition, apparemment frontale et définitive, entre musulmans et identitaires n’est pas, elle aussi, un trompe‑l’œil :

 

Derrière tout événement indésirable, en tout « secret inavouable », il y a une « ténébreuse alliance ». Les forces qui apparaissent comme contraires ou contradictoires peuvent se révéler fondamentalement unies, sur le mode de la connivence ou de la complicité. La pensée conspirationniste postule l’existence d’un ennemi unique : elle partage avec le discours polémique la reductio ad unum des figures de l’ennemi.66

 

Paradoxalement, au milieu de ce jeu généralisé de mensonges, les apparences pourraient, de temps en temps, laisser émerger la vérité cachée : le spectacle du débat entre Marine Le Pen et Mohammed Ben Abbes, au second tour de la présidentielle, où « les deux candidats à la magistrature suprême multipliaient les marques de déférence mutuelle (...) et semblaient à peu près d’accord sur tout »67, est, de ce point de vue, particulièrement révélateur. C’est une constante du discours frontiste que de dénoncer « l’UMPS », la fausse différence entre les partis de l’offre politique libérale ; Pas sûr, finalement, que le nouvel équilibre des forces politiques soit beaucoup plus varié. Il n’est pas exclu que les électeurs de 2022 se retrouvent, au second tour, dans la même illusion de choix, comme dirait Rediger, que celle nous expérimentons tous face aux rayons alimentation ou produits d’entretien des supermarchés : une multiplicité apparente de marques ; en fait, toutes fabriquées par une poignée de multinationales – notamment, pour ne pas la nommer, et comme par hasard, Unilever. Le Front National pour les anticléricaux – et François lui‑même remarque bien à quel point ce positionnement relève moins de l’idéologie personnelle de Marine Le Pen que du positionnement marketing68 – et Ben Abbes pour les croyants. Mais derrière cette différence d’étiquette, dans les deux cas, le retour à la tradition pré‑libérale, patriarcale et protectionniste.

 

Nul besoin d’avoir son brevet de complotiste pour remarquer les nombreux transfuges entre les identitaires, notamment catholiques, et les musulmans – Rediger en tête ; mais pourquoi pas aussi déjà Lempereur, qui, s’il partage avec son auteur de prédilection, Léon Bloy, l’idéal d’une religion « virile »69, pourrait facilement trouver un terrain d’entente avec le Nietzschéisme d’un Rediger, pour qui l’Islam « devait le jour à des instincts virils, disait oui à la vie, avec, en plus, les plus exquis raffinements de la vie maure »70. Le T‑shirt du PSG, qu’il arbore crânement à la soirée des dix‑neuviémistes, fonctionne ainsi comme indice de sa possible conversion politico-confessionnelle : certains groupes de supporters y sont en effet particulièrement connus pour leurs liens avec la frange la plus violente et xénophobe de l’extrême-droite, notamment Troisième Voie, dont Lempereur avoue qu’il a été proche ; mais, comme chacun sait, le PSG a aussi été racheté à prix d’or (ou de pétrole), il y a quelques années, exactement comme le sera la Sorbonne dans le roman, par un prince des Émirats.

 

Le bagage idéologique du nouveau régime, notamment grâce à Rediger, est ainsi fortement marqué par l’influence catholique : Ben Abbes surprend tout le monde en revendiquant l’influence du distributivisme sur sa politique – théorie économique inspirée au XIXe siècle, par des encycliques papales comme Rerum Novarum71 ; quant à Rediger, il évoque pour parler de l’Ordre cosmique un « dessein intelligent »72 – doctrine recyclant, sous une rhétorique pseudo‑scientifique, le discours théologique du créationnisme. Il paraît ainsi évident, à la lecture de Soumission, que, comme le dit Tanneur, « les catholiques (...) auront beaucoup à espérer »73 des changements induits par le gouvernement de Ben Abbes – et seront, du moins dans un premier temps, préservés du statut de dhimmi, défini dans le roman comme « des citoyens de seconde zone ». De là à supposer un accord préalable avec les autorités ecclésiastiques, c’est une hypothèse que permet l’évocation des multiples visites de Ben Abbes au Vatican, au cours de l’année précédente74...

 

À l’inverse, il est un bouc émissaire qui se profile au fil des pages, et qui pourrait fédérer contre lui à la fois les identitaires et musulmans – cible éternelle privilégiée des théories conspirationnistes de tous horizons idéologiques75 : Les Juifs. Relire Soumission en s’attachant aux indices concernant la manière dont cette catégorie de population sera traitée s’avère à la fois instructif et terrifiant – et balaie définitivement l’idée d’une modération du nouveau régime, que Ben Abbes parvient parfaitement à imposer, jusque dans l’esprit de Houellebecq lui‑même76. Avant même le changement de régime, les organisations étudiantes juives, c’est un fait, ont disparu de tous les campus de la région parisienne – possiblement, selon Steve, suite à « un accord conclu entre les mouvements de jeunes salafistes et les autorités universitaires »77.Tanneur suppose que c’est sur « la gestion du dossier israëlite »78, comme dit Rediger, que Ben Abbes a le plus de chances de laisser « la bride sur le cou à ses extrémistes »79 – ce que semblent confirmer les remarques de Rediger, louant la politique de Napoléon sur cette question ou semblant arrêter la leçon de barbarie de l’histoire, la « négation de toute loi morale » à la Première guerre mondiale – ce qui revient à occulter totalement la Shoah.80 Ben Abbes semble récuser « l’antisémitisme embarrassant »81 qui a empêché la première tentative d’Islam politique de s’implanter en France malgré un rapprochement, à l’époque public, avec l’extrême‑droite ; il n’empêche : à bien regarder le roman, Myriam et sa famille ont eu raison de partir pour Israël. Quant à François, il semble sentir obscurément que, si Marine Le Pen avait été élue, le sort des Juifs n’aurait pas été beaucoup plus enviable :

 

Je coupai le son ; les mouvements de Marine Le Pen se faisaient plus vifs, elle assénait des coups de poing dans l’air devant elle, à un moment elle écarta violemment les bras. Évidemment Myriam allait partir avec ses parents en Israël, elle ne pouvait pas faire autrement.82

 

Il n’est pas sûr que François ait pleinement conscience de la relation de cause à effet qui se crée entre ces deux réflexions juxtaposées, apparemment reliées entre elles par le lien lâche d’une association d’idées libre. Mais, pour le lecteur, la violence de la gestuelle de la leader frontiste ne peut qu’évoquer les images d’archives des dictateurs des années trente – faisant irrémédiablement signe vers les heures les plus sombres de notre histoire, celles où l’antisémitisme s’est le plus déchaîné.

 

Soumission retracerait‑il la montée en puissance d’un mégacomplot symétrique à l’inoxydable et protéiforme « complot Juif mondial » ? On pourrait le croire, lorsque Tanneur remarque que « dans un sens, la vieille Bat Ye’or n’a pas tort, avec son fantasme Eurabia »83 La question, ici, est d’ailleurs moins de savoir si l’un des deux complots est vrai, que de prendre conscience que l’effet le plus pervers, dans le conspirationnisme, c’est sa capacité à agir sur le réel, et à légitimer, chez ceux qui y croient, la mise en place de conspirations – voire de persécutions – véritables :

 

Complots réels et complots imaginaires s’enchaînent, s’engendrent et se renforcent mutuellement, se reproduisant par imitation ou par inversion. Dans tous les cas, le complotiste, c’est l’autre ! (...) La pensée complotiste suppose un mal absolu qui tire les ficelles de l’Histoire. Pas de compromis possible. (...) Imaginer un grand complot menaçant, c’est déjà se préparer à imaginer un contre‑complot.84

 

C’est peut-être d’ailleurs sur le terrain de la propagande antijuive – déjà bien préparée par Amar Rezki, spécialiste des antisémites du début du XXe siècle, et nommé professeur dès avant l’élection de Ben Abbes, et par le boycott des échanges avec les universitaires israëliens85 – que le nouveau régime attend la collaboration de François. Pourquoi, en effet, le nouveau régime tient‑il à ce point à sa conversion ? Bien sûr, la reconnaissance scientifique indéniable dont il fait l’objet servira au rayonnement de la nouvelle Sorbonne islamique ; mais l’on peut penser que c’est une raison plus profonde qui détermine la sollicitude du régime vis‑à‑vis des universitaires. Comme le dit Tanneur dès le début du roman :

 

La Fraternité musulmane est un parti spécial, vous savez : la plupart des enjeux habituels les laissent à peu près indifférents ; et, surtout, ils ne placent pas l’économie au centre de tout. Pour eux, l’essentiel c’est la démographie et l’éducation ; la sous‑population qui dispose du meilleur taux de reproduction et qui parvient à transmettre ses valeurs, triomphe. (...) l’économie, la géopolitique même ne sont que de la poudre aux yeux. Qui contrôle les enfants contrôle le futur, point final. Alors le seul point capital, le seul point sur lequel ils veulent absolument avoir satisfaction, c’est l’éducation des enfants (...) chaque enfant français doit avoir la possibilité de bénéficier, du début à la fin de sa scolarité, d’un enseignement islamique.86

 

Pour parler comme dans le Dossier 51, l’ « hypothèse de travail » du nouveau régime semble donc être la possibilité d’influer en profondeur, en réformant le système éducatif, sur les manières de penser des générations futures – comme le résume d’ailleurs François, peut‑être plus lucide que les Saoudiens sur ce point‑là : « Au fond, ils croyaient encore au pouvoir de l’élite intellectuelle, c’en était presque touchant. »87 François est loin d’être la cible la plus évidente de ce genre de manipulation : d’un charisme, et donc d’une capacité d’influence, plus qu’incertain, détestant faire cours, il ne pourrait en aucun cas devenir un prosélyte d’élite comme Rediger. On comprend ainsi que cette lecture du texte n’est vraisemblable qu’à condition de supposer que tous les universitaires susceptibles de servir la cause idéologique du nouveau régime auraient été, en même temps que François, les victimes inconscientes de telles approches. Hypothèse pour le moins coûteuse, en énergie comme en budget, mais rien n’est impossible à un tentaculaire et diabolique supercomplot, détenteur d’une super‑capacité de nuisance, présidant déjà dans l’ombre, pourquoi pas depuis des siècles, aux destinées de la planète (ou de l’univers).

 

En quoi l’enseignement de Huysmans pourrait‑il être soluble dans la future éducation rêvée par Rediger, clef de voûte de tout son nouvel édifice idéologique ? Si l’on cherche dans l’œuvre de Huysmans en quoi elle peut être « adaptée aux enseignements du Coran »88, on ne trouve pas grand‑chose ; aucune mention à l’Islam. On trouve, en revanche, de nettes accointances avec les antisémites fin‑de‑siècle – fait que n’assument pas la plupart des études sur Huysmans89, et dont François se souvient peut‑être lorsqu’il conseille à Steve d’aller relire Drumont90, pour percer les manœuvres souterraines qu’il subodore au sein de l’université. Les dénégations embarrassées de Steve ne trompent personne91 : Rediger, qui poursuit au fil des pages son irrésistible ascension vers les plus hautes sphères du pouvoir92, va évidemment orienter le contenu des enseignements dans le sens de l’idéologie qu’il cherche à imposer, et qui constitue la priorité absolue du nouveau régime.

 

Or, si la France selon Ben Abbes est un pays où les Juifs comprendront d’eux‑mêmes qu’ils ne sont pas les bienvenus et émigreront en Israël93, le monde selon Rediger est un monde où Sion aussi aura été balayée par les Fidèles du Prophète – puisque, comme il le déclare à un journal palestinien, « le communisme n’aurait pu triompher qu’à condition d’être mondial. La même règle valait pour l’Islam : il serait universel, ou ne serait pas »94. Le nouveau régime, pour le moment, se garde bien d’afficher une politique discriminatoire autre que vis‑à‑vis des femmes ; mais, tout en douceur, comme il le fait déjà pour François, il efface petit à petit de la mémoire de ses concitoyens toute considération vis-à-vis des Juifs – oubli déjà palpable dans la disparition, à peine quelques semaines après l’investiture de Ben Abbes, des rayons casher dans les supermarchés95. Encore une fois, François s’en rend obscurément compte, lorsqu’il imagine le moment de sa conversion :

J’aurais certainement, avant de prononcer mon discours, une ultime pensée pour Myriam. Elle allait mener sa propre vie, je le savais, dans des conditions beaucoup plus difficiles que les miennes. Je souhaiterais sincèrement qu’elle soit heureuse – même si je n’y croyais pas beaucoup.96

 

Les implications de cette phrase sont moins anodines qu’il n’y paraît : s’il se convertit, François cessera ainsi, le cœur léger, ne serait‑ce que d’imaginer ce qu’il pourrait advenir de la seule femme qu’il ait jamais aimée ; alors qu’il sait, en fait, parfaitement, les dangers qu’elle peut courir, du fait de la politique que, désormais, il va soutenir. Il est, ainsi, un moment où l’indifférence à l’idéologie, le détachement dandy qui fait de l’Art le seul lieu qui vaille la peine qu’on s’en préoccupe97, attitude qui fut aussi largement celle de Huysmans, devient complicité avec un régime potentiellement meurtrier. Voilà de quoi, rétrospectivement, faire résonner d’une façon beaucoup plus sinistre la réplique du héros à Myriam : « Il n’y a pas d’Israël pour moi. »98

Un « bon usage de la pensée paranoïaque »99 ?

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On peut affirmer que l’imaginaire conspirationniste imprègne en profondeur Soumission ; mais il est moins traité par Houellebecq comme une thèse assumée, permettant de rendre compte du mouvement de l’intrigue, que comme un des multiples symptômes du malaise général de la société. À tous les éléments du texte que nous nous sommes ici amusée à monter en épingle et à transformer en indices hautement révélateurs, on pourrait opposer une explication alternative plausible, suggérée par la diégèse – Houellebecq ayant toujours soin de faire jouer le plurivocalisme inhérent au genre romanesque. L’un des grands défauts de la lecture conspirationniste est, notamment, qu’elle tend à nier la responsabilité de François, devenu victime d’une machine à broyer les identités qui le dépasse, dans sa soumission au nouveau régime – alors que le texte permet parfaitement, au contraire, de développer, contre la séduction de Ben Abbes, un discours de résistance démocratique, et de défendre l’idée que François n’aura, au final, que ce qu’il mérite100.

 

Cette petite exploration de la logique complotiste nous a, en tout cas, rendue particulièrement attentive à la question, plus que jamais d’actualité, du pouvoir lénifiant d’une modération de façade – et à la nécessité citoyenne de chercher toujours, derrière les apparences d’un discours lisse, les indices d’une violence idéologique toujours susceptible de travailler, en sous‑main, un projet politique présenté, et parfois largement reçu, comme socialement et éthiquement acceptable. L’hypothèse conspirationniste, aussi hasardeuse fût‑elle, nous a ainsi amenée à traquer dans la narration les signes, parfaitement objectifs ceux‑là, et qui nous avait pourtant jusqu’ici échappés, d’une exacerbation préoccupante, non réductible à l’élection présidentielle, des tensions communautaristes, et notamment de l’antisémitisme, sous des dehors policés. Et, à tout prendre, il n’est pas évident que l’hypothèse non conspirationniste pour rendre compte de ce phénomène – celle d’un faisceau d’événements isolés, non connectés entre eux, mais témoignant d’une généralisation de la haine de l’autre – soit beaucoup plus rassurante...

 

Par ailleurs, cette démarche consciemment paranoïaque, scientifiquement pour le moins atypique, nous a permis de réfléchir à ce que « solliciter un peu les textes » veut dire : Réfléchir à l’instrumentalisation qu’imposerait fatalement, à la recherche et à l’enseignement des Lettres, un régime despotique, quel qu’il soit, nous a aussi rappelé la facilité avec laquelle on peut faire servir des écrivains qui, a priori, ne s’y prêteraient guère, à des fins idéologiques : Ainsi, dans la petite bibliothèque, dédiée à la gloire de la fierté cocardière, du bar La Citadelle, fief identitaire ouvert à Lille l’an dernier, ouvertement xénophobe et réservé aux « patriotes sincères », c’est‑à‑dire, aux chrétiens blancs français, on trouve, coincé entre deux ouvrages droitisants, et comme pour donner raison à Lempereur qui estimait que les identitaires étaient « des romantiques, au fond »101, du Victor Hugo102

 

Caroline Julliot.

(Premier symposium de critique policière, 30-31 Mai 2017)

 

1  Pierre-André Taguieff, Petit traité de complotologie, Paris, Fayard, « Mille et une nuits », 2013, p. 202.

2 Voir, par exemple, les déclarations de Manuel Valls, alors Premier ministre, sur RTL, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq (...) Nous refusons ces amalgames, cette intolérance, cette haine, ces discours qui traumatisent (...) qui traumatisent notre pays. »

3  Pierre Bayard, « Pour une fiction théorique », conférence prononcée à l’occasion du colloque « Aux côtés de la littérature : dix ans de nouvelles directions », organisé par Antoine Compagnon au Collège de France, le 11 Mai 2017 (https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/symposium-2017-05-11-09h10.htm).

4  Sur la paralogique conspirationniste et ses liens avec le scepticisme, voir notamment Aurélie Ledoux, « Doute conspirationniste et pensée critique », revue Esprit, Novembre 2015, ainsi que le dossier que celle-ci a dirigé pour la revue Raison Publique en 2016, « Le complot dans l’imaginaire politique contemporain ».

5  Pierre-André Taguieff, op. cit., pp. 87‑91.

6  « De conversion en soumission », entretien du 8 Janvier 2015 réalisé par Catherine Millet et Jacques Henric pour Artpress.

7  S., p. 293. Nous utiliserons désormais cette abréviation commode pour les références à Soumission, pour lesquelles nous renvoyons à l’édition originale (Paris, Flammarion, 2015).

8  Umberto Eco, Serendipities, language and lunacy, New York, Columbia University Press, 1998 ; cité par Pierre-André Taguieff, op. cit.,p. 42.

9  Voir notamment à ce sujet Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, 2002, et P-A. Taguieff, op. cit., p. 83 et 97.

10  Le topos romantique de l’écrivain démiurge, omniscient et omnipotent dans sa création, court sur tout le XIXe siècle, et est encore repris à son compte par Flaubert – même si les conséquences esthétiques qu’il en tire, en particulier la nécessité de l’invisibilité auctoriale, sont opposées à celles d’un Balzac. Force est de constater que, alors même que nous sommes plongés depuis plus d’un demi-siècle dans l’ère du soupçon annoncée par Nathalie Sarraute, le désenchantement fictionnel n’est pas encore aussi total que celui du réel, et que le mythe de l’écrivain‑Dieu est encore vivace, et relève encore, à mon sens, d’un réflexe de réception des œuvres largement partagé.

11  S., p. 245.

12  A. Compagnon, « Rapport sur la soutenance d’habilitation de M. François H. », Critique 2015/5 (N°816), Paris, Minuit, pp. 443‑447.

13  A. Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 5 Août 1920 ;Paris, Gallimard, NRF, 1927, p. 26.

14  Pour cette question, je me permets de renvoyer aux pages développant « le vide abyssal du cogito » de François dans mon article « Le despotisme doux de Soumission », à paraître dans l’ouvrage que je co-dirige avec Agathe Novak-Lechevalier et Sylvie Servoise, Michel Houellebecq ou misère de l’homme sans Dieu.

15  Gilles Perrault, Le Dossier 51, paru en 1969, et réédité notamment dans la collection « Les classiques de l’espionnage », Paris, Fayard, 1973. Très audacieux dans sa forme, le roman prend le contrepied de tous les lieux communs du genre, en se présentant comme une suite de rapports et de notes de service, échanges très bureaucratiques et néanmoins, à l’occasion, tendus, entre les agents anonymes, « passe-muraille », chargés de la surveillance de 51 – le diplomate dont il faut trouver la « faille » afin de le recruter. Le charme du roman réside, ainsi, dans le fait qu’il développe une double intrigue : la traque de tous les détails de la vie de 51, et les relations et rivalités entre les différents départements du service d’espionnage.

16  Interview de Gilles Perrault, qui figure dans le bonus DVD du film de Michel Deville (1978) adapté de son roman, dont il a co‑signé le scénario.

17  S., p. 65.

18  S., p. 87 : « à ce moment, je compris qu’il savait, qu’il jouait un rôle au sein de ce mouvement, et peut-être un rôle décisif... »

19  Nous rappelons à toutes fins utiles qu’un doctorat, diplôme obligatoire pour postuler en tant qu’enseignant-chercheur, est l’équivalent d’un Bac + 8, et que le passage par le concours de l’agrégation, qui occupe à temps plein, au moins pendant une année, les candidats, constitue, pour les études littéraires, un pré‑requis quasiment incontournable – ce qui explique qu’il est rare de pouvoir prétendre aux concours de recrutement du supérieur avant d’approcher la trentaine. Il n’est bien évidemment pas absolument impossible que Lempereur ait passé son bac avec une ou deux années d’avance, et qu’il ait soutenu sa thèse avec une rapidité fulgurante tout en passant l’agrégation en candidat libre ; mais l’on avouera que l’hypothèse qu’il ait été « placé », avec un diplôme de complaisance en poche, pour infiltrer l’université Paris III en vue d’un prochain coup d’État est, finalement, plus crédible.

20  S., p. 29.

21  Dans le Dossier 51, les agents sont désignés, en fonction de leurs prérogatives, selon des noms de code inspirés de la mythologie grecque. Le chef est Jupiter, le responsable de la stratégie Minerve, l’agent chargé de la logistique pour les opérations est Mercure ; et donc, Esculape est en charge de l’expertise médicale et psychologique du dossier.

22  C’est en ces termes à la fois bureaucratiques et évocateurs que les relations sexuelles, pilotées ou non par les agents, sont évaluées dans les rapports qui constituent le Dossier 51.

23  François, qui remarque lui-même à quel point, de ce point de vue, « la littérature avait bon dos » (p. 33), a choisi de faire cours sur Jean Lorrain, « ce pédé dégoûtant qui se proclamait lui-même enfilanthrope » (ibid.) ; quant à Huysmans, qui dit dans une lettre qu’il est « peut-être pédéraste avec un jeune garçon imberbe » (Lettre à A. Prins, 26 Novembre 1889), sa « sexualité polymorphe » a déjà été étudiée, notamment par Jacques Dupont (« Masculin‑Féminin », in Pierre Brunel et André Guyaux (dir.), Huysmans, Paris,Cahiers de l’Herne, 1985, pp. 305‑313)

24  S., p. 41.

25  Ibid.

26  S., p. 74. Les finales de football constituent le spectacle télévisé préféré de François.

27  S., p. 57 ; à mettre en regard avec la remarque sur Myriam, qui se définit notamment par son « regard intense, même lorsqu’il s’agissait de choisir un après-shampoing » (p. 38).

28  S., p. 58.

29  François lui-même s’en rend compte lorsque, au moment de le quitter, Lacoue l’invite à la soirée de son ami Rediger : « Il avait prononcé cette phrase avec une sorte d’élan léger, comme s’il venait tout à fait à l’improviste d’y songer, mais j’eus la sensation à ce moment que c’étaient les dernières phrases, en réalité, qui expliquaient et justifiaient tout le reste » (S., p. 233).

30  S., p. 270.

31  L’expression est employée dans le Dossier 51 à propos des relations névrotiques et largement œdipiennes de la mère de 51 avec son fils (op. cit., p. 395). On ne peut en effet que remarquer que la conversation avec Rediger, dont François a noté avec gourmandise le physique d’athlète et le sourire charmeur, s’apparente, de nouveau, à une scène de séduction : « Vous êtes quelque chose que je veux », lui déclare‑t‑il – ce à quoi François remarque qu’il ne s’était « jamais arrivé de se sentir à ce point désirable » (S., p. 249).

32  À peine rentré, il rencontre d’abord Aïcha, quinze ans à peine, vêtue comme une lolita, qui part en hurlant après l’avoir croisé dans le couloir, car, comme le lui explique Rediger, il n’aurait pas dû la voir sans son voile. On peut encore croire que c’est un hasard ; mais lorsque Malika, sa première épouse, la quarantaine mais excellente cuisinière, pénètre dans le salon pour y déposer la collation prévue pour deux personnes – alors qu’il y a un majordome de toute évidence fort efficace dont c’est la prérogative – on ne peut plus douter que ces rencontres sont orchestrées. Il n’y a que François pour être dupe de la remarque de Rediger, sommet évident de mauvaise foi : « Vous semblez voué à rencontrer mes épouses, aujourd’hui » (S., pp. 238‑247).

33  S., p. 125.

34  S., p. 148 : « Il surjouait un peu son rôle de vétéran des services secrets, vieux sage à la retraite, etc., mais après tout sa mise à pied était toute récente, on comprenait qu’il lui faille du temps pour s’habituer à son nouveau personnage. »

35  S., p. 140.

36  S., p. 155 « Cela fait dix ans que je me penche sur le cas de Ben Abbes, je peux dire sans exagération que je suis l’une des personnes en France qui le connaît le mieux ». Le cas d’agents secrets « retournés » par l’ennemi, et en particulier par les services musulmans, est au centre de nombreuses fictions récentes – pour n’en citer qu’une, la très belle série israëlienne Hatufim (2010), qui a inspiré en 2011 la série américaine à succès Homeland.

37  Il est très peu crédible qu’un personnage aussi féru d’histoire que Tanneur relaie au premier degré une légende aussi grossière, dénoncée même dans la fiche wikipédia qui est consacrée à ce village. Ce rôle de passeur de Tanneur, qui, tout en se présentant comme un farouche défenseur des valeurs hexagonales, permet la transition de l’Occident à l’Orient, a d’ailleurs déjà été étudié, sous l’angle de la symbolique culinaire, par Jean-Marc Quaranta : « Quand il croit être au cœur de la résistance française, François est sur les lieux de la victoire des Romains sur les Gaulois ; quand il semble le plus résister à la cuisine orientale en brandissant le livre de recettes françaises, il amorce symboliquement sa glissade vers la tambouille islamique. » (Houellebecq aux fourneaux, Plein Jour, 2016, pp. 304 sqq)

38  Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 131.

39  S., p. 233.

40  S., p. 159.

41  S., pp. 61 et 129.

42  Le tract que Lempereur fait lire à François s’appelle justement « Préparer la guerre civile » (S., p. 69) ; idée à laquelle François est tout prêt à adhérer, puisque, comme par hasard, le cocktail des dix-neuviémistes vient d’être interrompu par des affrontements violents Place Clichy.

43  S., p. 50.

44  S., p. 68.

45  S., p. 29-34.

46  S., p. 71.

47  Rediger est directement nommé par le Conseil National des Universités, alors qu’on sait bien qu’il faut normalement être démocratiquement élu par le personnel de l’université concernée pour accéder à cette fonction.

48  S., p. 120.

49  Ibid.

50  S., p. 103.

51  S., p. 110.

52  S., p. 140 : « Jamais on n’a pu établir le moindre contact. (...) cela dit, les jeunes extrémistes musulmans souhaitent au fond la victoire de Ben Abbes (...) C’est exactement la même chose entre les identitaires et le Front National. » ; même diagnostic pour Lempereur, p. 66 : « Disons... qu’il y a des passerelles »

53  S., p. 255.

54  S., p. 109.

55  S., p. 145.

56  Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 27.

57  Ibid.

58  S., p. 278. Il est, par exemple, question des tractations des Saoudiens pour prendre le contrôle de l’Université d’Oxford – finalement achetée par les Qataris (p. 181).

59  Les Saoudiens sont en passe de faire de la Sorbonne « l’une des universités les plus riches du monde » (S., p. 84) ; ils offrent à tous les enseignants qui refusent la conversion, quel que soit leur âge, une retraite correspondant à une pension complète, accessible, normalement, uniquement en fin de carrière (p. 178) ; quant à ceux qui acceptent les nouvelles conditions de travail, le salaire avoisine les dix mille euros par mois, soit plus du triple du salaire moyen d’un universitaire en France (p. 181).

60  Voir notamment, à ce sujet, le topo de Tanneur (S., p. 158), exemplifié par l’humiliation volontaire – et très certainement transitoire – infligée au prince Saoudien lors de la soirée organisée pour la réouverture de la Sorbonne islamisée, par Ben Abbes (p. 236).

61  S., p. 85.

62  Sur ce sujet, voir notamment l’étude de Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés : ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Fayard, « Les Mille et une nuits », 2005.

63  S., p. 253.

64  S., p. 272.

65  S., p. 166. Tout un pan des développements conspirationnistes tourne autour de la thématique ufologique ; dans cette mouvance, certaines, à tendance ésotérique, rassemblées sous l’appellation de la « théorie des Anciens Astronautes », tendent à réinterpréter les textes sacrés des grands monothéismes comme des preuves de l’intervention d’une civilisation extraterrestre dans l’histoire humaine.

66  Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 91.

67  S., p. 54.

68  S., p. 110 : « D’emblée je fus frappé par le caractère républicain, et même franchement anticlérical, de son intervention. (...) ‘‘Je croyais qu’elle était catho...’’ fit remarquer Myriam. ‘‘Je ne sais pas, mais son électorat ne l’est pas, jamais le Front national n’a réussi à percer chez les catholiques, ils sont trop solidaires et tiers-mondistes. Alors, elle s’adapte.’’ »

69  Léon Bloy, le Désespéré, éd. M-C. Bancquart, Paris, La Table Ronde, “La Petite Vermillon”, 1997, p. 180.

70  Frederich Nietzsche, L’Antéchrist, tr. J-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1974, §§ 59‑60.

71  S., p. 202.

72  S., p. 253.

73  S., p. 155.

74  S., p. 153.

75  Voir notamment à ce sujet la deuxième partie du Petit traité de complotologie, de Pierre-André Taguieff, « Le ‘‘complot judéo-maçonnique’’ : fabrication d’un mythe apocalyptique moderne » (op. cit., pp. 237 sqq), résumée dans la conclusion de l’ouvrage : « De l’intransigeantisme catholique au fondamentalisme islamique, en passant par les visionnaires antisatanistes orthodoxes et satanistes du grand complot, l’anti-judéo-maçonnisme aura constitué une critique aussi fantasmatique que radicale de la modernité. D’une modernité perçue non seulement comme décadence, mais comme incarnation du Mal. » (ibid., p. 408)

76  L’expression se trouve dans Soumission (S., p. 51), mais Houellebecq l’a reprise aussi régulièrement à son compte lors des interviews accordées à la sortie du roman. Mais jusqu’à quel point Michel Houellebecq, tel qu’il apparaît dans les médias, n’est-il pas lui-même un personnage aux lisières de la fiction ?

77  S., p. 34.

78  S., p. 289.

79  S., p. 156.

80  S., p. 257 et 289. Sur la politique discriminatoire menée sous le premier Empire, voir l’ouvrage de Pierre Birnbaum, L’Aigle et la synagogue. Napoléon et les Juifs, Paris, Fayard, 2007.

81  S., p. 51.

82  S., p. 111.

83  S., p. 158. Bat Ye’or est une essayiste britannique, d’origine juive égyptienne, spécialisée dans l’étude du concept de dhimmi, le traitement réservé aux non-musulmans en terre islamique, qu’elle assimile à l’idée de servitude. Dans Eurabia, paru en 2005, elle développe l’idée d’un accord secret conclu dans les années 1970 par les instances européennes avec les pays arabes, notamment à cause de la dépendance pétrolière, qui aboutirait, selon elle, à une importation rampante de la Charia et de l’antisémitisme en Europe ; thèse qui a trouvé un large écho à l’extrême‑droite, notamment en France avec Renaud Camus (encore lui), et dénoncée par de nombreux chercheurs comme conspirationniste.

84  Pierre-André Taguieff, op. cit., pp. 31, 56 et 94.

85  S., p. 29 et 34.

86  S., p. 81.

87  S., p. 179.

88  Ibid.

89  Sur cette question, voir notamment l’ouvrage de Jean-Marie Seillan, Huysmans : politique et religion, Paris, Classiques Garnier, 2009, qui décline, l’une après l’autre, toutes les dimensions de l’antisémitisme de cet auteur (antijudaïsme, anticapitalisme, etc). Son introduction met l’accent sur le consensus généralisé des études huysmansiennes, que son étude prend àrebours, selon lequel Huysmans, comme d’ailleurs le François de Soumission, se désintéresse totalement des questions politiques.

90  S., p. 32. Huysmans décrit Drumont comme « un journaliste probe et brave » (Jean-Marie Seillan, ibid., p. 140)

91  S., p. 181 : « Il était chargé d’un cours sur Rimbaud. Il était manifestement gêné de m’en parler, et ajouta sans que je lui aie demandé que les nouvelles autorités n’intervenaient en rien dans le contenu de l’enseignement. Enfin bien sûr la conversion finale de Rimbaud à l’Islam était présentée comme une certitude, alors qu’elle était au minimum controversée ; mais sur l’essentiel, sur l’analyse des poèmes, aucune intervention, vraiment. »

92  Il est d’abord nommé président de la Sorbonne, puis, quelques semaines plus tard, Secrétaire d’État aux universités.

93  S., p. 157.

94  S., p. 274.

95  S., p. 176.

96  S., p. 299.

97  Sur l’ironie narrative et la dérision généralisée de l’idéologie, voir l’excellent article de Stéphane Chaudier et Joël July, « Houellebecq et la déconstruction du discours politique dans Soumission, de Michel Houellebecq ».

98  S., p. 112. Les dernières nouvelles que François reçoit de Myriam semblent, au contraire, montrer que celle-ci se plaît beaucoup dans sa nouvelle vie, à Tel Aviv. Alors, pourquoi ce pessimisme ?

99  Le titre est emprunté à la formule de Pierre-André Taguieff, op.cit., p. 25.

100  C’est le travail que nous avons tenté de mener dans notre article « Le despotisme doux de Soumission », op. cit.

101  S., p. 68.

102  Voir à ce sujet la discussion, lors de la séance du 20 Mai 2017 au Groupe Hugo, sur la pétition récemment lancée par la jeune lycéenne Alexane Ozier-Lafontaine (https://www.change.org/p/in-order-for-french-teachers-to-learn-that-victor-hugo-was-also-a-racist) contre le racisme supposé de Hugo, pourtant connu pour son universalisme, son combat pour l’égalité démocratique et contre l’esclavage ; pétition fondée sur un extrait décontextualisé de son discours sur l’Afrique, certes fort gênant pour la sensibilité actuelle. Le compte-rendu en est disponible sur le site de l’Université Paris VII (http://groupugo.div.jussieu.fr/).

Pour citer cet article

Caroline Julliot, « Soumission est un roman d’espionnage ! Petite lecture complotiste de Michel Houellebecq. », Fabula / Les colloques, Premier symposium de critique policière. Autour de Pierre Bayard, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4828.php, page consultée le 20 juin 2018.

Auteur

Caroline Julliot
Le Mans – Université (Laboratoire 3L.AM)

Article publié
le 03 décembre 2017

Par Caroline Julliot (caroline.julliot @ univ-lemans.fr)

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