Mission Apollo, ou comment enquêter sur Œdipe du haut de l'Olympe

 

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Du fait de ses nombreuses incohérences et de la structure d’enquête que présente la pièce, l’Œdipe-Roi de Sophocle appelle désespérément une interprétation policière – il en existe d’ailleurs une traduction-adaptation à la mode polar, parue dans la collection de la Série noire [1]. Le premier réflexe méthodologique de tout enquêteur ou enquêtrice qui se respecte serait de se cantonner à des pistes rationnelles, à des mobiles et à des agents humains pour élucider le crime ; et il faut avouer, encore une fois, que, en dépit du cadre mythologique, la pièce se prête admirablement à une telle démarche, tant les personnages y refusent systématiquement de prendre pour argent comptant les révélations proférées au nom des dieux, et réclament des preuves tangibles et objectives pour croire aux accusations des devins. 

 

Me penchant sur le dossier, il m’est pourtant clairement apparu que, si louable soit-elle, une telle démarche risquait de laisser dans l’ombre le, la ou les véritable(s) coupable(s). 

 

Mortel(le) de peu de foi, qui ne jures que par les règles de Van Dine[2], et notamment les règles N°8 et N°14[3], passe donc ton chemin. Cette enquête n’est pas pour toi. Je t’objecterai simplement ce fait indiscutable : je ne suis pas la première à remarquer que de telles règles sont beaucoup trop rigides pour rendre compte, dans toute leur diversité, de tous les crimes qui ont été commis, même au sein du genre très codé du roman à énigme. 

Pour le cas qui nous occupe, je ne suis d'ailleurs pas loin de penser que, si l’enquête menée dans la pièce de Sophocle est aussi insatisfaisante, c’est justement parce que le héros éponyme observe un peu trop par anticipation ces principes, et notamment la règle N° 12 [4] – s’obstinant d’emblée à rechercher un meurtrier unique alors que tout dans la pièce (le témoignage ancien de l’unique survivant du meurtre de Laïos comme la réponse de la Pythie, rapportée par Créon au début de la tragédie) laisse penser que l’ancien souverain de Thèbes a été tué par plusieurs agresseurs. 

 

L’investigation que je propose ici impliquera donc de remonter aux conflits et motivations de ces dieux et déesses de l’Olympe qui, c’est de notoriété publique depuis Homère, n’hésitent pas à intervenir directement dans le destin des mortels, et à régler leurs divins comptes par humains interposés. J’implore Alêtée, déesse de la Vérité, de m’assister dans ma noble tâche, et de me permette, au mépris des dangers, de la mener à son terme.

 

Elevons-nous vers le mont Olympe, pour considérer cette triste affaire d'un œil nouveau. 

 

 

Premières observations

 

A première vue, rien ne peut justifier que l’enquête d’Œdipe soit aussi bâclée, et bouclée en à peine une journée (sinon un trop grand respect par anticipation de la règle tragique de l’unité de temps, qu’édictera Aristote dans La Poétique une centaine d’années plus tard). En premier lieu, comme l’avait bien remarqué Voltaire [5], on n’y élucide jamais la question du nombre des assaillants de Laïos – alors que le dernier témoin du meurtre est convoqué sur scène et que cet élément est à lui seul susceptible d’innocenter définitivement Œdipe (qui voyageait seul au moment où il est censé l’avoir tué). 

 

A moins qu’il ne s’agisse d’une volonté délibérée de la part du dramaturge de brouiller les pistes et d’innocenter le(s) véritable(s) coupable(s), pour des motifs parfaitement compréhensibles sur lesquels on entend bien faire la lumière ici. 

 

Et, pour ce faire, il faut tenter de remonter aux origines du mythe. Ce qui n’est pas une mince affaire car les versions les plus anciennes – celles de l’Œdipodie, large épopée composée au VIIe siècle, comme les deux premières pièces de la trilogie thébaine d’Eschyle (datant d’une cinquantaine d’années avant la tragédie de Sophocle) – sont désormais portées disparues.

 

 Néanmoins, de nombreux travaux de mythographes et philologues peuvent laisser penser que, dans l’histoire des Labdacides, celui qui attira la malédiction funeste n’était pas Œdipe, mais Laïos – et que, tout parricide incestueux qu’il fût, le destin tragique d’Œdipe était considéré comme la conséquence et le châtiment d’un crime originel, commis à la génération précédente : Avant de monter sur le trône de Thèbes, Laïos – c’était apparemment l’objet du premier volet de la trilogie d’Eschyle – aurait violé le fils de son hôte Pélops, Chrysippe, qui se serait alors suicidé. Pélops aurait alors appelé sur Laïos la malédiction des dieux. Il semblerait même que premier fléau auquel est confronté la cité, la Sphinx dévoreuse d’hommes, ait été envoyé par les dieux outrés de tels agissements, et plus précisément par Héra [6].

 

De ce crime premier, il n’est fait nulle mention chez Sophocle ; et Freud, qui s’est au XXsiècle largement imposé comme « l’une des sources du mythe », à laquelle des anthropologues comme Lévi-Strauss affirment qu’on est amené à accorder « le même crédit que d’autres, plus anciennes, et en apparence, plus authentiques » [7], aurait amplifié l’omerta occultant cette culpabilité initiale, pour des raisons d’ailleurs elles-mêmes éminemment psychanalytiques [8]

 

Ma question est donc la suivante : pourquoi les dieux se mettraient-ils à réclamer justice pour le meurtre d’un personnage qu’ils venaient de maudire – et, en particulier, pourquoi Apollon se ferait-il, à travers ses émissaires humains, devins et devineresses, le champion de celui qui justifia la haine divine dirigée contre toute sa lignée [9] ? C’est pourtant ce que semble demander le message de la Pythie, rapporté par Créon au début de la pièce de Sophocle : le fléau qui ravage Thèbes ne disparaîtra qu’à condition que soit bannie de la cité (exilée ou exécutée) la « souillure » qui l’empoisonne – autrement dit les meurtrier(e)s impuni(e)s de Laïos, dont la présence outrage les dieux. 

 

On ne peut que remarquer que, chez Sophocle, l’indice déterminant pour affirmer la culpabilité d’Œdipe est directement lié, non pas à l’enquête « réaliste », mais aux oracles : c’est la concordance des diverses prophéties – proférées à la fois par l’oracle de Delphes et par Tirésias, dans des contextes et à des époques suffisamment éloignées pour que le fait en devienne troublant. La première prophétie, notamment, rappelée par Jocaste dans la pièce, a révélée à Laïos au début de son mariage : la Pythie lui déconseille de procréer, car le fils né de son union avec Jocaste le tuerait. La deuxième prophétie est celle faite, toujours par la Pythie mais deux décennies plus tard, à Œdipe devenu jeune homme, et désireux de découvrir le secret de sa naissance après avoir été traité d’enfant trouvé à Corinthe : on lui révèle alors qu’il est destiné à tuer son père et à engendrer, avec sa mère, une « race maudite ». La dernière prophétie est celle de Tirésias – dont le temple, situé aux alentours de Thèbes, n’a a priori rien à voir avec celui de Delphes : il accuse apparemment Œdipe d’être le meurtrier, incestueux de surcroît, qu’il recherche. 

 

 

Toutes les routes mènent à Delphes. 

 

Toutes les prophéties de la Pythie, ainsi que les interprétations qui en sont faites par les prêtres assermentés qui l’assistent, étant conservées dans les archives du temple de Delphes, il est difficile de soutenir que ces prophéties ont été inventées de toutes pièces par des comploteurs mal intentionnés, à seule fin d’accuser le héros et, éventuellement, d’usurper le trône. C’est d’ailleurs le premier réflexe de défense de Créon lorsqu’il est accusé par Œdipe d’avoir menti : il suggère d’emblée qu’on aille vérifier à Delphes qu’il a bien transmis fidèlement les instructions de l’oracle. L’hypothèse d’une complicité d’un prêtre corrompu avec Tirésias est évidemment envisageable ; mais elle n’est a priori ni la seule possible, ni la plus économe. 

 

Et c’est là qu’un autre problème surgit : tous ces oracles, inspirés par Apollon, dont le surnom, rappelé dans la pièce, est Loxias (« aux paroles obscures »), semblent étonnamment clairs. Les Labdacides seraient-ils la seule lignée de l’Antiquité à bénéficier, pour leur malheur, de sentences transparentes ?  

 

Considérant que toutes ces prophéties (celles de Delphes comme celle de Tirésias) sont proférées pour servir le même dieu, ne pourrait-on pas considérer certains d’entre eux comme des présages trompeurs [10] envoyés, stratégiquement, par Apollon, pour effrayer les mortels et servir ses intérêts propres ? Ce ne serait pas la première fois, en tout cas, qu’on soupçonnerait ce dieu d’utiliser les oracles pour lui-même, et non seulement pour dévoiler la parole de Zeus [11]. L’erreur méthodologique majeure, dans cette enquête, me semble en tout cas de considérer que les informations issues d’un canal unique, les devins, reflètent une volonté unique, celle des dieux et en particulier de leur souverain, Zeus – alors que, sur l’Olympe, les conflits, larvés ou déclarés, sont légion, et que les dieux n’hésitent pas, pour conserver une harmonie de façade, à instrumentaliser les humains pour régler leurs comptes les uns avec les autres.

 

Le premier présage pourrait ainsi aisément s’expliquer par la haine d’Apollon vis-à-vis de Laïos : elle viserait simplement à priver le personnage de descendance. Je propose l’hypothèse que la deuxième prophétie, celle qui fut faite à Œdipe, n’a aucun lien avec la première ; et qu’elle n’a d’autre but que de faire partir le héros de Corinthe, en l’horrifiant par la menace des deux pires crimes existants dans la société des hommes : le parricide et l’inceste. 

 

Pourquoi Apollon aurait-il besoin qu’Œdipe quitte une cité où il vit choyé et respecté, et où la couronne lui est promise ? Tout simplement parce qu’Œdipe est le seul à pouvoir vaincre le Sphinx – et qu’Apollon a des raisons très personnelles d’avoir considéré l’irruption du monstre comme une provocation.

 

Nous en arrivons au cœur du conflit caché derrière le mythe, tel que nous le connaissons. Unis par leur haine contre Laïos, abuseur et meurtrier involontaire du fils de l’hôte qui l’a recueilli, les dieux de l’Olympe demeurent pourtant profondément divisés – et Héra, sous couvert de le punir, a pu profiter de l’occasion pour ajouter à nouvel épisode à sa vengeance contre Apollon, qu’elle poursuit de sa vindicte jalouse depuis sa naissance [12].

 

L’énigme posée par la Sphinx, sur laquelle on peut d’ailleurs remarquer que Sophocle conserve un silence pudique, n’était en effet pas forcément, ou pas uniquement, celle, un peu simplette à la vérité, des âges de la vie, que la tradition a retenue. Des auteurs comme Théodecte de Phasélis, auteur tragique du IVsiècle, ont affirmé que le monstre demandait « quelles sont les deux sœurs, dont la première engendre la seconde et la seconde la première ? » [13] – et tuait impitoyablement ceux qui ne répondaient pas qu’il s’agissait de la journée et de la nuit. 

 

Qui pourrait soupçonner que toute une lutte de pouvoir se joue dans cette devinette innocente ? En réalité, derrière l’incarnation du jour, c’est Héra, souvent confondue avec la déesse primordiale Héméra, qui impose ici son pouvoir, privant de ses prérogatives cet olympien qu’elle a toujours détesté, fruit des amours illégitimes de son divin époux : Apollon-Phœbus, dieu de la lumière, le seul censé donner naissance au jour après la nuit – nuit elle-même apportée sur son char par sa sœur jumelle, Artémis, assimilée à la déesse de la lune Séléné, qui le précède et lui succède.   

 

Et Apollon – les multiples versions de l’histoire pitoyable du satyre Marsyas l’ont montré – est un dieu plutôt susceptible, qui n’aime pas beaucoup qu’on remette en question sa prééminence. Ne pouvant pas s’opposer directement à sa marâtre, il a donc, logiquement, envoyé à sa place un émissaire pour frapper l’impudente chimère. 

 

J’en viens donc à la question suivante – qui nous amène tout naturellement à considérer le mystère de l’identité du héros qui est au cœur de la tragédie de Sophocle : pourquoi Œdipe était-il le seul capable de déjouer les pièges du monstre ? 

 

Reprenons le fil de l’enquête officielle – qui conclut, sur une base des plus douteuses, à la paternité de Laïos. Dans son livre consacré au mythe d’Œdipe, Marie Delcourt développe l’idée que, dans l’antiquité comme dans les histoires qu’on y racontait, les enfants exposés étaient, généralement et au contraire de ce qui se passe dans la version communément admise du mythe, des enfants soupçonnés de bâtardise. Le fait de les abandonner sur une montagne ou dans la mer avait alors une fonction proche de l’ordalie : si l’enfant survivait, c’est qu’il était, non seulement légitime, mais aussi protégé par les forces surnaturelles ; et, dans les mythes, ces enfants s’avéraient presque toujours être les rejetons d’une mortelle et d’un dieu [14].

 

Et, à votre avis, dans des versions perdues, connues seulement par des scolions [15], de quel dieu Œdipe a-t-il pu être soupçonné d’être le fils ? du Soleil. Apollon, donc. Encore lui. Il est d’ailleurs possible que Tirésias fasse en réalité allusion à cette nature divine lorsqu’il présente Œdipe comme « le frère de son propre enfant, le fils et l’époux de celle de qui il est né » : en tant qu’avatar du soleil, sa vie se déroule sur les traces cycliques de son père, qui chaque matin remonte sur son char de lumière (« dans le lit paternel ») ; et comme dans l’énigme du sphinx, il engendre la nuit, sa sœur, à laquelle il se mêle au petit matin, avant d’être, à son tour, engendré par elle au crépuscule. 

 

Je pense qu’Apollon, tout à sa colère contre le Sphinx, a sciemment et très égoïstement dirigé les pas d’Œdipe du côté de Thèbes – sans se préoccuper des conséquences de ses actes. Que le prix à payer pour châtier le Sphinx ait été l’union d’une mère et de son fils ne posait peut-être d’ailleurs pas pour lui particulièrement problème – après tout, tous les dieux grecs sont nés d’un inceste primordial, celui de Gaïa avec son fils Ouranos ; et les dieux de l’Olympe sont gouvernés par Zeus et Héra, couple composé d’un frère et de sa sœur.  Bref, à l'étage du dessus aussi le bon docteur Freud aurait eu à s'occuper - si toutefois la tradition n'avait pas, une fois pour toutes, acté que les dieux n'étaient pas soumis aux mêmes tabous (et donc aux mêmes névroses) que les mortels.   

 

Père absent, manipulant en sous-main son fils caché, Apollon a pu également être un fils contraint à se soumettre [16] aux caprices de son père – lui-même contraint de ménager les autres dieux et déesses pour maintenir son pouvoir [17], et notamment désireux de complaire à sa rancunière épouse afin de faire oublier ses multiples incartades. Comme le rappelle le chœur, Apollon, même contre sa volonté, a donc bien dû relayer « l’harmonieuse parole de Zeus, venue de la riche Pythô dans l’illustre Delphes » lorsque celui-ci lui a demandé, contre toute attente, que soit faite la lumière sur le meurtre de Laïos (vraisemblablement aiguillonné par une Héra soucieuse, avant tout, de punir celui qui a tué le Sphinx, mais qui ne pouvait décemment pas s’offusquer publiquement qu’un héros ait vaincu le monstre). 

 

L’art de dire sans dire. 

 

Ainsi pourrait en tout cas s’expliquer l’attitude et les propos, apparemment étranges, de Tirésias – en particulier sa réticence à révéler ce qu’il sait, lorsqu’il est convoqué et interrogé par Œdipe. Tirésias se retrouve alors pris entre deux feux, ou plutôt entre le dieu qu’il sert (il fait de multiples allusions à son sacerdoce dans la pièce) et une déesse, avec qui, de surcroît, il aurait connu des démêlés [18] – et sait que contenter l’un ou l’une signifie risquer de s’attirer les foudres de l’autre. Dans la pièce de Sophocle, Tirésias insiste d’abord sur les dangers qu’il court lui-même s’il répond aux questions d’Œdipe ; mais, juste après, il n’hésite pas à braver le courroux du souverain en affirmant qu’il ne peut être puni, du moment qu’il dit la vérité. On peut donc penser qu’il craint la colère des dieux ou des déesses en cas de révélation intempestive, mais qu’il est relativement protégé par son statut d’intermédiaire entre l’Olympe et l’humanité. Ce qui n’exclut pas qu’il doive manier l’art du double discours s’il veut lui-même survivre à l’enquête. La prophétie est un métier délicat. 

 

Il est possible qu’Apollon ait expressément demandé à ses devins, et notamment à Tirésias, de ne pas faire état de sa paternité – aussi bien pour se protéger lui-même que pour protéger Œdipe. Depuis l’exemple d’Asclépios [19], Apollon sait ce qu’il en coûte de défendre ses enfants contre les autres olympien(ne)s ; et, si l’on accepte l’idée que c’est lui qui a envoyé Œdipe tuer le sphinx, on peut comprendre qu’il préfère, sur ce point, rester discret. Ce qui fait quelque peu désordre pour un dieu garant des lignées familiales (c’est dans son temple qu’on établissait les reconnaissances de paternité douteuses [20]), mais passons.    

 

Si l’on relit les répliques de Tirésias, on remarque que le devin en appelle, avec insistance, à la responsabilité directe du dieu : « Ta destinée n’est point de succomber par moi. Apollon y suffira. C’est lui que ce soin regarde. » On peut même penser que, lorsque Œdipe lui demande « qui, parmi les mortels [l]’a engendré », il y répond peut-être plus directement qu’on ne le pense, en désignant, une nouvelle fois, de façon cryptée (en substituant, à la manière de l’énigme du sphinx, la mention du soleil par celle jour, généralement associée à Héra), Apollon : « Ce même jour te fera naître et mourir ». 

 

C’est peut-être donc aussi pour ces raisons de susceptibilité des dieux et déesses que les sentences d’Apollon et leurs traductions par les devins sont généralement si « obscures » : elles sont le fruit d’une subtile politique, où l’injonction à révéler la vérité est, en permanence, mise en balance avec les intérêts contradictoires des Olympiens et Olympiennes – que les humains, et parfois même les dieux et déesses, sous peine de châtiments terribles, ne peuvent se permettre de contrarier. 

 

D’autres indices pourraient laisser penser qu’Apollon s’est, malgré son apparente désinvolture, soucié du destin des mortel(le)s qu’il a précipité(e)s dans le malheur en cachant l’ascendance divine du héros : Si l’on en croit Les Phéniciennes qu’Euripide écrira une quinzaine d’années après Sophocle, Jocaste est, en réalité, encore vivante au moment où s’affrontent Etéocle et Polynice – elle a donc pu être sauvée du suicide par le dieu, assisté de son fils Asclépios, qui, on l’a évoqué, est capable, par sa science médicale, de faire revenir les humains des Enfers. Quant à Œdipe, Sophocle lui-même nous le conte, il trouvera finalement le repos, accueilli dans la cité et par un héros, Thésée, placés sous l’égide directe d’Athéna ; tout comme Oreste, dans Les Euménides d’Eschyle, qui, pour venger son père, avait tué sa mère et son amant sur la demande expresse d’Apollon, avait trouvé protection auprès de la déesse de la sagesse – sur qui il peut décidément compter malgré leurs différends au cours de la guerre de Troie : selon le poète Aristonoos (IVe siècle) c’était déjà grâce à Athéna qu’Apollon a pu arriver à Delphes, et instituer ce temple si pratique pour communiquer avec les humains. 

 

 

L’enquête ne fait que commencer. 

 

Je laisse à d’autres enquêteurs et enquêtrices le soin d’établir qui a frappé Laïos, et comment l’ancien roi de Thèbes a trouvé la mort. Ce dont je suis désormais sûre néanmoins, c’est que, même si Œdipe était le meurtrier qu’il recherche, il n’est vraisemblablement pas un parricide – et que, dans le cadre de la mythologie grecque, sa relation supposée avec sa mère n’est vue comme un crime atroce que tant que sa nature divine n’est pas révélée.

 

Je soutiens en tout cas que les plus coupables, dans cette histoire, sont à chercher sur l’Olympe. 

 

Et, étant donné la fonction de protecteur des arts et de conducteur des muses d’Apollon, il n’est pas étonnant que les poètes tragiques, Sophocle le premier, aient déployé tout leur talent de dramaturge pour effacer les traces de la responsabilité du dieu dont dépendait directement leur œuvre – responsabilité, comme on l’a dit, qu’on soupçonne pourtant majeure, dans cette affaire. 

 

 

Caroline Julliot.

 

 

 

Pour citer cet article :

Caroline Julliot, "Mission Apollo, ou comment enquêter sur Œdipe depuis le Mont Olympe", Intercripol - revue de critique policière, "Grands dossiers : le meurtre de Laïos et autres enquêtes antiques", N°003, Février 2022. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/grand-dossier-de-contre-enquetes-sur-la-culpabilite-douteuse-d-dipe-2/mission-apollo.html. Consulté le 1er Octobre 2021. 

Images :

La Grèce en feu vue du ciel, photo satellite prise le 22 Août 2009. 

Insignes des missions Apollo 13 et Apollo 17.

Notes :

[1] Didier Lamaison, Œdipe-Roi, Paris, Gallimard, Série noire N°2355, 1994.

[2] L’une des plus célèbres chartes d’écriture du roman policier, publiées en 1928 dans The American magazine. 

[3] Règle N°8 : « Le problème policier doit être résolu à l’aide de moyens strictement réalistes. Apprendre la vérité par le spiritisme, la clairvoyance ou les boules de cristal est strictement interdit. Un lecteur peut rivaliser avec un détective qui recourt aux méthodes rationnelles. S’il doit rivaliser avec les esprits et la métaphysique, il a perdu d’avance » ; Règle N°14 : « La manière dont est commis le crime et les moyens qui doivent mener à la découverte du coupable doivent être rationnels et scientifiques. La pseudo-science, avec ses appareils purement imaginaires, n’a pas de place dans le vrai roman policier ». 

[4] Règle N°14 : « Il ne doit y avoir, dans un roman policier, qu’un seul coupable, sans égard au nombre d’assassinats commis (…) Toute l’indignation du lecteur doit pouvoir se concentrer sur une seule âme noire ».  

[5] Voltaire, critique de Sophocle, avertissement précédant sa tragédie Œdipe-Roi (Lettre III), in Œuvres complètes, Garnier, 1877, t. 2. Disponible en ligne https://fr.wikisource.org/wiki/Œdipe_(Voltaire)/Texte_entier.

[6] Il existe bien sûr de multiples variantes de ce passage du mythe, mais, si l’on en croit l’helléniste Marie Delcourt, l’idée que le monstre a été envoyé par Héra est « la plus volontiers adoptée » (Œdipe ou la légende du conquérant, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques », 1981, p. 189). C’est notamment celle qu’on trouve dans ce qu’elle appelle le « résumé de Pisandre », scolion (court poème) glosant un vers des Phéniciennesd’Euripide, qui semble citer l’un des derniers poètes épiques primitifs, ayant vécu à la fin du VIIe siècle (dont l’œuvre est perdue). 

[7] C. Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 240.

[8] Sur l’abondante littérature psychanalytique explorant les raisons du refoulement supposé de Freud vis-à-vis de la question de la perversion paternelle, voir notamment l’ouvrage de Marie Balmary, L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset, 1979), ainsi que le numéro collectif de la Revue française de psychanalyse intitulé « Laïos pédophile : fantasme originaire ? » (PUF, 1993/2). 

[9] Dans Les Sept contre Thèbes, Etéocle évoque « toute la race de Laïos, objet de la haine d’Apollon » (tr. A. Pierron, Paris, Charpentier et Cie, 1870, v. 690) ce qui semble placer l’origine de l’inimitié divine vis-à-vis des Labdacides à ce personnage, et non à Œdipe.

[10] Pour une longue liste des présages trompeurs, thématique apparemment fort à la mode en Grèce antique, se prêtant manifestement à une interprétation erronée, voir M. Delcourt, op. cit., p. 248-250. 

[11] C’est de ce genre de malversations que l’accusent les Érinyes dans Les Euménides d’Eschyle. Sur ce sujet, voir notamment M. Croiset, « Le rôle d’Apollon dans Les Euménides d’Eschyle », revue d’études grecques, 1919, p. 100-112. 

[12] Les persécutions d’Héra contre la nymphe Léto et les jumeaux nés de ses amours avec Zeus (Apollon et Artémis) sont contées en détail dans l’Hymne à Apollon, datée approximativement du VIsiècle. On remarque également qu’Héra, selon L’Illiade, est l’ennemie la plus acharnée des Troyens, que soutient justement Apollon. 

[13] Voir M. Delcourt, op. cit., p. 195.

[14] Ibid., chapitre « l’enfant exposé », notamment p. 87 et suivantes. 

[15] Ibid., p. 115 et suivantes. 

[16] La mythologie, et notamment L’Illiade, fait référence à une mutinerie visant à détrôner Zeus – où, d’ailleurs, une fois n’est pas coutume, Apollon est allié, contre son père, non seulement à Athéna et Poséidon, mais aussi à Héra. Zeus condamnera d’ailleurs Apollon à une période d’esclavage suite à cette révolte. 

[17] Sur cette question, voir notamment M. Conche, « La Politique de Zeus dans l’Illiade »in Essais sur Homère, PUF, Quadrige, 1999. 

[18] Selon certaines légendes, Tirésias est devenu aveugle à cause d’Héra, qui prit la mouche lorsqu’il donna raison à Zeus dans le débat qui opposait les époux – confirmant que la femme ressentait beaucoup plus de plaisir que l’homme dans l’acte sexuel (légende notamment relatée par Apollodore, qui dit la tenir d’Hésiode). 

[19] Apollodore raconte qu’Apollon a été réduit, une deuxième fois, un an en esclavage auprès d’un mortel, Admète, pour avoir massacré les cyclopes, qui ont fabriqué les éclairs de Zeus, en représailles du châtiment décidé par le roi des dieux contre Asclépios, qui, par ses connaissances de la médecine, privait le dieu des Enfers, Hadès, de nombre de ses sujets. Un vers de l’Illiade fait allusion à des chevaux qu’il aurait élevé au cours de cette année.

[20] Sur cette question, voir notamment J. Wilgaux, « La ‘‘vérité’’ de la parenté. Rejet et reconnaissance du lien (paternel et maternel) dans les sources grecques antiques », Annales de Bretagne, 124-3, 2017. URL : https://journals.openedition.org/abpo/3688.

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