Lever le rideau sur Hercule Poirot quitte la scène : Agatha Christie à la lumière de Pierre Bayard

 

Une silhouette se détacha dans l’encadrement de la porte et pénétra dans la chambre... Judith.

Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?1

 

 

À première vue, cette citation de Pierre Bayard peut paraître anodine, voire incongrue. Et pourtant, sa décontextualisation, sa mise en exergue ici, ne fait que souligner sa valeur originale, car dans le texte dont elle est extraite elle est tout autant en rupture avec son contexte. Et c’est là tout l’intérêt de cette citation, qui met en scène Judith, la fille d’Hastings, dans un texte où elle n’aurait (normalement) pas droit de cité : dans l’étude de Bayard elle surgit lors d’une discussion sur la capacité à tuer d’Hercule Poirot dans Hercule Poirot quitte la scène d’Agatha Christie2. Ce passage a pour but de nous faire réfléchir à cette capacité criminelle chez d’autres personnages dans Le Meurtre de Roger Ackroyd du même auteur. Nous assistons chez Bayard à un tour de passe-passe comparable à ceux mêmes qu’il critique chez Christie ; c’est dire qu’il laisse son regard, ainsi que le nôtre, s’attarder sur un personnage dont la culpabilité n’est en toute apparence pas remise en question. En nous laissant entrevoir Judith au moment où il considère le rôle de Poirot, dans un chapitre sur Hercule Poirot quitte la scène qui sert à fonder une relecture du Meurtre de Roger Ackroyd, Bayard nous permet de voir dans sa critique policière un mode à la fois critique et créatif, un modèle de lecture du roman policier qui donne aussi la sensation de lire un roman policier3.

 

Le fait de voir Judith se détacher de son cadre dans le texte de Bayard m’a conduit à relire Hercule Poirot quitte la scène afin de la regarder de plus près. Ce que j’ai découvert a été à la fois moins intéressant et plus étonnant que ce à quoi je m’attendais : d’une part, j’ai trouvé un personnage dont la culpabilité est à peine cachée dans le récit du capitaine Hastings ; d’autre part, j’ai été saisi par le fait que je ne m’en étais pas aperçu lors de ma première lecture. Or, il s’agit tout bonnement dans cette dernière réflexion de l’art même du roman policier, ce qui n’est pas notre propos ici. Une question plus captivante, et celle que je me propose de poursuivre, est pourquoi Hastings se décide à écrire son récit. La réponse, me semble-t-il, se laisse deviner dans la mission que lui a confiée sa défunte femme, à savoir de s’occuper de leur fille. L’objectif d’Hastings n’est autre que de sauver Judith, et s’il préfère cacher le récit de sa culpabilité dans celui de la culpabilité d’autres personnages, plutôt que de ne rien écrire, c’est que Hercule Poirot quitte la scène sert aussi, sous la plume de Christie, à sauver le roman policier, dont le dénouement, la solution donnée par le détective, fait oublier tout le restant du texte, si bien écrit soit‑il. Ainsi Hercule Poirot quitte la scène est‑il pour Christie, ainsi que pour Hastings, le livre de Judith, l’histoire d’un protagoniste androgyne, qui se retrouve tantôt incluse, tantôt exclue du canon des différentes Églises chrétiennes. Il est possible que Christie, tout comme son narrateur, ait dû hésiter quant à la meilleure façon de protéger Judith : laisser le texte non publié aurait eu pour effet de le laisser apocryphe, terme qui pour Carey Moore signifie « un texte caché, tenu secret, connu des seuls initiés parce que trop exalté pour qu’un large public y ait accès »4. Dans un tel cadre, Christie et Hastings gardent et révèlent le secret, et la lettre de Poirot, dans laquelle il révèle sa solution à titre posthume, devient un texte apocryphe en abyme. Si Christie finit par faire publier Hercule Poirot quitte la scène avant sa mort, est‑il possible de voir dans cette révélation pré‑posthume la trace dans la vie réelle de la vie privée de son narrateur le plus célèbre ? Si oui, Christie chercherait-elle à son tour à sauver Judith en disant sa culpabilité au sein de l’histoire de son innocence, et vice‑versa ?

 

Vue sous ce jour, la publication pré-posthume d’Hercule Poirot quitte la scène constitue un acte critique similaire au tour d’écrou de l’interprétation donné par Shoshana Felman dans son célèbre essai du même nom, dans lequel il s’agit de sauver la nouvelle fantastique d’Henry James : « L’opération de sauvetage, le drame du salut décrit dans le texte [...] se répète dans le discours critique »5. Pour Felman, sauver Le Tour d’écrou ne revient pas à trancher, à prouver s’il est question dans la nouvelle d’une histoire de fantômes ou d’une descente dans la folie comme ont eu tendance à le faire les critiques, surtout ceux travaillant dans, ou contre, la critique littéraire psychanalytique ; au contraire, le salut du texte tient à son ambiguïté foncière : « Par l’acte même de sa relecture, le texte, pour ainsi dire, se met en scène. Comme effet de lecture, cette mise en scène involontaire est fantastique au sens propre du terme : quelque direction que prenne le lecteur, il ne peut qu’être dirigé par le texte, il ne peut que le mettre en scène en le répétant »6. Il en va de même pour notre lecture d’Hercule Poirot quitte la scène : la meilleure façon de sauver Judith est de rendre compte de l’ambiguïté foncière de ce texte. En ce qui concerne notre propos, la spectralité de Judith relève moins de son air de fantôme (elle est souvent décrite par Hastings comme étant « blanche », « vague », « silencieuse ») que de cette herméneutique du salut selon laquelle elle incarne, tout comme Styles Court que Hastings croit hanté par d’anciens meurtres, l’indécidabilité textuelle.

 

Les études de Pierre Bayard ont démontré, encore que de manière subtile et non sans une certaine ironie, que la critique policière peut émuler la créativité du roman policier en schématisant de nouvelles solutions qui contiennent en elles‑mêmes la clé de leur propre relecture, du moins pour tout lecteur prêt à lire le texte de Bayard avec la même attention que ce dernier porte au texte de Christie. L’inverse est tout aussi vrai pour les romans de Christie qui font preuve d’autoréflexivité, non seulement à des fins ludiques, mais aussi pour inoculer une certaine résistance au lecteur. Autrement dit, chaque fois qu’un personnage de roman policier annonce que les événements qu’il est en train de vivre sont trop farfelus pour être vrais et ressemblent de ce fait à ceux d’un roman policier, cette différenciation de la réalité et de la fiction témoigne de l’autodifférenciation du texte scriptible de Roland Barthes, dont la différence fondamentale, comme nous le rappelle Barbara Johnson, « n’est pas son unicité, son identité spéciale », mais réside plutôt dans « sa façon de se montrer différent de lui‑même »7. Cette différence fondamentale, cette textualité, a été refusée à l’œuvre de Christie en raison de l’herméticité de ses solutions. En effet, pour P. D. James, Christie n’avait rien d’innovant : elle n’a ni exploré les possibilités du roman policier, ni contribué à son développement8. En revanche, pour Lee Horsley, les solutions les plus ingénieuses de Christie font preuve d’un certain déconstructionnisme, surtout dans ces cas où l’autoréflexivité l’emporte sur les célèbres règles du genre. L. Horsley cite, entre autres, le cas d’Hercule Poirot quitte la scène, qui déroge à la règle selon laquelle le détective ne peut être l’assassin9.

 

Le modèle d’innovation auquel pense L. Horsley est pourtant loin du déconstructionnisme derridéen ; en effet, il serait ici plutôt question d’une dérogation aux règles du genre. Ce type de critique, qui fait abstraction de la différence fondamentale du texte, a fait proliférer des sous-genres, y compris le roman policier métaphysique, analytique ou postmoderne10. Le problème d’une telle approche, qui déploie les possibilités d’une théorie donnée pour expliquer le fonctionnement d’un roman fondé sur cette même théorie, est qu’elle ne fait que renforcer la lecture univoque du texte, à savoir le sens qu’y donne l’auteur par l’intermédiaire de son détective. Ainsi, seuls des romans qui s’écartent de manière flagrante de la norme – on peut penser aux œuvres de Jorge Luis Borges, Paul Auster ou Julia Kristeva – sont considérées dignes d’une lecture déconstructionniste ou autre. L’innovation la plus importante de Pierre Bayard a été de montrer qu’une approche théorique peut s’appliquer à des textes canoniques et, partant, de faire naître de ce genre si souvent associé à l’étanchéité du texte lisible un texte scriptible ; autrement dit, lire Christie à la lumière de Bayard est l’inclure dans le canon de la littérature.

 

Pourtant, il n’est pas certain que Bayard lui‑même s’associe à un projet déconstructionniste au sens entendu par Derrida ; en effet, le genre de lecture attentive qu’il prône part du principe que des chefs‑d’œuvre, tels que Le Meurtre de Roger Ackroyd, contiennent des éléments textuels, des indices dans le cas spécifique du roman policier, qui démentent la solution officielle tout en restant en pleine visibilité et, par conséquent, en deçà des possibilités imaginées par l’auteur. La critique policière se positionne donc comme une enquête parallèle qui est réalisée à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du texte qu’elle analyse. Vu sa position liminale par rapport au texte, la critique policière bayardienne puise logiquement dans l’intertextualité, car l’intertexte, qui est dans le même temps présent (comme une citation ou référence plus ou moins explicite) et absent au texte (avec son identité propre, son existence autonome), incarne la façon dont tout texte peut se déplier comme spectre en dehors de ses limites, tout en étant lui-même hanté par un nombre quasi illimité d’autres textes dont la mobilité vient se figer partiellement dans ce nouveau contexte.

 

La nouvelle solution que Bayard nous offre dans Qui a tué Roger Ackroyd ? est fondée sur une lecture moins partielle de “Rikki‑tikki‑tarvi” de Rudyard Kipling que celle offerte par Christie pour décrire le personnage de Caroline Sheppard. Outre sa curiosité, la sœur du docteur James Sheppard fait preuve, selon Bayard, de la capacité à tuer qui est aussi associée à la mangouste. Dans le cas d’Hercule Poirot quitte la scène la mention explicite d’autres textes ne paraît pas aussi biaisée. La référence qui y est faite au livre de Judith, par exemple, ne refoule pas la capacité de cette dernière à tuer – tant s’en faut (XII, iii, 152)11. Le tour de passe-passe de Christie consiste, en revanche, à recourir au personnage de Norton pour citer l’intertexte en question, Norton que Poirot révélera comme étant un monstre sadique et qui obligera ce dernier à enfreindre son opposition instinctive au meurtre. Ainsi, à la différence du Meurtre de Roger Ackroyd, où la trace intertextuelle de l’assassin est biaisée par la référence explicite à sa curiosité, dans Hercule Poirot quitte la scène le meurtre commis par Judith sur la personne d’Holopherne est mentionné explicitement mais non au détriment de son autre face. Comme C. Moore le constate, Judith incarne à la fois le réalisme d’un tueur et la douceur d’une sainte12. Dans Hercule Poirot quitte la scène, la sainteté ne l’emporte sur la violence aux yeux du lecteur que parce que cet aspect-ci de son caractère est trop apparent. La capacité à tuer de la figure légendaire de la Bible est mentionnée, après tout, par Norton qui est le type même de l’homme discret et, par conséquent, de l’assassin parfait. En effet, lorsque Poirot demande à Hastings de dresser une liste d’assassins potentiels parmi tous ceux qui sont présents sur les lieux, celui-ci pense d’abord à Norton précisément à cause de sa discrétion (V, 45). Dans le cadre de la présente lecture, en revanche, Norton a tout du bouc émissaire. Pour sa part, et sans hésitation, Poirot prend le rôle de l’avocat du diable, préférant comme suspect une personnalité bien connue. La personnalité la plus connue à Styles à ce moment‑là n’est autre, bien entendu, que Poirot lui‑même, et la juxtaposition de ces deux types de tueur, l’un discret, l’autre connu de tous, fonctionne de manière proleptique, anticipant le tête‑à‑tête qui conclura l’enquête mais auquel le lecteur n’assistera pas, car cette scène clé ne sera pas jouée explicitement ; au contraire, on ne l’apprendra qu’après la mort des deux hommes. Selon la logique de la solution officielle d’Hercule Poirot quitte la scène, si la personnalité connue doit tuer le suspect discret, c’est que le dernier est un tueur et que les deux hommes sont dépendants l’un de l’autre. Il est toutefois possible de concevoir une lecture de ce texte selon laquelle les meurtres des deux hommes existent seulement pour que la culpabilité de Judith, cette autre vérité, soit simultanément dite et tue. Toute l’enquête est dite, tout le roman est écrit, pour que le crime qui a été commis puisse se composer comme texte, avec toute l’ambiguïté salvatrice que cela implique.

 

Le genre de salut dont il s’agit ici s’accompagne de deux formes de manifestation intertextuelle, dont une discrète, cachée, et l’autre facilement reconnue, bien signalée, car la tendance du texte à s’approprier l’autre (estompant les limites entre le texte et le hors‑texte) tout en se distanciant d’autres textes, en définissant son identité propre par rapport à eux, rappelle l’ambiguïté inhérente du Tour d’écrou de H. James et sa répétition sur le plan critique évoquée par S. Felman. Autrement dit, le salut est fondé sur l’ambiguïté. Qui prétend sauver Judith doit d’abord la préserver comme texte. Ainsi incarne‑t‑elle la textualité du livre dont elle est à la fois protagoniste, assassin et victime potentiels. La critique poststructuraliste ne fait pas de différence entre la textualité et la sexualité, ce qui explique la confusion des sentiments éprouvée par Hastings à son égard13. On trouve également dans cette coïncidence – de la sexualité et de la textualité du protagoniste, et du protagoniste et de son livre – la raison pour laquelle il faut que le texte soit écrit quand la façon la plus simple de préserver l’innocence de Judith semblerait de ne pas raconter son histoire : si Hastings se doit de sauver sa fille, celle-ci doit d’abord se trouver en danger. Le bon capitaine est après tout un personnage de roman policier avant d’être père, et il agit dans une histoire des plus autoréflexives, dans le cadre de laquelle le salut ne peut s’accomplir que face au lecteur : nous devons le voir sauver, le lire sauveur, responsabilité que lui-même nous rappelle, car sa fonction officielle dans le texte est d’être les yeux de Poirot devenu invalide. L’interprétation qu’il nous donne à lire fait partie d’un acte critique présenté dans un texte où l’acte créatif (celui de créer un roman policier) est mis en scène par un narrateur conscient de devenir détective, passation de pouvoir qui finit inévitablement par la mort de Poirot, ce détective dont la solution à chaque fin de roman est considérée sans hésitation comme le dernier mot de l’auteur. En devenant à son tour auteur du récit de la mort de l’interprète inégalé, Hastings place son texte sous le signe d’une ambiguïté qui se montrera salvatrice pour le lecteur ainsi que pour Judith.

 

Un des échos intertextuels les plus révélateurs dans Hercule Poirot quitte la scène est la référence maintes fois répétée à A.B.C. contre Poirot. Lorsque Poirot prétend ne pas trouver de lien entre les différents meurtres extradiégétiques qui servent de prétexte à l’enquête d’Hercule Poirot quitte la scène, Hastings se rappelle les crimes d’A.B.C. et s’y réfère de manière explicite ; en particulier, il se souvient comment des crimes semblant être liés par une logique alphabétique ne l’étaient pas du tout. En fait, A.B.C. contre Poirot présente un crime des plus banals sous un faux air de complexité psychologique et de meurtres multiples ; il nous offre aussi le modèle du bouc émissaire. Dans Hercule Poirot quitte la scène, Poirot prouvera, par le biais d’une lettre posthume qui nous est transmise par Hastings, que Norton – et le parallélisme est frappant – tue toujours par l’intermédiaire d’une tierce personne, laquelle agit sous son influence. Vu sous ce jour, Norton est l’héritier d’A.B.C. ; il est tout aussi possible, en revanche, de lire cet héritage intertextuel à rebours, ou plutôt de le lire au premier degré. Si A.B.C. contre Poirot sert de modèle à Hercule Poirot quitte la scène, Norton ne serait-il pas plutôt le bouc émissaire ? Et si l’intertexte qu’est A.B.C. contre Poirot s’avère pervers, versatile sur les plan du mobile et du mode opératoire, il l’est aussi en ce qui concerne le déploiement des références dans le texte d’Hercule Poirot quitte la scène, si bien qu’on y trouve non seulement des signes explicites, mais aussi des allusions plus discrètes, comme, par exemple, cette exclamation de la part de Poirot quand il apprend que Boyd Carrington a semé le doute sur la nature accidentelle du coup de feu donné par le colonel Luttrell qui manque de tuer sa femme : « Ah! Boyd Carrington », ou A.B.C. (IX, 102).

 

Dans un roman où des personnages comme Norton et Boyd Carrington sont autant d’A.B.C, à la fois des tueurs et des boucs émissaires potentiels, le texte entier semble déjouer jusqu’à la possibilité d’une vérité qu’on puisse atteindre ; aucune réplique isolée n’accuse Judith. En revanche, à aucun moment sa culpabilité n’est cachée. Hastings lui‑même remarque que les souvenirs dont il peuple son récit sont des mots et des phrases « suggestifs » (VII, 56) : tout est indice, tout est diversion, et partout il y a Judith. A un moment donné, Hastings s’excuse auprès du lecteur de son manque de connaissances scientifiques pour réciter tout de suite après une liste d’alcaloïdes aux noms tout ce qu’il y a d’ésotérique (VII, 57). Cette liste sert d’une part à évoquer la vaste érudition de Judith pour qui le seul et véritable objectif de la science n’est pas l’amélioration de la condition humaine mais la poursuite du savoir ; d’autre part, elle révèle la perversité de la relation du récit d’Hastings par rapport au savoir. Face à cette irruption du savoir pur dans ce récit où il s’agit de vivre dans et en dépit de l’ignorance, Hastings agit en bon fétichiste. Autrement dit, il regarde ailleurs ; en l’occurrence, il examine des diapositives sous un microscope et des clichés d’indigènes ouest-africains (qu’il trouve fascinants d’ailleurs) avant d’apercevoir dans une cage un rat qu’il décrit comme étant « soporifique » et de se dépêcher de sortir dehors (VII, 58). Le rôle de Judith n’est pas seulement de tuer et d’être sauvée, mais aussi d’incarner le savoir, la vérité. Hastings, quant à lui, esquisse la double trajectoire du fétichiste pour qui, selon Freud, l’appréhension de la vérité va de pair avec le désir d’une autre réalité et d’un retour à un moment préexistant le savoir, où la vie se conforme à ses rêves et où sa femme puisse bien s’appeler Cinders, ou Cendrillon. Judith, l’objet de l’amour et de la peur d’Hastings, est l’incarnation logique de la vérité de la sexualité féminine, car elle est aussi au centre même de la textualité du roman, c’est-à-dire simultanément la source de son vrai sens – une furie, déesse de la vengeance – et le point de production d’autres sens – ce qu’elle appelle sa vie intime et secrète (XII, i, 126). Le rôle d’Hastings est d’écrire le texte du regard détourné, le texte soporifique, tandis que le nôtre est de faire comme le rat et de tester les limites de notre cage. Mais nous partageons ce dernier rôle avec Poirot qui, lui aussi, coincé dans son fauteuil roulant, dépend du témoignage, oculaire mais surtout narratif, d’Hastings.

 

La scène du meurtre de Mme Franklin fonctionne comme une mise en abyme du roman dans la mesure où elle est composée littéralement d’indices. Il en découle que la spécificité du rôle de Judith est voilée par une surabondance générique. Dans le cadre de notre analyse, la description donnée par Heta Pyrhönen des problèmes de mots croisés lus à haute voix par Hastings présente deux points importants14. D’abord, au moment où des indices sont énoncés et résolus — c’est‑à‑dire actualisés comme indices autoréflexifs, indices en abyme — les mobiles du crime, à savoir l’envie et la jalousie, se voient transformés en valeurs abstraites et s’appliquent de ce fait non pas à un seul personnage jaloux, mais à tout personnage de roman policier. Deuxièmement, en conséquence de cette oscillation du concret vers l’abstrait, le mobile du crime s’universalise et les assassins potentiels se multiplient dans l’espace foncièrement pluriel du texte. Immobile au centre de ce mouvement, de cette mobilisation, Hastings s’essaie à résoudre les indices en les lisant à voix haute ; autrement dit, il incarne le rôle du lecteur. Mais c’est là tout le génie du récit, récit dont Hastings est l’auteur plutôt que le lecteur. Le tour de passe-passe dont il serait la victime est centré sur une table basse pivotante : en la faisant tourner de 180 degrés, et surtout en oubliant de la faire retourner, il fait boire à la victime une tasse destinée à son mari qui se trouvait en face d’elle au moment où on servait le café ; ainsi Hastings devient-il à son insu l’assassin de Mme Franklin. En revanche, si nous faisons tourner la scène de la table basse pivotante de 180 degrés, nous nous retrouvons devant un tour de passe-passe que Hastings écrit et dont nous sommes les victimes. Au centre de cette scène, déjà en abyme, se trouve l’incarnation du tour de passe‑passe : un meuble qui mobilise, qui génère des mobiles pour mieux en cacher un seul.

 

Une fois le manège d’Hastings compris, l’identité de l’assassin ne fait guère plus de doute : Judith, qui est amoureuse de monsieur Franklin, pousse un soupir quand le mot « mort » est prononcé (XIII, iv, 153) et échange avec son père des citations de Shakespeare, notamment la citation suivante où il s’agit de somnifères : « Not poppy, nor mandragora, nor all the drowsy syrups of the world » (XIII, iv, 155). La source de cette citation est bien entendu Othello, dont le rôle dans la scène est manifestement d’incarner l’envie et la jalousie ; or, cependant que ces émotions sont mobilisées, Judith trouve dans le même intertexte l’arme du crime. Et il ne s’agit pas du café, mais des « gouttes » que Mme Franklin demande à Judith d’aller chercher dans la salle de bains (XIII, iv, 156).

 

Que ces preuves de la culpabilité de Judith soient passées inaperçues par les lecteurs d’Hercule Poirot quitte la scène témoigne du génie de Christie, mais aussi de celui d’Hastings. Pourtant, il n’est pas certain que Poirot lui-même soit dupe. En effet, après la mort de Mme Franklin, Judith va voir le détective. Suite à cette rencontre, Poirot informe Hastings que sa fille lui a pardonné et Judith, à son tour, s’excuse auprès de son père. Face à un ami que ce va-et-vient a l’air de laisser perplexe, Poirot s’exclame : « Is it conceivable that you do not see? » (XIV, ii, 167). Qu’il ne voie pas la vérité serait effectivement inconcevable dans la mesure où elle le hante : « It was as though somewhere, just out of sight, was a fact that I did not want to see – that I could not bear to acknowledge. Something that already, deep down, I knew... » (XVI, iv, 193). Le fait paradoxal de voir et ne pas voir la vérité, une vérité qui ébranle toute notre vision du monde, est la stratégie du fétichiste, ce que Henri Rey‑Flaud appelle le refoulement partiel15.

 

Comme nous l’avons déjà remarqué, le salut de Judith requiert de la part de son père une stratégie tout aussi paradoxale : la meilleure façon de cacher sa culpabilité n’est pas de la taire, mais de l’écrire. La même stratégie se laisse entrevoir dans la vérité que Poirot révèle à titre posthume. L’objectif de cette révélation est de dire la vérité, à savoir la solution selon laquelle Norton serait l’assassin, pour que Hastings ne soit pas sujet plus tard à des doutes : « Will it come into your mind, lying there like some dark serpent that now and then raises its head and says: ‘Suppose Judith...?’ » (post‑scriptum, 233). En lui révélant la vérité, Poirot sème ce doute auquel, a priori, il ne veut pas que son ami pense, et en ce faisant, il laisse croire que cette vérité a été connue par d’autres : « What more shall I say to you ? Both Franklin and Judith, I think you will find, knew the truth although they will not have told it to you » (post‑scriptum, 238). Cette vérité, connue par d’autres, connue autrement, plane sur le texte comme un spectre derridéen, entre la vie et la mort, la présence et l’absence ; ainsi est‑elle ambiguë, sauvée.

 

À en croire la lettre posthume, Norton a avoué ses crimes lors de son rendez‑vous avec Poirot, auquel ni le lecteur, ni Hastings n’ont pu assister. Avant de lire la lettre, Hastings ne sait pas que Norton est l’assassin ; il sait toutefois que ce dernier a été tué et suppose que le mobile de ce crime a été de l’empêcher de révéler la vérité. Il sait aussi que Norton a rencontré Poirot et que ce dernier est maintenant le seul à détenir la clé du mystère et donc court le même danger. Ce raisonnement, qui est pourtant des plus logiques, suit immédiatement la déclaration suivante : « I went downstairs in a daze. The thing was so inexplicable I may be forgiven, I hope, for not seeing the next inevitable step. I was dazed. My mind was not working properly » (XVII, iii, 200). N’est‑il pas possible que l’émotion éprouvée ici par Hastings ne soit pas celle d’un homme qui se rende compte du danger auquel son meilleur ami doit faire face, mais celle d’un homme qui, après avoir failli tuer Allerton qui courait après Judith et après s’être trouvé à côté de Mme Franklin lorsqu’elle a été empoisonnée, ait fini tout de même par devenir assassin.

 

Dans ce scénario, ces propos prononcés au seuil de la porte derrière laquelle le corps d’un homme mort sera bientôt trouvé ne peuvent que rappeler les fameuses réflexions du docteur Sheppard au moment où il prend congé de Roger Ackroyd. Si la critique policière bayardienne a prouvé que le narrateur n’a pas tué Roger Ackroyd, la même approche peut nous permettre d’ajouter Hastings à la liste de narrateurs-assassins.

 

Poirot est en effet en danger parce qu’il a rencontré l’assassin de Mme Franklin et qu’il sait la vérité. Comme Norton dans la solution officielle, Poirot est tué pour qu’une autre vie soit sauvée. Hastings regrettera son acte — « should have known. I should have foreseen » (XVII, iii, 201) — car il se rendra compte que Poirot préparait à son tour un bouc émissaire ; toujours est‑il que Poirot doit mourir pour que Hastings puisse écrire la lettre posthume. Et il doit écrire cette lettre pour la même raison qu’il a dû écrire tout son récit ; il fait ce qu’il ne veut pas faire pour dire une vérité qui ne doit pas se savoir. Comme il remarque après la mort de Poirot : « I don’t want to write about it at all » (XVIII, i, 202).

Les derniers mots du livre – « la marque de Caïn » (post‑scriptum, 240) – paraissent effectivement marquer la culpabilité et de Norton qui tue par l’intermédiaire d’un autre, et de Poirot qui tue pour que d’autres puissent vivre. Pourtant, ces mots sont aussi symboliques de tout un texte qui sert à cacher une vérité. Outre la rétribution divine, la marque de Caïn est aussi celle d’un être errant et fugitif, et sous la protection de cette marque Judith est libre de partir pour l’Afrique, sachant que sa vie intime et secrète a été cachée – tout en étant en pleine vue.

 

Alistair Rolls

(Premier symposium de critique policière, 30-31 Mai 2017)

 

1  Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 143.

2  Titre original : Curtain : Poirot’s last case, 1975 (première publication en traduction française l’année suivante). Même si Agatha Christie l’a écrit pendant la seconde guerre mondiale, elle l’a d’emblée conçu en vue d’une publication posthume. Ce sera, finalement, le dernier roman publié du vivant de la romancière.  

3  Pour une lecture plus détaillée de la façon dont P. Bayard détourne et prolonge sa citation pour inclure Judith, voir Alistair Rolls and Jesper Gulddal, « Bayard’s Ironic Detective Fiction: From the Text back to the Work », Comparative Literature Studies, 53 : 1 (2016), p. 150‑169.

4  Carey A. Moore, Judith: A New Translation and Commentary, New York, Doubleday & Co., The Anchor Bible, 1985, p. IX.

5  Shoshana Felman, « Turning the Screw of Interpretation », p. 94-207, Yale French Studies, 55-56 (1977), p. 100. Pour toute citation d’une étude critique écrite en langue anglaise, c’est nous qui traduisons.

6  Ibid., p. 101.

7  Barbara Johnson, « The Critical Difference », p. 174-82, dans l’ouvrage collectif Critical Essays on Roland Barthes, sous la direction de Diana Knight, New York, G.K. Hall and Co., 2000, p. 175.

8  P. D. James, Talking about Detective Fiction,London, Faber and Faber, 2010, p. 87.

9  Lee Horsley, Twentieth-Century Crime Fiction, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 41.

10  Nous pouvons penser ici aux études de John T. Irwin, notamment The Mystery to a Solution: Poe, Borges, and the Analytic Detective Story,Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1994, et à l’ouvrage collectif dirigé par Patricia Merivale et Susan Elizabeth Sweeney, Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story From Poe to Postmodernism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999.

11  Notre édition de référence de Curtain: Poirot’s Last Case est celle de HarperCollins, 2013. Le roman fut publié pour la première fois à Londres par Collins en 1975. Suivant le modèle utilisé par P. Bayard dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, nos références sont indiquées sous forme d’un chiffre romain, qui indique le chapitre, suivi d’un chiffre arabe, qui indique la page.

12  C. Moore, Judithop. cit., p. 80.

13  Voir, par exemple, Judith Still et Michael Worton, p. 1-68, Textuality and Sexuality: Reading Theories and Practices, Manchester, Manchester University Press, 1993, surtout p. 4‑6.

14  Heta Pyrhönen, Mayhem and Murder: Narrative and Moral Problems in the Detective Story, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 309.

15  Henri Rey-Flaud, Comment Freud inventa le fétichisme... et réinventa la psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 27‑43.

Alistair Rolls, « Lever le rideau sur Hercule Poirot quitte la scène : Agatha Christie à la lumière de Pierre Bayard », Fabula / Les colloques, Premier symposium de critique policière. Autour de Pierre Bayard, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4822.php, page consultée le 20 juin 2018.

Par Alistair Rolls

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