Affinités électives et liaisons dangereuses : Goethe a‑t‑il écrit un roman fantastique ?
En 1809, Goethe publie une nouvelle intitulée Die Wahlverwandtschaften, en français Les Affinités électives, à l’origine prévue pour être une courte histoire intégrée aux Wilhelm Meisters Wanderjahre, Les années de voyage de Wilhelm Meister,un roman paru en 1827. En fait de roman, le Wilhelm Meister est davantage un cadre dans lequel Goethe introduit des nouvelles plus courtes, toutes porteuses de messages symboliques propres à l’écriture tardive de l’auteur. Les Affinités électives prennent cependant une telle ampleur que Goethe décide d’en faire un roman indépendant en deux parties auquel il intègre en outre un petit récit « Die wunderlichen Nachbarskinder », « Les étranges enfants des voisins ».
Les Affinités électives ne sont pas à proprement dire un roman policier. Pourtant, un double homicide y est commis et des zones d’ombre subsistent. Ré‑ouvrons donc cette affaire vieille de 208 ans pour tenter d’en élucider ses mystères.
Rappelons les faits : Édouard et Charlotte, deux aristocrates mariés tardivement à la suite de veuvages prématurés, vivent paisiblement sur leurs terres de campagne. Leur vie est calme jusqu’au jour où Edouard reçoit la lettre d’un ami à lui qui, désemparé, est à la recherche d’une affectation digne de ses compétences. Malgré les réticences de Charlotte qui le met en garde, lui faisant comprendre que cette intrusion pourrait venir perturber leur ménage, Édouard décide d’employer et d’héberger pour un temps cet ami, le capitaine, dont il espère soutien et aide dans la réalisation des grands travaux de paysagisme qu’il rêve d’entreprendre, mais pour lesquels il n’a ni les compétences ni le talent. Charlotte fait alors à son tour intervenir un élément perturbateur en la personne de la très jeune Odile, sa nièce orpheline, qui se morfond dans sa pension. Ce qui pourrait devenir un classique carré amoureux répond en réalité à la théorie chimique que Goethe veut appliquer à son roman.
Si l’on s’attendait en effet à voir le capitaine entamer une relation avec Odile, c’est en réalité Édouard qui est attiré par cette dernière, et il délaisse alors Charlotte qui est, quant à elle, sous le charme coupable du capitaine. Mais Charlotte comprend tout à fait son mari volage puisqu’elle et lui ont approximativement le même âge et qu’elle est donc, de fait, bien trop vieille pour lui. Odile en revanche, avec ses vingt-cinq ans de moins qu'Edouard, correspond parfaitement au profil de l’épouse modèle.
Le capitaine et Charlotte, personnages raisonnables bien conscients d’être attirés l’un par l’autre, s’avouent leur amour mais choisissent de s’éloigner pour maintenir l’ordre symbolique du mariage. Ils font donc le noble choix de l’abnégation. Le capitaine quitte alors le domaine et l’honneur est sauf. Édouard, au contraire, se laisse porter par le flot de ses sentiments pour Odile. Quand Charlotte lui propose de faire preuve de la même abnégation qu’elle et de renvoyer Odile en pension, Édouard est pris de court, lui qui envisageait la possibilité du divorce, espérant secrètement que la relation entre Charlotte et le capitaine lui permettrait de s’extraire du couple et de mettre fin à son mariage. Pour gagner du temps, il décide de quitter à son tour le domaine, laissant derrière lui son épouse et son amante. Odile se laisse alors aller à des rêveries romantiques tandis que Charlotte découvre qu’elle est enceinte. Profondément perturbé par la nouvelle de la grossesse de Charlotte, Edouard décide de rejoindre l’armée pour partir en guerre. Odile, quant à elle, perd tout espoir de pouvoir remplacer Charlotte.
Pendant que les travaux de rénovation du domaine progressent inlassablement en l’absence du maître de maison, Charlotte donne naissance à un fils qui, par cruauté du hasard, ressemble autant à Odile qu’au capitaine. Charlotte laisse alors à Odile la tâche de s’occuper de l’enfant. Après une année d’absence, Édouard rentre de la guerre et reprend contact avec le capitaine, devenu entretemps commandant, afin que ce dernier aille informer Charlotte de son intention de divorcer. Édouard prévoit que Charlotte, le bébé et le commandant restent vivre au domaine pendant qu’il partirait en voyage avec Odile. Le commandant bien que réticent accepte tout de même de porter le message. Mais Édouard, impatient, décide finalement de se rendre également au domaine. C’est là qu’il tombe nez à nez avec Odile sur les bords du lac. Certain de son divorce imminent, Édouard divulgue son plan à la jeune femme et les deux se quittent fous de joie. Odile veut rejoindre le château au plus vite et entreprend de traverser le lac avec une barque, mais dans un faux mouvement, elle laisse tomber le bébé à l’eau qui se noie. Au moment où le bébé cesse de respirer, un petit vent se lève et pousse la barque sur le rivage et Odile parvient à regagner le château. En voyant son enfant sans vie, Charlotte se tient responsable du drame. Elle accepte le divorce tout en refusant de répondre aux avances du commandant. Édouard interprète la mort de l’enfant comme un signe divin supprimant ainsi le dernier obstacle à son bonheur avec Odile. Mais Odile se considère responsable de la mort de l’enfant et est convaincue que ce sont ses péchés qui ont entraîné le drame. Elle choisit donc de renoncer à l’amour d’Édouard. Quand elle s’aperçoit qu’elle ne parvient pas à se libérer de son attirance pour lui, elle fait vœu de silence et se laisse mourir par inanition. Édouard, ayant perdu alors toute envie de vivre, meurt peu après. Ils sont enterrés côte à côte dans la chapelle du domaine, fraîchement restaurée.
***
Ceux qui ont eu l’occasion de lire le Wilhelm Meister savent que cette œuvre est saturée de figures allégoriques et de symboles. L’ouvrage nécessite ce que Heidi Gidion1 appelle un « lecteur patient », car aucun des symboles utilisés ne possède d’interprétation unique, tous pouvant être lus de plusieurs manières selon les clefs mises à disposition par l’auteur tout au long de l’ouvrage, d’après ce qu’il définit lui‑même comme un jeu de clefs et de coffrets. Goethe pense ses ouvrages tardifs comme autant de chemins initiatiques.
Le fil conducteur du Wilhelm Meister et donc, par conséquent, des Affinités électives est la thématique de l’« Entsagung », l’abnégation. Dans son autobiographie littéraire Aus meinem Leben. Dichtung und Wahrheit (Poésie et Vérité, souvenirs de ma vie), Goethe définit cette abnégation comme l’abandon de ce qui est bassement terrestre pour se vouer entièrement à un but supérieur. Celui qui veut parvenir à cet état a comme obligation, nous dit ainsi Goethe dans Poésie et Vérité, de ne plus parler ni du passé ni du futur ; seul le présent doit être au cœur de ses réflexions2. Il ajoute que l’abnégation concerne principalement l’amour physique entre hommes et femmes.
On voit déjà ici se dessiner en toile de fond plusieurs particularités liées à la lecture et à l’interprétation de l’œuvre de Goethe. Premièrement, l’auteur a écrit des ouvrages qui se devaient d’être obscurs pour ses contemporains, volontairement chargés de symboles et nécessitant un fort travail d’interprétation et de patience pour qui voudrait comprendre l’intention de l’ouvrage. Autant dire que la difficulté de lecture est encore plus importante pour le lecteur moderne qui n’a plus du tout accès au même monde de pensée que Goethe. Ce dernier explique d’ailleurs ce qu’il entend par symbolique dans ses Maximes et Réflexions :
La symbolique transforme l’apparition en idée, l’idée en image, et de telle manière que l’idée dans l’image devient infinie, efficace et inaccessible, car, même exprimée dans toutes les langues possibles, elle reste inexprimable.3
Autrement dit : quelle que soit votre interprétation du texte, elle ne sera jamais qu’une infime parcelle de ce que la symbolique contenue dans l’ouvrage exprime réellement. Deuxièmement, Goethe fait partie des monstres sacrés de la littérature allemande, c’est‑à‑dire que son œuvre a été analysée, disséquée et interprétée depuis deux cents ans par un nombre difficilement quantifiable de littéraires. En vain, pourrait‑on ajouter, si l’on en croit Goethe. Mais de fait, vouloir parler de Goethe, c’est s’astreindre immanquablement, avant même d’avoir ouvert le texte à étudier, à une forme d’alpinisme intellectuel afin de franchir les montagnes de littératures secondaires qui vous barrent la route. Troisièmement, comme nous avons pu le voir, Goethe est un auteur bavard qui commente beaucoup ses propres textes, que ce soit dans ses lettres ou dans ses ouvrages biographiques, limitant par la même l’espace de liberté des lecteurs sérieux. S’il laisse volontairement des ambiguïtés et des zones d’ombre là où le symbole permet d’entreprendre le voyage initiatique, il veut que les lecteurs traversent les labyrinthes qu’il a conçus pour eux en suivant les règles qu’il a définies implicitement. Et c’est ici que le bât blesse puisque les lecteurs qui ne liraient Goethe que par plaisir de la lecture, n’auraient accès ni aux règles ni aux codes nécessaires puisqu’ils ne font plus partie de l’inventaire intellectuel du monde moderne.
Ce qui laisse deux options ouvertes : Soit figer les textes et donc tuer l’essence même de la lecture, à savoir la liberté d’imaginer, de créer ses propres personnages et de vivre ces aventures que l’auteur nous met à disposition. Soit injecter une symbolique de substitution aux textes d’origine en laissant libre cours à ce que Deleuze décrit déjà dans Critique et clinique4 comme le « délire » littéraire, intimement lié au devenir du lecteur :
Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est‑à‑dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu.
Pour ce faire, acceptons les prémisses de l’auteur mais en plaçant la dimension symbolique, allégorique et scientifique de l’ouvrage dans l’ « Umwelt » du lecteur moderne. Remplaçons donc ce qui n’est plus instinctivement compréhensible par les notions de fantastique, de psychiatrie et par la typologie de l’interaction sociale moderne, sans pour autant modifier un seul mot du contenant littéraire. L’hypothèse fantastique nous est historiquement tout à fait autorisée compte tenu du succès à l’époque de Goethe des romans gothiques anglais, qui feront naître une vague de romans d’horreur fantastique en Allemagne, connus sous le nom de Schauerliteratur (littérature d’épouvante) et de schwarze Romantik (le romantisme noir) qui donneront naissance à leur tour au fantastique littéraire allemand en 1813 avec le roman Peter Schlemihl d’Adelbert von Chamisso (1781‑1838). Retenons ici de surcroît trois particularités du roman d’épouvante et du romantisme noir : le rôle de la nature, la folie et l’interaction humaine. La suspension consentie de l'incrédulité qui va rendre possible le fantastique est d’autant plus facile d’accès pour le lecteur que Goethe a écrit une œuvre symbolique dans laquelle le surnaturel est palpable.
Nous pouvons donc désormais poser la question décisive : qui a vraiment tué Édouard et Odile, qui est le principal suspect ?
À première vue, la réponse est simple, Édouard et Odile sont morts d’avoir suivi leurs bas instincts terrestres. Ils connaissent néanmoins la rédemption par la plus profonde des abnégations : la mort. La symbolique est adossée au Wilhelm Meister, mais avec une esthétique résolument entrée dans le XIXème siècle.
Notre hypothèse est cependant la suivante : ils ont été tués par une malédiction entourant le vieux lac de montagne qui occupe une large part du domaine d’Édouard. Pourquoi cette hypothèse ? Comme le dit Fabienne Soldini à propos du fantastique :
[il] se caractérise par l’irruption de l’irrationnel dans un univers tout à fait ordinaire, d’une menace qui bouleverse l’ordre banal des choses et conduit les personnages à lutter contre pour se préserver. Littérature de la peur, il expose un déséquilibre introduit par des événements qui n’existent que par le langage ou dans des systèmes de croyances.5
La condition pour une malédiction est souvent la transgression d’un interdit qui peut ne pas être formulé explicitement. Ainsi apprend‑on dans l’ouvrage que le père d’Édouard, Otto, était un homme autoritaire et dominant, qui a imposé sa volonté à son domaine et à tous ses occupants. Il a ainsi brisé l’équilibre mental de son fils et surtout, il a fait découper le majestueux lac de montagne en trois petits plans d’eau insignifiants. Or Otto, – la racine germanique en préfixe od/ot -aud signifie la possession de la terre et la richesse –, a transmis cette responsabilité à son fils Édouard. Ce dernier qui, en réalité, s’appelle Édouard Otto, est donc marqué par deux racines germaniques, le od/ot de Otto et surtout, la racine -wart, le gardien, que l’on retrouve dans Edwart l’équivalent germanique du nom Édouard. Edouard porte donc le fardeau d’une transgression paternelle et transmet d’ailleurs cette malédiction à son propre fils qui porte lui aussi le nom d’Otto. De même, on remarquera qu’Odile en allemand se nomme Ottilie et que les trois personnages qui portent cette racine od/ot vont mourir. Quant à Charlotte, elle porte la racine -ott non pas en préfixe, mais en suffixe, comme forme diminutive française du nom latinisé Karl, dérivé du mot germanique Karal signifiant, l’époux, l’homme, celui qui est libre, celui qui fait. Le funeste diminutif sert ici de constat : Charlotte n’est ni un homme ni une personne libre et elle ne possède rien. Pour sa part, le capitaine a tout perdu jusqu’à son nom, troqué pour un grade. Il ne dispose d’aucune identité qui pourrait lui permettre d’exprimer une possession. C’est donc bien le rapport à la possession, et tout particulièrement à la possession de la terre, qui est ici l’élément déclencheur d’une mortalité élevée, et ce, quelle que soit la grille de lecture.
Dans la symbolique goethéenne, cette racine commune sert à montrer l’immaturité des personnages ne parvenant pas à correspondre à l’idéal de l’Homo Faber. Notons que Goethe a écrit de véritables hymnes à la destruction des biotopes, notamment dans son recueil de poésie le West‑östlicher Divan, en français Le divan occidental-oriental, dans lequel il porte aux nues la domination sans retenue de l’Homme bâtisseur sur la Nature au sens large. Pourtant, il est tout à fait possible de lire cette concordance patronymique comme un avertissement du destin tout comme le serait une inscription mystérieuse sur un objet. Le droit à la possession implique des responsabilités que les personnages ne prendront pas. Ce genre d'élément de narration est important par sa fonction d’indice évident tant au niveau de la diégèse qu’à celui du lecteur.
Cela rejoint d’ailleurs les mécanismes stéréotypés des histoires d’horreur‑fantastique où les avertissements sont clairement perceptibles par le lecteur et les personnages, mais étrangement ignorés par ces derniers.
C’est cet aveuglement volontaire qui, en général, accélère la perte des protagonistes. Ils font le choix de ne pas croire ce qui est pourtant évident jusqu’à ce que leur monde bascule définitivement dans un fantastique qu’ils subissent alors de plein fouet. D’ailleurs, Goethe a recours à cette astuce narratologique quand Édouard, par exemple, est comparé à une taupe. La différence vient en réalité de la chose que le personnage est censé voir. Pour Goethe, c’est l’abnégation libératrice alors que dans notre cas, il s’agit de la malédiction héréditaire.
On peut poursuivre l’inventaire de l’aveuglement avec Odile. Dans Dichtung und Wahrheit,Goethe fait référence à une sainte Odile6, qui sert d’inspiration au personnage des Affinités électives. Or cette sainte Odile était connue pour rendre la vue aux aveugles, ce qui n’est pas sans une certaine ironie compte tenu du fait que son aveuglement cause la perte du bébé Otto :
Le soleil s'était couché ; déjà le crépuscule venait et une vapeur humide se répandait autour du lac. Odile était troublée et agitée ; elle porta ses regards vers la maison sur la colline et crut apercevoir au balcon la robe blanche de Charlotte. Par le bord du lac, le détour était grand ; (…) Elle voit les platanes en face d'elle ; seule, une nappe d'eau la sépare du sentier qui monte directement à la maison. En pensée, elle est déjà de l'autre côté, comme par le regard. Dans son ardeur, elle oublie le risque de se hasarder sur l'eau avec l'enfant. (…) La rame lui échappe d'un côté et, comme elle veut se retenir, l'enfant et le livre de l'autre ; tout tombe dans l'eau. Elle tient encore le vêtement de l'enfant, (…) elle finit par y parvenir, elle retire l'enfant de l'eau; hélas! ses yeux sont fermés, il a cessé de respirer.
Toute personne ayant vu un film d’horreur sait que c’est l’hybris ou l’inconscience des personnages qui, généralement, actionne le piège mortel dont ils vont devoir se défaire. Ce n’est pas un hasard en ce sens si la majorité de ces histoires met en scène un groupe d’adolescents ou de jeunes adultes profitant d’un congé. Odile correspond tout à fait à ce profil et Édouard qui du haut de sa quarantaine bien avancée n’a pourtant plus rien de l’adolescent, opère durant l’ouvrage une régression mentale, espérant ainsi pouvoir partager le monde d’Odile.
Intéressons-nous à présent à l’action mortelle de l'élément liquide soulignée par différents indices présents dans le texte :
En premier lieu, il y a le récit “Les étranges enfants des voisins” qui thématise la noyade – un jeune garçon n’est sauvé qu’in extremis de la noyade lors de l’effondrement des berges du lac durant la fête d’anniversaire d’Odile –, puis lorsque Charlotte et le capitaine peinent à regagner les bords du lac lors d’une sortie en barque, ensuite quand le bébé Otto se noie et enfin, quand Odile meurt de soif .
Même Édouard se laisse mourir à son tour quand un simple verre à eau, devenu pour lui entre temps le symbole de l’amour immortel, se brise. Cette liaison magique entre l’esprit et la matière a lieu en deux temps. Tout d’abord, Édouard formule à voix haute le vœu fatal :
Un verre marqué à nos initiales et jeté en l'air, lorsque nous posâmes la première pierre, ne se brisa pas ; on l'attrapa et il est de nouveau dans mes mains. Et, quand j'eus passé en ce lieu solitaire tant d'heures de doute, je m'écriai : « je veux prendre moi-même la place du verre, et par ce signe, je saurai si notre union est possible ou non. »
Un vœu dont le lecteur mesure immédiatement la portée puisqu’un souhait exprimé à haute voix par un personnage est un vecteur bien connu pour introduire une malédiction ou la folie d’un personnage. Nous pouvons notamment penser au long-métrage Shining (1980) de Stanley Kubrick dans lequel le personnage principal répète « Je voudrais que nous restions ici à jamais, à jamais... ». Le transfert de l’âme vers un objet est également un fait assez courant dans la littérature fantastique et nous pouvons citer ici notamment Le portrait de Dorian Gray.
C’est ainsi que, tel le fusil de Tchekhov, le verre revient, létal, sur le devant de la scène à la fin du roman :
Car, un jour, alors qu' Édouard portait le verre à ses lèvres, il le déposa avec horreur : c'était le même et ce n'était plus le même; (…) le verre authentique avait été brisé récemment et (...) on lui en avait substitué un autre, qui datait également de la jeunesse d'Édouard. (…) Dès lors, il semblait avoir de la répugnance pour toute boisson.
Notons au passage que d’un point de vue chimique, le composé de soude qui permet la fabrication du verre a longtemps été obtenu par l’incinération d’algues, représentants du monde aquatique par excellence. Le verre serait donc par sa composition et par le transfert magique opéré par Edouard l’ultime messager du lac maudit. Ajoutons qu’en dehors des morts d’Odile et d’Edouard, tous les événements en rapport avec la noyade ont également lieu de nuit, période propice au fantastique s’il en est.
Nous pouvons d’ailleurs souligner que l’œuvre fonctionne sur le principe de la double interprétation symbolique : celle que l’auteur indique au lecteur et celle que les personnages font.
Ce qui rend la lecture fantastique particulièrement intéressante est que le lecteur moderne comprend parfaitement l’interprétation symbolique faite par les personnages puisqu’elle est exprimée explicitement, qu’il est conscient de leurs errements et qu’il peut donc dresser un profil psychologique des personnages en question. Mais pour rendre son univers imaginaire cohérent, le lecteur n’a, en revanche, nul besoin de la symbolique implicite initialement prévue par l’auteur. Prenons ici l’exemple des peupliers plantés au bords du lac. On apprend qu’Édouard les a mis là sans intention ni harmonie particulière. Comme la date de la plantation correspond à la date de naissance d’Odile, Édouard les associe plus tard à son amour pour elle, faisant ainsi d’eux des symboles correspondant à la poésie romantique. Odile est convaincue à son tour par Édouard de la portée symbolique des arbres. Comble de l’ironie, c’est non loin des peupliers que le bébé Otto meurt noyé. Qu’il y ait là un jeu avec le destin est limpide pour le lecteur ; en revanche, que le peuplier soit, comme le montre Wolf Kittler7, traditionnellement associé à la mort dans les mythologies grecque, germanique et slave, n’est pas nécessairement visible ni d’ailleurs utile à l’interprétation des événements. De même, la symbolique érotique du platane, l’autre arbre qui borde le lac, que Johannes Baptista Friedreich (Die Symbolik und Mythologie der Natur) souligne déjà en 1859, n’a vraiment d’importance pour le récit qu’à la condition d’interpréter le texte dans le sens d’un refoulement de la sexualité par les personnages. Or le refoulement peut être interprété comme morbide et comme passage privilégié vers la folie si on lui donne une dimension psychanalytique, ou bien comme salvateur sous réserve de l’acceptation de la notion du péché charnel. L’important tant pour le lecteur que pour les personnages étant la connection crédible et visible de causes et d’effets. Ou, pour citer Wittgenstein : « Si un signe n'a pas d'usage, il n'a pas de signification. »8 Pourtant, l’usage du signe dépend dans notre cas de l’intentionnalité que l’on est prêt à attribuer à tel ou tel événement, personnage ou objet.
Mais alors, pourquoi Charlotte est-elle épargnée alors qu’elle rase joyeusement un cimetière, acte hautement symbolique ? Premièrement parce qu’elle ne possède pas la terre et ne partage pas le sang d’Otto. Le propriétaire qui autorise ce geste endosse ici la responsabilité de la transgression du tabou. Deuxièmement parce que Charlotte est déjà morte de l’intérieur. Tout ce qu’elle entreprend vise à nier la réalité de la mort. Elle vit dans les souvenirs et cherche désespérément à figer le passé. De la hutte en mousse qu’elle fait bâtir en souvenir de ses amours mortes à la destruction du cimetière en passant par son abnégation mortifère, la perte de son enfant et finalement la chambre mortuaire qu’elle aménage pour Odile et Édouard dans la chapelle, tout chez elle est synonyme de mort. La vie qui s’ouvre à elle est une punition terrible et cruelle. Le capitaine, lui, reste seul et en prise avec ses propres démons, puisque qu’on comprend que le récit « Les étranges enfants des voisins »est en réalité une version romanesque de sa propre jeunesse. Et troisièmement parce que Charlotte est le personnage représenté comme raisonnable sur lequel la folie, véhicule de la malédiction du lac, n’a qu’une faible emprise. En dehors du bébé Otto, les personnages se tuent eux-mêmes, encouragés par leur folie propre. Comme Goethe ne fait pas directement allusion ni au diable ni à Dieu, on se retrouve finalement dans la même constellation psychologique que dans le film Shining cité précédemment dans lequel le fantastique est présent et agit sur l’esprit des personnages mais où la folie individuelle reste l’unique raison de la mort des protagonistes.
On peut donc conclure qu’Édouard, le bébé et Odile ont bien été assassinés par le lac dans un besoin de vengeance lié directement à la transgression d’un tabou par le père d’Édouard qui transmet de fait une malédiction sans préparer son fils à l’affronter. Alors que le fil rouge original de l’ouvrage est l’abnégation et le refoulement salvateur, il devient, à la lumière du fantastique, le respect de la nature, dans une perspective quasi animiste, et la folie. Ce glissement de sens permet de lire l’œuvre avec une grille de lecture radicalement différente, nommément celle du roman gothique, tout simplement en se concentrant sur certains aspects spécifiques du texte déjà présents mais porteurs d’un sens différent et pourtant commun à la catégorie littéraire d’accueil et dans notre cas, le sentimental, le macabre et les personnages victimes du passé. Comme le dit déjà Wittgenstein dans ses Philosophische Untersuchungen (1953), nous percevons les objets comme nous les voyons, immédiatement comme des objets d'une certaine catégorie. Nous les plaçons dans une description déterminée sans pour autant en avoir conscience. Un événement identifié est susceptible d'être expliqué et mis en relation avec des événements similaires ou différents, tout comme il peut être décomposé en les éléments qui le constituent au sein d'un réseau sémantique défini. On pourrait s’appuyer également ici sur l’organisation mentale par schémas conceptuels, tels que les décrit Pascal Boyer (Et l'homme créa les dieux, 2001), pour exposer les mécanismes innés dont nous disposons pour comprendre l'autre. Mais l'empathie d’abstraction s'appuie sur le postulat que nous partageons un même monde émotionnel, ce qui n’est plus le cas avec un auteur aussi éloigné de nous que Goethe. Pourtant, cette empathie d’abstraction est la condition sine qua non pour pouvoir s'inviter dans la subjectivité de l'autre. Car c’est bien l'interprétation d'indices, dans notre cas linguistiques, presque invisibles mais fortement porteurs d'informations, qui autorise le lecteur à avoir accès par le signe au mécanisme porteur de la création du sens.
Si dans le cas d’un glissement de catégorie littéraire ou plutôt d’une empathie de substitution, il s’agit sans nul doute d’une trahison de la volonté de l’auteur, cela démontre aussi et surtout la richesse de l’interprétation que peut offrir un même texte dès lors que l’on change un tant soit peu nos attentes à son encontre et on rend ainsi à l’œuvre la liberté intemporelle du plaisir de la lecture.
François Thirion.
(Premier symposium de critique policière, 30-31 Mai 2017)
1 Heidi Gidion, Zur Darstellungsweise von Goethes 'Wilhelm Meisters Wanderjahre'. Vandenhoeck & Ruprecht. Göttingen 1969.
2 J. W. Goethe, Dichtung und Wahrheit, 1,4.
3 J. W. Goethe, Maximen und Reflektionen, Kunst. XXIII. 1211.
4 G. Deleuze, Critique et clinique, 1993, pp. 11-15.
5 F. Soldini, Le fantastique contemporain, entre horreur et angoisse, 2013,p. 37 .
6 J. W. Goethe, Aus meinem Leben - Dichtung und Wahrheit, 6,1897, p. 291
7 W. Kittler, Soziale Verhältnisse symbolisch dargestellt, 1981, Bolz, pp. 230‑259
8 Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 3.328
Pour citer cet article
François Thirion, « Affinités électives et liaisons dangereuses : Goethe a‑t‑il écrit un roman fantastique ? », Fabula / Les colloques, Premier symposium de critique policière. Autour de Pierre Bayard, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4846.php, page consultée le 20 juin 2018.
Auteur
François Thirion
Le Mans – Université (Laboratoire 3L.AM)
Article publié
le 20 novembre 2017