Dislecture
Retour au sommaire de l'enquête sur Perec
Ma contribution à ce dossier sera modeste, car même si je suis bien friand de la critique policière, je n’ai guère d’expérience en tant que contre-enquêteur. Ce n'est pas l'envie qui me manque, je vous assure.
« Qui ne s'est vu résolvant une énigme, dénouant un drame ou redressant des torts, rajustant l'orphelin dans ses droits et s'envoyant la veuve au vol ? », demande Jean Echenoz dans son roman récent, Vie de Gérard Fulmard [1].
Quant à moi, je m'estime en fait simple lecteur, avec toutes les habitudes, les manies, les tics et les obsessions qu'un simple lecteur peut avoir. Fort de tous ces tics, etc., j'aimerais dire quelques mots sur la manière dont Georges Perec exploite certains lieux communs du roman policier dans La Disparition, espérant qu'une telle réflexion pourra trouver sa place dans vos débats aujourd'hui. Et comme premier geste, j'aimerais invoquer des remarques que Perec offre dans un entretien avec Jean-Marie Le Sidaner :
En tant que producteur de fiction, le roman policier continue de m’intéresser, et de me concerner, dans la mesure où il fonctionne explicitement comme un jeu entre un auteur et un lecteur, un jeu dont les intrications de l'intrigue, le mécanisme du meurtre, la victime, le coupable, le détective, le mobile, etc., sont ouvertement les pions : cette partie qui se joue entre un écrivain et son lecteur et dont les personnages, les décors, les sentiments, les péripéties ne sont que des fictions renvoyant au seul plaisir de lire (d'être intrigué, ému, séduit, etc.) est pour moi un des modèles les plus efficaces du fonctionnement romanesque [2].
Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est le caractère ludique de la chose. Nous savons que cet esprit de jeu parcourt l'œuvre de Perec ; pensez par exemple au préambule de La Vie mode d'emploi, sur le puzzle, ou à sa poésie hétérogrammatique, ou à ses mots croisés. Plus particulièrement encore, je m'intéresse à la façon dont le lecteur accepte le pacte ludique et rentre dans le jeu, acceptant par là même de devenir quelqu’un d’autre, dans un sens.
Dans cette perspective, si on se propose de lire La Disparition comme un roman policier, même si le crime fondamental n'est pas tout de suite évident, on se trouve bombardé d'indices dès le début, et plusieurs pistes d'enquête se dessinent très vite. À partir des premières pages, nous savons que quelque chose ne va pas, que l'ordre des choses a été bousculé. Au niveau le plus simple, nous avons affaire à un lexique bien curieux. On dit yatagan au lieu de couteau, frangin au lieu de frère, moka ou capuccino au lieu de café. On tue avec un Smith-Corona, plutôt qu'avec un plus classique Smith & Wesson.
On commence tout de même à comprendre qu'il y a une lettre qui manque à l'alphabet, et que ce manque entraîne des conséquences à tous les niveaux de ce texte. Si le lexique s'en trouve transformé, il en est de même pour des structures énonciatives entières. Ainsi, des poèmes canoniques d'Hugo, de Baudelaire, de Rimbaud ou de Mallarmé apparaissent ici en version lipogrammatique : « Booz endormi » devient « Booz assoupi », « Correspondances » devient « Accords », et ainsi de suite. De temps en autre, Perec propose une description de la forme physique de la lettre manquante, évoquant « trois traits horizontaux (dont l'un au moins paraissait plus court) qu'un gribouillis confus barrait » [3], ou un « harpon à trois dards » (107), ou « un rond pas tout à fait clos finissant par un trait plutôt droit » (267).
Cependant, dans la vaste majorité des cas, c'est la notion même du manque qui fournit l'indice. La lacune laissée dans l'alphabet par la lettre disparue est figurée thématiquement un peu partout dans le texte. Dans l'histoire des vingt-six in-folios, dont le cinquième manque, par exemple (27), ou dans l'allusion à un dortoir d'hôpital où il y a vingt-six lits, « dont vingt-cinq garnis d'individus plus ou mains moribonds » (24), ou dans l'évocation d'un rayon de bibliothèque aménagé pour vingt-six livres, dont le cinquième manque (27). Et, tout naturellement, thème devient structure : les chapitres de La Disparition sont numérotés d'un à vingt-six, mais le cinquième manque ; les parties du roman sont numérotées d'un à six, mais la deuxième (comme la deuxième voyelle) manque aussi.
Quant aux pistes à suivre, il n'y a qu'à choisir. Tout au long du roman, Perec attire notre attention sur l'idée de l'interprétation. Il évoque notamment le Sphinx et l'énigme qu'il posait ; il fait référence à Champollion et à son travail de déchiffrage ; il mentionne Jacques Lacan, Noam Chomsky et Roman Jakobson, dans le contexte d'un discours sur le travail du critique, de l'exégète. Discours censé galvaniser notre désir de savoir, sans doute, aussi ironique soit-il [4]. Perec consacre tout un chapitre à la notion du décodage, nous assurant, au plus fort de son exposition : « Mais, plus tard, quand nous aurons compris la loi qui guida la composition du discours, nous irons admirant qu'usant d'un corpus aussi amoindri, d'un vocabulariat aussi soumis à la scission, à l'omission, à l'imparfait, la scription ait pu s'accomplir jusqu'au bout » (196).
En effet, Perec nous fait constamment miroiter la perspective imminente de la solution de l'énigme, de manière assez exaspérante. « Il y avait, là aussi, noir sur blanc, la solution du tracas », dit-il (100), suggérant que la chose est là, devant nos yeux. À un autre moment, un des personnages suggère qu'il faudrait chercher la solution dans un roman (111). Et dans un geste terrifiant, Perec fait mourir un des personnages les plus doués pour l'interprétation, au moment précis où celui-ci découvre la contrainte lipogrammatique dans un texte (297). Cela ne présage rien de bon pour nos propres efforts herméneutiques. D'ailleurs dans son dernier chapitre, Perec se moque gentiment « d'un individu qui, lisant un roman, croirait à tout instant qu'on va lui fournir la solution » (302). C'est une petite baffe qu'il nous administre, et pour ma part je l'accepte.
Cependant, je constate que La Disparition est totalement dysfonctionnelle en tant que roman policier : cela ne marche absolument pas. Le problème, en fait, c'est qu'il y a trop d'indices, et trop de pistes, comme si Perec avait pratiqué une saturation des techniques du roman policier afin de nous confondre. Je me demande si le jeu et l'enjeu véritables ne sont pas ailleurs, en effet, et s'il ne faudrait pas lire le roman autrement. Je me rappelle la remarque si perspicace de Philippe Lejeune à propos de l'œuvre de Perec : « Il y a dans tous ses textes une place pour moi, pour que je fasse quelque chose » [5], dit Lejeune. « Un appel à moi comme à un partenaire, un complice, je dois prendre le relais ».
Je me suis donc autorisé une espèce de dislecture.
J'avoue que ce que je préfère voir dans ce texte, pour des raisons personnelles sans grand intérêt général, c'est un autre récit. Je pars du simple principe que parmi tous les effets de saturation dans ce texte, il y en a un dont les dimensions sont vraiment impressionnantes. La mort est partout ici, et non pas localisée dans un ou deux incidents clés, comme dans la plupart des romans policiers. En effet, on dénombre au bas mot l,000,789 meurtres dans les 312 pages de La Disparition, soit une moyenne de 3,207.657 par page : c'est beaucoup de sang, aussi anémiquement fictionnel soit-il. Rien que dans les quatre premières pages, on fait bouillir des enfants, on brûle vifs des Savoyards, on donne des avocats aux lions, on saigne des Franciscains à blanc, on gaze des dactylos et on asphyxie des mitrons ; on tue avec des pistolets, des couteaux, des rasoirs, des guillotines et du napalm ; on crucifie, on noie, on laisse mourir par inanition ; il y a des bombardements, des massacres et des pogroms ; on assassine des magistrats et des C.R.S., ainsi que des Nord-Africains, des Noirs, des Juifs, et un « manchot rhumatisant » (11-14).
Si le début du roman constitue un catalogue de meurtres, la mort est inscrite de façon aussi indélébile dans sa clôture. Le dernier chapitre se termine par ces mots : « la mort, / la mort aux doigts d'airain, / la mort aux doigts gourds, / la mort où va s'abîmant l'inscription, / la mort qui, à jamais, garantit l'immaculation d'un Album qu'un histrion un jour a cru pouvoir noircir, / la mort nous dit la fin du roman » (305).
Entre ce début et cette fin, les gens crèvent comme des mouches. Pas de façon aléatoire, mais de manière programmatique. Car le fléau meurtrier de La Disparition est loin d'être un effet du hasard. II s'agit au contraire d'un phénomène motivé, d'un mal physique et métaphysique qui finit par pénétrer la conscience individuelle sans que celle-ci puisse lui attribuer une cause adéquate :
« il n'y a qu'Un Mal, Mal dont nous souffrons tous », dit un des personnages, ahuri pas les gens qui meurent autour de lui, « Mal dont nous subissons l'affolant poids, [. . .] Mal dont nous pâtissons d'autant plus qu'il nous fut toujours vain d'y vouloir offrir un Nom » (215).
C'est une maldiction qui les afflige, pour reprendre le mot prononcé par un autre personnage, justement au moment de mourir. Mot qui témoigne dans sa forme déformée même de l'impossibilité de nommer ce fléau. La seule chose qui semble certaine, c'est que depuis la naissance, la mort guette ces individus. Dire que la mort résulte de la naissance, c'est annoncer la première des vérités existentielles. Mais il est à remarquer qu'il s'agit ici de quelque chose de bien plus effroyable que la mort : il est question d'une damnation que l'on assume en héritage, et de par son inéluctabilité même, cette damnation assume les proportions d'une loi – une loi terrible et absolument arbitraire.
Dans ce sens, la disparition de la lettre E est une vraie catastrophe. Elle rend évident pourtant le deuxième principe qui me guide dans ma dislecture de ce texte, car l'absence d'un signe est toujours le signe d'une absence. Toute une autre dimension de La Disparition met en scène un problème fondamental : comment écrire un roman sans la lettre qui constitue le début et la fin de toute écriture ? S'il faut trouver d'autres façons de dire couteau, frère ou café, qu'en est-il du mot je, par exemple, ou du mot père, du mot mère, du mot enfant, du mot famille, qu'en est-il du nom Georges Perec ? Car évidemment tout cela tombe sous l'emprise de cette maldiction.
Or, bien entendu, c'est Perec qui choisit d'amputer l'alphabet dont il se sert pour écrire ce texte, personne ne l'y oblige. C'est lui qui choisit d'emprunter au roman policier certains de ses effets habituels et de les amplifier dans son propre roman jusqu'à un degré parodique. Très habilement et de manière je dirais ostentatoire, il assure un déplacement de notre intérêt lectoral, car l'intrigue de ce roman est ailleurs. Cela ne réside pas dans la question de ce qui s'est passé, mais dans celle de ce que Perec lui-même désigne comme « l'ambition du “Scriptor” » (309).
Dans cette perspective, La Disparition est une performance. Nous regardons Perec écrire comme nous regardons un funambule sur la corde raide. En disant cela, je ne veux pas suggérer que Georges Perec soit le seul et unique auteur à insister sur l'écriture du texte. Mais les proportions de ce geste sont vraiment colossales ici ; la manière dont il exploite la notion de la difficulté vaincue est presque carnavalesque ; et l'affichage permanent de son ambition nue finit par nous persuader que le jeu et l'enjeu de ce roman ont été, en effet, déplacés.
À vrai dire, ce déplacement est tellement convaincant que cela peut évoquer, chez certains sujets lisants, une méfiance. Comme si on regardait un bonneteau – c'est pas par-là, c'est par ici –trop transparent. Pour ma part, je crois que Perec joue pour maquiller un autre enjeu, une autre ambition, et que ce qu'il cherche à dire dans La Disparition, c'est sa catastrophe personnelle, la mort de ses parents. Ce serait ainsi une façon de dire la catastrophe de manière oblique, lorsque la manière plus directe paraît impossible. N'oublions pas que La Disparition paraît en 1969, six ans avant W ou le souvenir d'enfance, où Perec parle de son histoire personnelle de façon bien plus ouverte. N'oublions pas non plus la dédicace de W : « Pour E », la lettre E, c'est-à-dire, homophone du pronom tonique. N'oublions pas, finalement, la manière dont il encourage une telle lecture de La Disparition, quatre ans plus tard encore, lorsque, dans son entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, il fait allusion à « l'absence », au « manque » et à « la disparition de mes parents pendant la guerre. » [6]
Je ne veux pas prétendre que cette manière de lire le roman soit absolument originale (loin de là), ni qu'elle soit exclusive. J'avoue cependant que c'est comme cela que je lis La Disparition depuis ma première rencontre avec le texte, il y a des décennies, que cela s'est imposé comme une évidence. Et que chaque fois que je relis le texte, cette écriture du désastre (pour parler comme Blanchot) s'impose de manière plus impérieuse encore. En fait, je n'y vois que ça, comme si le reste ne comptait pour rien. Voilà ma dislecture, pour ce que ça vaut. Je vous remercie de votre attention et de votre indulgence.
Warren Motte.
Pour citer cet article :
Warren Motte, "Dislecture", Intercripol-revue de critique policière, "Grands dossiers : contre-enquêtes sur Georges Perec", N°002, Décembre 2020. URL : http://intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/dossier-53-jours-de-perec/dislecture.html. Consulté le 7 Février 2021.
Illustration :
Jeu de lettres d'imprimerie en bois (alphabet hébreu)
Notes :
[1] Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Paris, Minuit, 2020, p. 20-21.
[2] Georges Perec, « Entretien avec Jean-Marie le Sidaner », L’Arc, n° 76, 1979, p. 10.
[3] Georges Perec, La Disparition, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1998 [1969], p. 55. Les numéros de page donnés entre parenthèses renvoient à cette édition. Pour tout ce qui relève des allusions au lipogramme dans le texte, on renverra à Marc Parayre, Lire « La Disparition » de Georges Perec, thèse de doctorat, université de Toulouse-Le Mirail, 1992.
[4] Sur les relations du texte avec le roman policier et l’herméneutique, voir notamment Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2018.
[5] Philippe Lejeune, Philippe Lejeune, La Mémoire et l’Oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L, 1991, p. 41.
[6] Georges Perec, « Entretien avec Jean-Marie le Sidaner », art. cit., p. 9.