L'Affaire Bertha Mason dans Jane Eyre
image : Joan Fontaine en Jane Eyre (1944)
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Un détour par le film Rebecca d’Alfred Hithcock (1940), adapté du roman éponyme de Daphné Du Maurier, peut éclairer quelque peu le fonctionnement idéologique de Jane Eyre. Dans les deux œuvres, une jeune gouvernante sans le sou, mais aussi sans talent ni beauté, s’éprend d’un riche et ténébreux aristocrate qui, de son côté, partage ses sentiments. Mais la vie conjugale dans l’immense et lugubre demeure (Manderley dans Rebecca ; Thornfield Hall dans Jane Eyre) est obscurcie par la présence fantomatique d’une autre épouse, la première : Rebecca, la première épouse morte de Max de Winter, et Bertha Mason, bien vivante mais folle et recluse dans le château. Un incendie final, détruisant les deux propriétés et avec elles les fantômes de ces premières épouses, permet de réconcilier les deux couples, et aux deux jeunes femmes de pouvoir enfin trouver leur véritable place en tant que femme mariée (c’est-à-dire surtout celle d’aide-soignante pour leur mari plus âgé).
Cette comparaison montre bien la portée de l’analyse féministe souvent conduite sur ces deux œuvres : la première épouse, morte ou enfermée, a été punie pour sa folie, mais aussi pour son indépendance et son caractère scandaleux. En effet, Rebecca a refusé son lit à son époux, puis lui a menti en affirmant être enceinte d’un autre homme. Bertha Mason est « ivrogne et folle », et surtout « issue d’une famille dans laquelle presque tous sont fous ou idiots depuis trois générations » (chap. XXVI). On voit bien, dans tous les cas (y compris celui des Hauts de Hurlevent), l’obsession de la lignée et de l’héritage qui règne dans tous les maux originels : DeWinter tue accidentellement Rebecca suite à une dispute causée par l’idée de transmettre Manderley et son patrimoine à un enfant qui ne serait pas le sien ; Rochester décide d’enfermer sa femme par hantise de cette lignée malade et de surcroît, « créole », un aspect largement souligné par la critique de Charlotte Brontë, car caractéristique d’une certaine idéologie victorienne qui attribue le Mal à « l’étranger » et qui façonne une image rédemptrice de l’anglicité.
Bref, les deux récits – encore réunis par le point commun que les deux personnages ont été joués par la même actrice, Joan Fontaine[1] — sont clairement emprunts de constructions idéologiques tournant autour de l’élimination du Mal comme concept féminin, étranger, et surtout placé sous le signe de la maladie et de la contamination/propagation (la folie héréditaire, le cancer). Le feu final à Manderley et à Thornfield Hall permet de purger définitivement ce Mal. Les deux protagonistes masculins finissent par épouser des femmes certes pauvres et relativement peu gâtées sur les plans intellectuel et physique, mais bien anglaises et en bonne santé, et aussi, de par leur qualité d’orphelines, non pourvues d’encombrantes lignées familiales. L’héroïne et deuxième Mrs. DeWinter (Joan Fontaine) n’a même pas de prénom, dans Rebecca : sans ascendance, elle est aussi un produit vierge de tout passé, elle est un produit local, issu du sol (anglais[2]) et non du sang (éventuellement souillé par l’étranger).
Cependant, de nombreux éléments vont dans d’autres directions : Jane Eyre est-elle si innocente que cela ? Son caractère masochiste ne serait-il pas pourvu, par cette dimension même, d’une certaine noirceur qui en fait un être beaucoup plus complexe, ce que dont chaque lecteur peut facilement faire l’expérience en s’attardant sur les psychologies de Rochester et de Jane ?
Jane et Rochester dans le film de Cary Fukanoga (2011)
La personnalité trouble de Jane Eyre
Il y a, tout d’abord, le caractère foncièrement ambigu de l’attirance éprouvée par Jane envers Rochester, qu’elle aime et redoute tout à la fois : « j'avais à la fois crainte et désir de voir M. Rochester; j'avais besoin d'entendre sa voix, et je craignais son regard» (chap. XVI). Les événements terrifiants de la nuit (les cris et apparitions de Bertha Mason) laissent place pendant la journée à des échanges entre Jane et Rochester qui alternent injonctions glaçantes et mots affectueux.
Ce mélange des sentiments montre par ailleurs la nature déchirée de Jane, intranquille et sauvage, qui erre souvent seule dans les couloirs de Thornfield :
Beaucoup me blâmeront sans doute ; on m'appellera nature mécontente ; mais je ne pouvais faire autrement ; il me fallait du mouvement. Quelquefois j'étais agitée jusqu'à la souffrance ; alors mon seul soulagement était de me promener dans le corridor du troisième, et, au milieu de ce silence et de cette solitude, les yeux de mon esprit erraient sur toutes les brillantes visions qui se présentaient devant eux. (Chap.XII)
Jane devient d’ailleurs hantée par Bertha (qu’elle appelle Grace Pool, du nom de sa gouvernante dont elle ignore encore l’identité véritable), elle devient une véritable obsession hallucinatoire :
Quand j'étais ainsi seule, il m'arrivait souvent d'entendre le rire de Grace Poole ; toujours le même rire lent et bas qui la première fois m'avait fait tressaillir. J'entendais aussi son étrange murmure, plus étrange encore que son rire. Il y avait des jours où elle était silencieuse, et d'autres où elle faisait en- tendre des sons inexplicables. (Chap. XI)
Enfin, notons un trait particulièrement saillant de la personnalité de Jane, sa jalousie. Alors qu’elle ignore encore qui est Bertha Mason/Grace Pool, elle nourrit de violents sentiments d’envie à l’égard de miss Blanche Ingram (chap. XVI), une belle et riche jeune fille dont Rochester serait amoureux et avec laquelle il projette de se marier pendant un temps. Déjà amoureuse de Rochester, Jane réalise qu’elle n’a aucune chance avec lui, étant orpheline, mal née, laide. Elle se condamne alors à d’étranges routines quotidiennes :
Jane Eyre, écoute donc ta sentence : demain tu prendras une glace et tu feras fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut, sans adoucir une seule ligne trop dure, sans effacer une seule irrégularité déplaisante ; tu écriras en dessous : « Portrait d'une gouvernante laide, pauvre et sans famille. » (Chap.XVI)
Elle fait un portrait de Blanche Ingram pendant deux heures et s’astreint à le comparer tous les jours à son propre reflet… Enfin, Jane exprime clairement, à de multiples reprises, son désir de posséder le lieu : « […] il avait appelé Thornfield ma demeure. Hélas ! je l'aurais bien désiré ! » (Chap.XXII) La personnalité de Jane est donc plus complexe qu’il n’y paraît : en proie au désir et à la peur, dévouée corps et âme à son maître et bourreau, son dévouement et son abnégation ne sont dirigés que vers un seul être, Rochester, et un seul lieu, Thornfield Hall, lieu d’élection de cette orpheline qui n’a jamais eu de demeure fixe. Elle ne saura véritablement trouver de refuge chez le pasteur St. John Rivers, qui lui propose un mariage certes sans passion mais fait d’égalité et de labeur partagé dans ce qui serait l’aventure d’une vie pour Jane, celle de partir aux Indes.
Jane envisage d’ailleurs bizarrement l’hypothèse d’un meurtre, le sien, par cet hypothétique mari, alors qu’il lui demande pourquoi elle persiste à ne pas l’épouser et à partir avec lui : « Autrefois, dis-je, c'était parce que vous ne m'aimiez pas ; maintenant, c'est parce que vous me détestez presque. Si je vous épousais, vous me tueriez, et vous me tuez déjà.» (Chap. XXIII)
L’obsession des flammes
Affiche d'une adaptation théâtrale de Jane Eyre, National Theater, 2017
L’idée de ce nouveau mariage meurtrier est ensuite métaphoriquement renforcée par la sœur de St-John Rivers : « Vous êtes bien trop jolie et bien trop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta ! » (chap.XXX), l’image du feu étant à partir de ce moment étrangement omniprésente dans la narration. Le soir suivant cette discussion, Jane, St-John Rivers et ses sœurs font la lecture de l’Apocalypse : « Les timides, les incrédules, etc., leur part sera dans l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort » lit St-John Rivers (chap. XXXV).
La demande en mariage, l’image hypothétique des Indes ardentes (où Jane s’imagine immanquablement mourir) et la lecture de l’Apocalypse tissent alors un faisceau d’éléments déclencheurs d’une sorte d’hallucination chez Jane : « Jamais je n'avais été si excitée », « des nuages flottaient encore devant mes yeux, et je luttais pour les écarter » (Chap.XXXV).
Son trouble culmine avec une scène nocturne dans laquelle elle ne sait plus où elle se trouve :
Mon cœur battait rapidement ; j'entendais ses pulsations. Tout à coup, ses battements furent arrêtés par une sensation inexprimable, qui bientôt se communiqua à ma tête et à mes membres. Cette sensation ne ressemblait pas à un choc électrique ; mais elle était aussi aiguë, aussi étrange, aussi émouvante. On eût dit que, jusque-là̀, ma plus grande activité́ n'avait été́ qu'une torpeur d'où l'on me commandait de sortir. Mes sens s'éveillaient haletants ; mes yeux et mes oreilles attendaient ; ma chair frémissait sur mes os. (Chap. XXXV)
C’est alors qu’elle entend la voix de Rochester l’appeler, l’hallucination devenant alors auditive. Le lendemain, elle décide de revenir à Thornfield Hall : or, à son arrivée, la chronologie devient plus incertaine : elle traverse les bois et les champs, s’imagine dans les Pyrénées… Plusieurs pages font part de son sentiment de contemplation : « je suis dans le délire », dit-elle. La durée de la marche, depuis le point d’arrivée de la diligence à la découverte de Thornfield Hall, est indéterminé. De plus, une étrange anecdote vient interrompre cette rêverie, venant en principe inaugurer la vision du château en ruines par Jane. Il s’agit du récit d’un amant découvrant le cadavre de sa bien-aimée, Jane décrivant cela comme une « comparaison » afin d’évoquer le sentiment de découverte, en direct, de la bâtisse ruinée par les flammes.
Le moins que l’on puisse dire est que cette comparaison apparaît suspecte, au vu de la narration ambiguë des événements, du point de vue temporel et du point de vue de la tonalité avec laquelle Jane a raconté ces événements. Comme si le temps de la narration opérait un retour en arrière, ou quittait un moment Thornfield ou les rôles attribués à chacun… ou bien comme si Jane observait Rochester découvrant le cadavre de sa première épouser, Bertha ?
La fuite de Jane de Thornfield Hall
Un autre élément suspect tient, là aussi, à la chronologie des événements : l’incendie, selon le paysan rencontré par Jane en chemin, serait arrivé survenu à l’époque des moissons : or, les hallucinations de Jane entendant la voix de Rochester sont survenues la veille. Pourquoi ce décalage ? L’incendie serait survenu deux mois après la fuite de Jane : mais comment peut-on en être certain, alors même que le paysan n’est pas certain de la succession des événements ?
Examinons ce qui va dans le sens d’un incendie commis par Jane juste avant sa fuite. Tout d’abord, cet incendie aurait pris place juste après celui que Jane avait réussi à éteindre, lequel avait pris dans la chambre de Rochester (chap.XV). Comme si la première tentative avait échoué. Notons que dans ce cas également, Jane détecte du feu pendant un sommeil très perturbé. D’autre part, peu de gens savaient que Grace Pool, la gardienne de Bertha Mason, était alcoolique, et de ce fait facilement corruptible : Jane en faisait partie. Enfin, le récit de sa fuite de Thornfield Hall, qui survient le lendemain du mariage interrompu et de la révélation de l’existence de Bertha Mason, fait suite à une sorte de dialogue interne très mystérieux, qui montre encore une fois le déchirement du personnage :
Ne pas être la femme d’Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà̀ le comble de mes maux ; m'éveiller des plus doux songes pour ne trouver autour de moi que le vide et la tristesse, voilà̀ ce qu'il m'est encore possible de supporter : mais le quitter immédiatement et pour toujours, non, je ne le puis pas. Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me prédit que je le ferais. (Chap. XXVII)
Ce dilemme tragique s’achève sur cette auto-condamnation très énigmatique : « tu arracheras toi-même ton œil droit ; tu arracheras toi-même ta main droite ; ton cœur sera la victime, et toi le sacrificateur » (Chap.XXVII). S’ensuit un dialogue avec Rochester, lequel essaye de convaincre Jane de rester avec lui en devenant sa maîtresse. Un indice supplémentaire peut être relevé : « Je détournai mes yeux de son visage ; je les fixai sur le feu, et je m'efforçai de feindre le calme. » (Chap.XXVII)
Enfin, la nuit précédant sa fuite, Jane voit des « nuages noirs et élevés » au-dessus d’elle :
Je levai la tête pour regarder ; le plafond se changea en des nuages noirs et élevés, la petite lumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui entourent la lune. J'attendis le lever de la lune avec une singulière impatience, comme si ma destinée eût été écrite sur son disque rouge ; elle se précipita hors des nuages comme elle ne l'a jamais fait. (Chap.XVII)
Ce lexique bouillonnant d’allusions au feu participe de la forte probabilité que, dans sa folie vengeresse et désespérée, Jane ait mis le feu elle-même à Thornfield Hall. Ce n’est pas la première fois que des lecteurs suspicieux ont jeté le trouble sur la culpabilité de l’incendiaire dans Jane Eyre, mais généralement les soupçons portent sur la personnalité de Rochester. Un lecteur le soupçonne d’avoir incendié son propre château, trouvant toute l’histoire « a little too convenient[3] ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart des nombreux posts de forum sur le sujet rejettent cette hypothèse par des arguments d’ordre moral – Rochester est un homme bon, en témoigne le fait qu’il n’ait pas jeté Bertha hors de chez lui ni envoyé la petite Adèle en pension – ou de l’ordre de la conséquence : pourquoi aurait-il incendié sa propriété, perdant ses biens et étant rendu aveugle ?
Pour ce qui est du premier argument, il existe pourtant beaucoup de débats au sujet de la personnalité (et de la moralité) de Rochester : lecture scolaire dans les pays anglo-saxons, Jane Eyre suscite des réactions tranchées chez les adolescents perturbés par ce personnage obscur et manipulateur, parfois violent, et qui enferme sa femme dans le grenier : en témoigne toute une page de blog intitulée « Rochester is a creep »[4]. D’autres rumeurs ont été avancées : Adèle, fille de son ancienne maîtresse française Céline Varens, pourrait bien être sa fille, mais comme Céline le trompait (encore une étrangère aux mœurs dissolues jetant le trouble sur la descendance anglaise du protagoniste masculin !), il ne joue qu’un rôle de bienfaiteur pour elle, mais certainement pas de père. Il n’hésite pas à manipuler Jane au début de leur affaire sentimentale, avec réceptions grandioses, départs à l’étranger, rumeurs répandues, voire déguisements, se faisant passer pour une gitane diseuse de bonne aventure. Il lui fait croire qu’il prépare son mariage avec Miss Ingram, allant même jusqu’à dire à Jane de quitter Thornfield Hall, et révélant à Jane quelques minutes après qu’elle est en réalité celle qu’il aime.
Cependant, peu de soupçons ont porté sur Jane elle-même.
Or, à la lumière de certains éléments que nous avons ici soulevés – l’étrange chronologie des événements relatés par la narratrice même, son profil psychologique complexe, la manipulation dont elle a été victime par de nombreuses personnes dans son entourage, y compris par Rochester en premier lieu, ses nombreux accès d’humeur trouble, son obsession du feu – on peut raisonnablement réclamer l’ouverture d’un dossier. Mais il s’agit ici d’une enquête relevant des affaires familiales : en effet, ces indices sont à recouper avec des éléments extérieurs à Jane Eyre, provenant du contexte d’écriture dans lequel évolue Charlotte Brontë, celui de la littérature comme affaire de famille.
Jessy Neau.
Pour citer cet article :
Jessy Neau, "Le Dossier Brontë, affaires familiales et criminelles, épisode 1 : l'Affaire Bertha Mason dans Jane Eyre", Intercripol - Revue de critique policière, "Investigations solitaires", N°002, Déc 2020. URL : intercripol.org/fr/thematiques/critique-policiere/affaires-familiales-le-dossier-bronte/l-affaire-bertha-mason-dans-jane-eyre.html. Consulté le 22 Mars 2020.
Notes :
[1] Chez Hitchcock, et dans le film Jane Eyre de Robert Stevenson, en 1943 avec Orson Welles dans le rôle de Rochester.
[2] Même si l’intrigue est située aux États-Unis : mais l’opposition repose ici sur la dualité anglaise/ « indigène ». De nombreuses allusions à une identité « autochtone » ou amérindienne de Rebecca ont cours pendant le film.
[3] https://www.goodreads.com/topic/show/1226172-did-mr-rochester-murder-bertha
[4] « Dude keeps his first wife locked up. He never lets her out, if he can help it. “Bitch is crazy!” he cries, but that is no excuse”» https://themillions.com/2010/08/mr-rochester-is-a-creep-a-list.html