Mythologie, roman policier et critique policière : pour un héroïsme interprétatif (et néanmoins circonspect)
Une fois n’est pas coutume (du moins ferons-nous tout pour), le présent numéro de la revue Intercripol s’étend sur deux ans. Retardé par le fléau qui s’est abattu en 2020, dont les conséquences diverses et variées ont désorganisé même nos enquêteurs les plus endurcis et nos enquêtrices les plus tenaces, il n’en regroupe pas moins des contributions qui font honneur à la quête de vérité et de justice qui est la nôtre.
Si, face au chaos ambiant, nous avons pris notre temps pour offrir à vos cellules grises ébahies des révélations toujours plus ébouriffantes, c’est que, durant tout ce temps, nos équipes avaient sous les yeux un exemple à la fois illustre et calamiteux : celui d’Œdipe – qui, pressé par le désarroi du peuple de Thèbes et un peu trop respectueux par anticipation de la règle tragique des trois unités, s’est fourvoyé dans une investigation bâclée, se dépêchant, au mépris de toute rigueur méthodologique, de s’auto-accuser du meurtre de Laïos afin de boucler le dossier avant que le soleil se couche. C’est en effet le souverain de Thèbes qui, dans la dynamique initiée par notre président avec Œdipe n’est pas coupable, est au cœur de notre grand dossier collectif, dont nous vous livrons ici les premiers rapports, en attendant la saison 2 constituée par les actes du colloque international Critique policière et mythologie, organisé du 3 au 5 mars 2022 par Zoé Angelis et Pierre Bayard, qui s’est tenu à l’Université d’Athènes et sur les lieux même du crime supposé, à Schiste Odos, carrefour fatal où Laïos et bien d’autres trouvèrent la mort ; lieu hautement symbolique et crucial pour l'enquête que, grâce à la magie de la vidéo, vous pourrez bientôt arpenter à distance en compagnie de notre président et de Jean-Philippe Toussaint.
Vous découvrirez dans ce dossier que les suspects plus plausibles que le héros ne manquent pas dans cette affaire, de Créon aux dieux eux-mêmes ou à leurs émissaires directs (devins et autres Pythies), en passant par le chœur, et que suivre toutes les pistes que les invraisemblances de l’enquête initiale pouvaient ouvrir nous ramène, invariablement et fatalement, à notre présent, à nos racines profondes et à notre propre culpabilité.
Enquêter sur Œdipe constituait en effet triplement, pour les agents d’Intercripol, un retour aux origines. Non seulement parce que la mythologie grecque représente, d’une façon générale, le berceau de la civilisation occidentale, mais aussi, plus spécifiquement, parce que l’énigme de la culpabilité du vainqueur du Sphinx, déjà remise en doute par Voltaire et posée par Shoshana Felman [1], est justement celle qui a poussé Pierre Bayard à concevoir la nécessité d’une critique littéraire conçue sur le modèle de l’enquête policière, qui se donnerait pour mission de rouvrir les cold cases de la fiction ; une critique qui ne se contenterait pas d’exposer les erreurs judiciaires qui ont été commises par des détectives prétendument infaillibles, mais qui se chargerait d’en débusquer les assassins impunis ou les meurtrières insoupçonnées ; mais aussi parce que, si l’on en croit certains critiques, le genre policier lui-même prend sa source dans la mythologie, l’enquête de son protagoniste réactivant et adaptant à l’imaginaire contemporain les schèmes héroïques de l’Antiquité.
Si, du point de vue de la légitimité culturelle (culture patrimoniale contre littérature de genre) comme de l’approche (univers pénétré de magie contre démarche scrupuleusement rationnelle), rien ne permet à première vue d’associer le mythe et le roman policier, Francis Lacassin[2] n’a pas hésité à affirmer une continuité directe entre les deux :
On ne peut reculer les origines du roman policier et lui procurer une généalogie sans le prendre pour ce qu’il est : une continuation de l’épopée antique adaptée aux structures mentales du monde moderne.
Pour lui, le roman policier va générer sa propre mythologie en reprenant et transposant la matière des mythes antiques, qu’avait déjà christianisée et actualisée le merveilleux de l’épopée médiévale ; mais la manière dont nous le recevons n’est guère différente de celle des Grec.que.s de l’Antiquité :
Si l’on admet cette filiation, le roman policier, phénomène urbain et quotidien, peut apparaître comme une forme singulièrement appauvrie de l’épopée. Le résidu d’une geste dépouillée de toutes ses couleurs fantastiques : cortèges, combats, vaisseaux, châteaux, monstres et prodiges.
Mais ces couleurs n’étaient pas reçues comme telles par les témoins de l’épopée antique. C’est le monde moderne qui, au nom de la pensée logique, a créé entre le naturel et le surnaturel une distinction que les sociétés archaïques ignoraient. Un lecteur – ou plutôt un auditeur – des exploits d’Ulysse pouvait s’attendre à subir lui-même la mauvaise humeur d’un cyclope ou les charmes vénéneux d’une sirène.
(…)
L’épopée n’a fait que changer de masques et de décors. L’espace reste bien le même bien que les besoins de l’industrie aient poussé les villes à le rétrécir. La nature a été domestiquée, quadrillée, jalonnée. La forêt a perdu ses ténèbres, son mystère, ses brigands, ses princesses changées en biches. Les bois sacrés des Grecs et des anciens, refuge de tous ls mystères, de tous les vices qu’excusait le fantastique, ne sont plus. D’autres jungles ont poussé. Jungles de pierre, hantées, non par des monstres anthropomorphes ou des magiciens imaginatifs, mais par des monstres humains cupides et cruels.
Si le bitume a remplacé les grottes et les palais sous-marins, si la femme fatale a remplacé la sirène et les tueurs psychopathes les monstres chimériques d’autrefois, la mission du héros demeure la même. Dans tous les cas, il est question pour lui de rétablir l’ordre – en tirer du chaos, de l’incompréhensible, une vérité à première vue impossible. On se souvient de la définition du mythe qu’a proposée l’anthropologue Claude Lévi-Strauss : une solution imaginaire à une contradiction logique insoluble. Dans le mythe comme plus tard dans le roman policier, la vérité se conquiert de haute lutte, grâce à une arme redoutable : la narration. Dans le cas du mythe, le récit mobilise explicitement « une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non contradiction des philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité » [3] ; à l’inverse, dans le roman policier, la solution proposée est censée obéir aux règles rigoureuses de la logique scientifique ; mais il n'a pas été très difficile à la critique de démystifier cette prétention à l’irréfutabilité en pointant les failles du raisonnement des détectives, et leurs « abductions créatives » [4]. Ainsi, en tant que discours de vérité, mythe comme roman à énigme ont-ils tous les deux dans leur histoire été exposés à tomber en désuétude, contestés par des discours qui se voulaient plus rationnels qu’eux. Passage à une conception scientifique du monde pour le mythe, à laquelle prétend également la critique universitaire. Car, dans le mythe comme dans le roman policier, il est question de construire, avec des moyens narratifs propres, une version de l’histoire tenue pour vérité – de tisser des liens inédits, de construire une cohérence qui ne lui préexiste pas. Le héros mythique comme le détective de roman policier sont eux-mêmes, comme Pierre Bayard, des critiques interventionnistes.
Ainsi, qui raconte donne sens aux événements et au monde, explique l’inexplicable : comment le héros tragique peut être à la fois coupable et innocent, ou comment l’assassin a pu rentrer et sortir d’une chambre hermétiquement close pour commettre son crime ; et sa version triomphe toujours – et toujours provisoirement – d’autres récits concurrents qui pourraient remplir la même fonction de révélation. C’est pourquoi la démarche de l’enquêteur n’est pas apparemment réductible à celle des devins :
Ses ancêtres lointains ne sont ni le Sphinx ni des oracles nommés la Pythie ou Zadig, mais Ulysse et Lancelot ; malgré une quête de vérité commune à ces deux figures. Si l’oracle se borne à révéler, souvent par anticipation, une vérité intangible et fatale, le détective, comme le héros, crée, ordonne, organise ce qui grâce à lui deviendra la vérité. Il ne se borne pas à révéler, il agit et intercède. Le héros, archétype futur du détective, est un intercesseur entre l’homme et l’impossible (ce qu’il ne comprend pas, ce dont il a peur, ce qui l’obsède, ce qui le choque) comme le prêtre l’était entre l’homme et le sacré dans l’au-delà. Le détective continue à intercéder entre l’homme et ce qui l’entoure ; à rétablir entre l’homme et le monde l’équilibre psychologique que le mystère, l’injustice ou le mal avaient rompu.
À moins, bien sûr, de supposer – et, à l’ère du soupçon, tout est devenu possible – que les devins eux-mêmes inventent leurs prophéties et leurs sentences. Dans ce cas, nous nous trouvons face à une multiplicité de versions concurrentes, plus ou moins convaincantes, plus ou moins bien ficelées, plus ou moins élégantes, qui toutes aspirent à refermer définitivement la boîte de pandore de l’incertitude et à offrir la tranquillité au lecteur ou à la lectrice, mais dont aucune ne peut y parvenir totalement.
La critique policière prolonge le mouvement épique et héroïque à un rôle ordinairement conçu comme plus passif, et purement analytique. Le critique littéraire, et a fortiori l’universitaire historien.ne de la littérature, se place généralement dans la situation du confident du héros ; tel Watson ou le colocataire du chevalier Dupin, il enregistre pour la postérité le génie de l’auteur, ou, au mieux, l’éclaire de sa documentation ; mais il se garde bien d’enquêter lui-même sur les faits, de remettre en question la version imposée par le récit :
En demandant au narrateur s’il a « remarqué quelque chose de particulier » sur les lieux du crime, le détective feint d’oublier que le rôle du confident n’est pas de voir mais d’écouter. (…) une paire d’oreilles sans visage. Et sans yeux. C’est pourquoi il ne remarque jamais rien, sauf l’évidence la plus flagrante. Si par hasard il hasarde une conjecture (…) elle est fausse. Par l’ouïe donc, le narrateur (…) assiste aux enquêtes. Son intervention la plus active consiste à acheter des journaux, recopier les interrogatoires des témoins, vérifier les alibis d’un autre. Le reste du temps, il sert d’oreille à la Postérité.
Ainsi la critique policière est-elle le chaînon manquant qui permet de traverser les âges et les classifications génériques, de traiter le roman policier comme un mythe et le mythe comme un roman policier.
Pour le roman policier, elle met en évidence que même la littérature dite de genre peut, comme le mythe, se prêter à des relectures multiples, voire contradictoires : puisqu’il a été possible d’invalider la solution proposée par le héros, jusqu’alors tenue pour vérité indépassable et absolue, il sera toujours possible de contre-contre-enquêter sur la contre-enquête, et ainsi de suite. La perspective de contre-enquête infinie qu’ouvre la critique policière permet d’aborder le roman policier autrement que comme une œuvre « fermée », comme un genre mineur car trop univoque – non scriptible, dirait Roland Barthes – incapable de permettre une diversité d’interprétations par le caractère trop dirigiste de son intrigue, qui rendrait difficile l’idée même d’une relecture. Suggérant que la solution demeure encore et toujours à découvrir, la critique policière redonne au roman à énigme la plasticité du mythe, en prouvant que l’enquête qui organise le récit n’est qu’un parcours interprétatif parmi tous les possibles que la symbolique de l’œuvre permet. Un récit parmi d’autres permettant de donner du sens et de la cohérence à l’imaginaire fictionnel et à notre désordre intérieur. Un récit parmi d’autres qui appelle chaque lecteur ou lectrice à explorer les failles narratives pour essayer de construire sa propre vérité. Et tant pis pour elle ou pour lui si l’horrible vérité se fait jour, et si, comme Œdipe, on en viendra fatalement à la conclusion qu’on est soi-même le monstre criminel qu’on recherche.
Pour le mythe, la critique policière permet une réappropriation profonde des données de l’intrigue, offre la possibilité de s’y projeter soi-même comme si l’on était l’un de ses personnages – et donc, constitue l’un des moyens de l’aborder de l’intérieur, de façon vivante, et non seulement comme des documents révolus du passé. De vivre au cœur du mythe, comme le font les écrivains contemporains qui, par un travail de réécriture ou de mise en scène, étendent les limites de ces motifs communs à notre époque actuelle et à leur imaginaire personnel.
L’une des caractéristiques fondamentales du mythe est en effet sa malléabilité, sa capacité, à partir de quelques invariants, à se transformer et à évoluer, à être réinterprété en fonction des préoccupations présentes. Ambigu comme les paroles de la Pythie, il semble à même de dire le vrai sur des problématiques inédites et inconnues à l’époque où il fut écrit – ainsi celui d’Œdipe fournira-t-il son paradigme principal à la psychanalyse freudienne. Le mythe est toujours vrai car il est miroir de chaque époque, et de la psyché de chaque individu. Il est toujours vrai car il dissémine des éléments ambigus et ambivalents que chacun pourra ordonner en un récit propre à répondre à ses interrogations – l’enquête lacanienne que propose Patrick Mathieu du mythe de Diane et Actéon en s’appuyant sur l’histoire de l’art le confirme. Or, par le geste de rouvrir les enquêtes censées avoir été résolues, Pierre Bayard, et, après lui, les chercheurs et chercheuses réuni.es au sein du collectif Intercripol démontrent comment chaque mythe, même sans en modifier la lettre, peut se transformer au gré de ses rencontres avec le paradigme intérieur de chaque chercheur ou chercheuse ; comment, loin de proposer un univers univoque et unifié, des réponses différentes surgissement lorsqu’on l’interroge avec des outils méthodologiques différents. Et, de là, invite chaque lectrice et lecteur à partir à la recherche de sa vérité à travers le récit mythique. En ce sens, qu’il ait ou non commis les crimes qu’il s’impute chez Sophocle, l’histoire d’Œdipe est vraie : En menant l’enquête dans le mythe, on part toujours à la recherche de soi-même, d’une part obscure de notre être qui resterait inaccessible sans cette confrontation avec ces récits immémoriaux. Et l’on finit toujours par trouver sa propre vérité.
Ainsi, le présent dossier le prouve avec éclat, Œdipe n’est pas coupable, ou plutôt il est coupable comme tout enquêteur et enquêtrice de fiction – qui, comme dans la pièce de Sophocle, comme dans l’énigme de la Sphinge, ne pourra découvrir qu’une chose : au miroir de sa lecture, il ou elle est à la fois l’énigme et la solution. Jamais nommé dans l’œuvre, et pourtant toujours présent. Insoupçonnable parce que ne figurant pas dans la liste des personnages, et pourtant, insufflant ses désirs et ses passions à l’intrigue, commanditaire de tous les actes qui se jouent. Œdipe est coupable parce qu’étant lui-même l’interprète de son histoire, il ne peut que s’y trouver lui-même, de la même manière que les grands détectives de romans policiers passent leur temps à courir après leurs sombres jumeaux, authentiques avatars d’eux-mêmes (voyez Sherlock Holmes et Moriarty), quand ils ne finissent pas par passer eux-mêmes à l’acte ; et, si nous voulons véritablement innocenter ces enquêteurs coupables de ne pouvoir chercher qu’eux-mêmes dans leurs enquêtes, nous devons prendre leur place et accepter, nous-mêmes, d’endosser leur faute. Au risque de la folie qui envahit le narrateur de Pierre Bayard à la fin de son livre. Autrement dit : même si nous allons déployer toute notre ingéniosité à désigner un ou des coupables parmi les personnages, nous saurons bien, dans le fond, qu’ils ne sont que les prête-noms de nos pulsions criminelles. Mais nous savons toutes et tous, à Intercripol, que l’audace interprétative suppose d’en affronter les dangers.
Cet héroïsme critique, nos enquêteurs et enquêtrices l’ont également déployé dans leurs enquêtes solitaires, proposant des voies inédites dans des fictions pourtant déjà très balisées : Malgré la fermeture décrétée par Hercule Poirot, Nicolas Bareït a osé sortir du wagon clos de l’Orient-Express pour avancer sur la piste de l’assassinat de Ratchett ; Bertrand Bourgeois a osé explorer la piste de la responsabilité d’un timide adolescent qui semble un paragon d’innocence, afin de proposer une nouvelle contre-enquête à l’affaire Emma Bovary ; Marie Gallimardet a osé se laisser engloutir dans le vertige du tourbillon narratif de Djinn, d’Alain Robbe-Grillet ; Manon Amandio a osé clamer que la clé de l’énigme de Manderley, dans Rebecca de Daphné du Maurier, ne peut se résoudre que si l’on sait écouter le témoignage du plus fidèle compagnon de l’homme, le chien ; et Fabien Jacquard a osé assumer et démontrer le caractère douteux de toute conclusion dans son enquête sur Soudain l’été dernier, scénarisé par Tennessee Williams.
Caroline Julliot.
Pour citer ce texte et ce numéro :
Caroline Julliot, "Mythologie, roman policier et critique policière : pour un héroïsme interprétatif (et néanmoins circonspect)", avant-propos à Intercripol-revue de critique policière, N°003, Déc. 2022. URL : . Consulté le 21 Mars 2023.
Images :
Gustave Moreau, Œdipe et le sphinx, étude préparatoire au tableau de 1864, craie et fusain sur carton, Paris, Musée Gustave Moreau.
Photogramme du film Edipo Re, de Pasolini (1967)
Notes :
[1] « De Sophocle à Japrisot (via Freud), ou pourquoi le policier ? », in U. Eiseinzweig (dir.), « Le Roman policier », Littérature, n° 49, 1983.
[2] F. Lacassin, Mythologies du roman policier, nouvelle édition augmentée, Paris, Christian Bourgois, 1993. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3368360r/f16.item. Sauf mention spécifique, les citations suivantes sont tirées de l’introduction et du chapitre I.
[3] J-P. Vernant, « Raison et mythe », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974.
[4] Sur cette notion, voir U. Eco, Les Limites de l’interprétation.