Et si Pierre Bayard était un assassin ? Brève critique policière de "Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?" (Minuit, 2015)
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Dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Pierre Bayard se donne le beau rôle, en se mettant à la place de Maurice Lindey, héros du roman Le Chevalier de Maison-Rouge, signé par Alexandre Dumas (1846). Se projetant ainsi sous la Terreur, en tant que lieutenant de la garde républicaine, il cherche à accomplir ce que n'avait pas su faire le protagoniste initial : éviter la guillotine à l'héroïne, conjurée royaliste - sans pour autant renier ses convictions révolutionnaires.
Bref, une belle histoire.
Celle d'un esprit héroïque et hautement chevaleresque, qui, comme à son habitude, s'en va sur son blanc destrier rétablir la justice dans la fiction.
Je m'interroge néanmoins sur ce que dissimulent ces nobles intentions.
Pierre Bayard avoue d'emblée que, s'il se préoccupe tant du sort de l'héroïne, c'est qu'il est tombé amoureux d'elle dans son enfance (enfin, plus précisément, de Geneviève Dixmer telle qu'elle est incarnée, en 1963, dans la série de Claude Barma, par Anne Dohat). Or, il n'y a pas que l'échafaud qui se dresse entre lui et l'objet de ses feux. Il y a aussi Maurice Lindey, l'amant en titre de la belle Geneviève. Et son texte l'escamote un peu trop vite pour qu'un(e) enquêteur(trice) rompu(e) à la méthode de la critique policière ne s'interroge pas - d'autant plus que, récemment, et très certainement rongé par la culpabilité, notre président a enjoint nos équipes de mener l'enquête sur ces personnages disparus que les auteurs semblent, délibérément, ignorer.
En effet, notre président sans peur et sans reproche fait comme si son arrivée dans le roman avait pour conséquence immédiate et automatique la disparition du héros dont il prend la place, et propose un roman alternatif dont il serait le héros.
Le fonctionnement de la métalepse, dans les exemples qu’il en donne dans son livre, semble pourtant relever de l’ajout, et jamais de la substitution : c’est ainsi que Woody Allen, allant compter fleurette à Emma Bovary, demande expressément à être catapulté dans le roman de Flaubert à une page précédent la rencontre de l’héroïne avec Rodolphe – se doutant qu’il ne pourrait soutenir la rivalité avec le noble bellâtre, et qu’il aurait bien du mal à séduire l’héroïne s’il arrivait après le bal. Mais, dans son livre, Pierre Bayard ne se contente pas d'une apparition-éclair, sans réelle incidence sur le cours de l'intrigue : il occupe le terrain tout au long de la narration. Il aurait donc dû, à un moment ou à un autre, se trouver face à Lindey.
Je suis donc encline à soupçonner que Maurice Lindey, vis-à-vis de qui Bayard se dédouane à peu de frais en lui dédiant son livre (comme on a souvent coutume de le faire pour rendre hommage à un défunt...), est bien demeuré dans l’espace fictionnel ; que notre très prévoyant président a intrigué pour que Lindey soit expédié ailleurs au moment où il devait rencontrer la belle Geneviève – et qu’il s’est arrangé, surtout, pour que Lindey ne puisse pas revenir...
Notre président répondrait à cela que sa version se situe dans un monde parallèle à celui décrit par Dumas – selon l’hypothèse quantique défendue dans Il existe plusieurs mondes (2014). On pourrait aussi voir dans ce livre précédent la mise en place d’un alibi par anticipation, conçu pour détourner les esprits de l’assassinat qu’il s’apprêtait à commettre sur un personnage encombrant, qui l’empêchait de vivre pleinement une passion débridée avec Geneviève Dixmer.
Les lecteurs jugeront.
C’est, à mon sens, une enquête qu’Intercripol devra mener un jour ou l’autre, au risque d’inculper notre président d’honneur adoré. On ne cesse de vous le répéter : personne n’est au-dessus de tout soupçon, et les meilleurs détectives sont ceux qui sont capables de raisonner comme les plus machiavéliques criminels. Ce qui explique que ce soient souvent les mêmes.