D. comme Dupin ?

Antoine Bello, auteur de la trilogie des Falsificateurs, propose à nos agents de rouvrir le dossier concernant l'identité du criminel de "La Lettre Volée" de Poe, initié dès 1985 par Jean-Claude Milner dans ses Détections fictives :

 

Je soupçonne l’enquêteur Dupin et le Ministre D. d’être frères. Outre qu’ils partagent la même initiale (pourquoi Poe recourrait-il à une initiale, lui qui donne à ses personnages des noms colorés et souvent signifiants ? Et pourquoi avoir choisi entre toutes les initiales possibles la seule portant à équivoque ?), Dupin témoigne d’une connaissance assez intime d’un personnage public dont aucun élément rapporté dans le texte ne semble justifier une telle proximité.

Les indices, multiples, portent essentiellement sur les ressemblances, discrètes ou appuyées, entre Dupin et D. Tous deux sont mathématiciens et poètes (« Je le connais fort bien : il est poète et mathématicien », dit Dupin, ajoutant « je me suis moi-même rendu coupable de certaine rapsodie »).

Plus troublant, Dupin raconte comment il lit dans les pensées de son adversaire :

« Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement ses pensées je compose mon visage d'après le sien, aussi exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quels pensers ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s'appareiller et correspondre avec ma physionomie. » Qui pourrait le plus affecter les traits du Ministre que son propre frère ?

La chute de la nouvelle révèle un dernier indice. Dupin révèle avoir remplacé la lettre fatidique par un message de sa main (en précisant au passage que le Ministre connaît son écriture), contenant un vers de l’Atrée de Crébillon : « Un dessein si funeste, s’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste ». Ni Dupin ni le Ministre, tous deux poètes, ne peuvent ignorer que les personnages mythologiques Atrée et Thyeste sont frères – et ennemis.

Mon hypothèse, que certains je crois ont soutenue avant moi, est que Dupin et le Ministre, frères de naissance, sont ennemis jurés depuis que le Ministre a joué un tour pendable à Dupin (« Une fois, à Vienne, D... m'a joué un vilain tour, et je lui dis d'un ton tout à fait gai que je m'en souviendrais »). Peut-être une femme était-elle en jeu (comme dans le drame de Crébillon), peut-être le Ministre s’est-il approprié la création, mathématique ou littéraire, de son frère.

Ce duo de frères extraordinaires en annonce deux autres bien connus des amateurs de romans policiers : Sherlock et Mycroft Holmes d’une part, Hercule et Achille Poirot d’autre part.

Les frères ennemis Sherlock et Mycroft ; le détective misanthrope et le politicien habile ;

Poe pris en flagrant délit de plagiat par anticipation de Conan Doyle ?   

 

Je ne dispose pas de preuve formelle à l’appui de ma théorie, plutôt d’une convergence d’indices laissés à dessein par Poe (car il ne s’agit certainement pas de dire que Dupin et D. sont frères à l’insu de Poe). Je note toutefois que la méthode de Dupin repose sur sa capacité à penser comme son adversaire. La résolution rapide et brillante à laquelle il parvient atteste selon moi de sa proximité intellectuelle et peut-être familiale avec le Ministre.

La Lettre Volée est pour moi le texte fondateur de la littérature policière. Qu’il ait des ramifications psychologiques, voire psychanalytiques ne fait qu’ajouter à sa splendeur.

 

D'autres pistes peuvent également être suivies pour élucider définitivement ce lien trouble, qui renvoie à la prédilection de Poe pour la figure du double - en particulier, celle, historique, des modèles réels dont Poe a pu s'inspirer : la fratrie Dupin (Charles, Simon et Philippe), tous trois acteurs politiques de premier rang sous la monarchie de Juillet.   

Et, tant qu'on y est, il ne serait pas non plus inutile de tirer au clair l'existence du jumeau de Poirot (qui demeure, à ce jour, fort douteuse). 

 

 

 

 

 

Par Antoine Bello

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